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PARTIE 3  : TROUVER L’ESTIME DE SOI 

I)  FAIRE SON AUTOPORTAIT PLURICULTUREL 

2)  Être dans son projet 

L'autoportrait pluriculturel peut s'organiser selon un avant et un après. Un élève va affirmer que son arrivée à La Réunion a tout changé.

ILLUSTRATION 18 : AUTOPORTRAIT ANGE-DEMON

A Mayotte, il était le diable : faisant ce qu'il voulait, il s'était identifié au mauvais garçon. C'est ainsi qu'il s'était représentait sous la forme d'un diablotin à visages multiples. A la Réunion, il subit une transformation : le voici ange ! Cinq anges souriants apparaissent. Comment s’est-elle opérée ? Il a compris beaucoup de choses, règles et lois, obligation de respect et de travail et son comportement a changé. Il confirme ainsi qu'il a bénéficié de cette mutation : ça ne se voit peut être pas toujours, mais c'est très profond, et c'est à l'intérieur de moi, plaide-t-il. Il le prouve par sa volonté de garder son autoportrait qui sera affiché probablement dans sa chambre ou exposé aux yeux de sa famille. La migration amène une transformation qu’il faut voir avec un esprit positif. Pourtant, ce sont des pans entiers de la culture mahoraise qui se trouvent privés d'expression. On peut ainsi supposer que l’adolescent associe diable et djins, postulant la rationalité de l’islam ou de toute autre instance qui l’invite à se dégager du monde magico-religieux. L’arrière monde de Mayotte est représenté par un

84 « arbre de cérémonies 64», où les djins sont convoqués pour être contrôlés ; ils sont invités à se conformer aux règles de l’islam, représenté ici par le croissant au pied de l’arbre où l’on fait aussi brûler de l’encens. Cette rationalité nouvelle ne vient pas puiser ses ressources seulement dans le modernisme religieux. Elle procède aussi des nouveaux modes de vie. Ainsi, la vie de l'adolescent masculin n’est plus structurée par son installation dans le banga, où il pouvait vivre en toute indépendance sa vie de garçon ; elle devient contrainte à la Réunion par des espaces urbains réglementés : plus question de disposer d'un terrain proche du domicile de la mère où il pourrait construire son habitation en tôle, bois, ou en bambou. L'appartement familial, avec ses chambres collectives ne donnent plus aucune des libertés que la tradition du banga proposait. Cet adolescent mahorais a semble-t-il bien vécu le passage de l'un à l'autre, profitant d'avantages dont il ne parle pas, tant son autoportrait reste subordonné à une approche morale.

« Or les élèves mahorais ne sont pas confrontés successivement à des systèmes scolaires s’appuyant sur des cultures éducatives différentes, mais à des cultures éducatives différentes entre l’école de la République française (si tant est qu’elle soit complètement unifiée), la famille et l’environnement, dans lequel on peut inclure l’éducation coranique. » (Leconte, 2011 :300)

La recherche demanderait ici qu’on poursuive l’enquête pour comprendre ce qui a permis à cet adolescent de franchir les obstacles à l’intégration et vivre cette acculturation avec bonheur. On a d’ailleurs déjà observé chez d’autres élèves que les choses pouvaient bien se passer.

D'autres autoportraits montrent la dualité entre deux vies possibles, supportées par deux cultures, divergentes. Un élève créole se projette dans environnement végétal luxuriant en France hexagonale, et plus précisément en « banlieu93 ». Cette projection est désignée clairement comme l'idée ou le rêve auquel adhère le garçon qu'il est aujourd’hui et qu'il désigne par le nom de « kaniar ». Le terme désigne l’individu qui se laisse aller dans ses dérives adolescentes, alcool et zamal. Trois feuilles de cette drogue sont représentées dans les deux portraits ; mais dans le portrait du kaniar, elles apparaissent sur un fond mural, symbole d'un enfermement. L’adolescent se montre conscient de sa dépendance signifié par l’apparition du mur en filigrane sur son visage. On peut s'interroger sur cet après rêvé en banlieue : l'inversion des caractéristiques de l'environnement est un choix qui montre peut- être qu'il n'est pas dupe. Il illustre alors d'un seul coup l'illusion liée à la migration.

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L’arbre de cérémonies est souvent un baobab ; un croissant de lune est posé à sa base, autour duquel on fait brûler de l’encens ; les fidèles se placent en cercle et écoutent ou récitent des versets du Coran.

85 ILLUSTRATION 19 : AUTOPORTRAIT DU KANIAR LIBERE

La notion de migration avec les connotations du milieu dans lequel se trouve le sujet impliqué affleure donc sous l’effet des échanges entre élèves. Il n’y a pas qu’une seule migration celles de Mahorais venant à Saint-Denis de La Réunion : il y a aussi toutes les migrations imaginaires et imaginées des familles Créoles. Un autoportrait de jeune fille créole évoque celle-ci. De nouveau, la représentation de kaniar en environnement urbain se signale par les traits matérialisés de la chaussée, le mur de briques et le nom de la capitale de la Réunion : « St-Denis ». Le visage de la jeune fille, cheveux courts, lèvres rouges, cou fort, yeux dont l'orbite est doublé pour illustrer l'effet du zamal, cigarette à la bouche est reproduit quasi à l'identique pour représenter la facette divergente. Le second visage, moins détendu apparaît dans un environnement marin, poissons et dessins symbolisant la brique de corail. La jeune fille semble nous indiquer que si elle est à l'abri de la migration, elle n'en est pas moins soumise au travail psychologique difficile de la prise de conscience de sa réalité qui est aussi celle de beaucoup de jeunes Réunionnais. En même temps, son côté garçon clairement représenté l'expose à une autre forme de différence dont elle accepte délibérément la difficulté face à ses camarades.

ILLUSTRATION 20 : AUTOPORTRAIT DE LA JEUNE FILLE FUMANT

Le vécu de la migration postulant un avant et un après et véhiculé par les élèves originaires des Comores est donc entré dans le brassage du monde auquel se livrent tous les adolescents. Entre démystification et pulsion suicidaire, choix réaliste et choix moraux, chacun se perçoit avec lucidité. Un autoportrait biface nous dévoile dans une grande

86 simplicité le passage entre l'avant et après qui se lit comme l'écriture arabe de droite à gauche. Le jeune garçon qui découvre la vie laisse la place au jeune homme à la barbe naissante, au regard perçant, déjà un peu vieilli par les événements de la vie. La gravité de son visage un peu ridé nous donne une idée de l'enjeu à mesurer. Une page se tourne entre Mayotte et La Réunion. La porte de l'expérience professionnelle s'est ouverte au cours des 4 années de SEGPA, et la confrontation avec la nouvelle société et ses valeurs n'a laissé aucune place au jeune garçon, grave, il est vrai, mais tout d'une pièce dans son monde de culture matrilinéaire, plus proche de l'Afrique, plus éloigné de la modernité franco-créole de La Réunion. La transformation est programmée, acceptée d’avance. Un homme nouveau verra le jour, qui saura s’adapter à la société d’accueil, mais à quel prix ? semblent interroger ces deux visages scrutateurs.

ILLUSTRATION 21 : AUTOPORTRAIT DE LA TRANSFORMATION

Nous vérifions ici que la posture herméneutique (de Robillard, 2011) nous permet de dévoiler un « à partir de » et un « en vue de » symboliques. Nous voyons ces adolescents entrer dans un rôle d’artiste, occuper cette place discursive qui leur permet d’être dans leurs racines et dans leurs projets, et nous constatons que leurs figurations plastiques manifestent la mise en marche d’un processus d’élaborations des significations construites pour donner sens au monde et à l’autre. Et ces constructions se sont faites à partir d’une multitude de récits parfois échangés, parfois restés silencieux, intériorisés ou refoulés. Ce choix de l’objectivation par le langage ou de la mise en scène de soi relève de l’évaluation intime que le sujet se fait de la situation. Il relève de la stratégie du plurilingue.