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PARTIE 2  : S’ANCRER DANS LES SITUATIONS DE COMMUNICATION 

II) PARLER DE SOI, DE SA CULTURE : LE PROJET DE BIOGRAPHIE LANGAGIÈRE 

3)  Chercher la voie directe pour l’intégration 

Le cas de Daroueche est encore différent ; ce garçon né à Mayotte vit avec son père qui le maltraite ; sa mère est restée à Mayotte ; son didapages est le reflet de l’éloignement d’avec

65 sa culture d’origine. Là aussi, seul le titre indique cette origine et son bilinguisme. Tout son didapages est en français et les préoccupations qu’il y dévoile sont nettement ceux d’un adolescent en train de quitter les rivages de l’enfance. L’explication qu’il donne à son projet, rédaction qui n’apparaît pas dans le livret, signale son désir d’interaction avec ses camarades créoles, indique le déploiement réussi de ses compétences langagières en créole, français et anglais, et relègue le shimaore en dernière position. La description est concise : « mi sa coze a sote creol mi gaine kozer creol, français anglais, shimaore ». En page 1, il se situe

parfaitement : « je mappelle Daroueche47 je suis aux collège les deux canons jai 13 édemis je

suis née le 05 aout 1999 » ; une photo de son idole Booba est placée au milieu de la page sous laquelle il a écrit la légende suivante : « il ça pelle booba c est le roi rape de la France ». Sous ce texte, en lettres gothique, Daroueche a placé ces cinq lettres « unkut », marque de vêtement pour adolescent. En page 2, il écrit : « salut je m’appelle Daroueche j’ai 13 ans et demi je suis en 6m et bientôt je vais passer en 5 m. » Il se présente donc une deuxième fois, mentionnant son passage inéluctable en 5ème et complétant cette présentation par une photo dûment commentée : « le garçon, vous voyez, c’est moi je suis un ange et mignon ! c’est les fille qui me le disent et je suis bien dans ma classe. » Cette fois, le texte supporte un quasi sans faute, marquant ainsi l’importance du propos tenu. En page 3 apparaît le contexte d’origine « je choisi cet animal parce qu’il vient de Mayotte et Madacascar ça sappelle Lemurien ». Un autre animal s’invite en page 4, présenté de manière à mettre en valeur le côté rassurant de l’adolescent « ça sappelle une aragner elle ne pique pas cest pas besoin avoir peur ». Page 5, Daroueche expose ses goûts « je choisi cet image parce que j aime bien le episode », écrit-il sous une image de dessin animé exploitant la veine du héros doué des pouvoirs magiques qui lui donnent la victoire. Puis en page 6 et 7, on retourne au contexte animalier sans que l’île d’origine soit mentionnée, confirmant le départ amorcé dès le début du livret : « il sappelle cameleon il est partou sur le monde ». « cest une tortu de mere elle fait beaucout voiyag ». Ainsi l’animal emblématique de Mayotte, la tortue qui vient pondre ses œufs sur des plages du sud bien repérées n’est pas resituée dans le contexte d’origine, mais définie par sa capacité de voyager, tandis que le caméléon est caractérisé par sa présence « partou sur le monde ».

ILLUSTRATION8 : CAMELEON DE MAYOTTE

Le lien semble rompu avec la mère, l’origine, la langue de l’enfance et le didapages symbolise cette rupture. Confirmant cette nouvelle perception de la vie, Daroueche me dira, en même temps qu’à ses camarades, dans une séance de module d’aide centré sur l’apprentissage de l’écrit arabe littéraire que « c’est fini pour moi le madrassah, je suis passé à autre chose ». Je peux comprendre que Daroueche s’émancipe de certains aspects trop

66 voyants de sa culture, tout en décontextualisant des éléments considérés comme significatifs ou emblématiques de l’île dont il vient (la tortue, le caméléon) ; Daroueche se prépare peut- être ainsi à un avenir de migrant. Nous verrons plus loin qu’il a su s’adapter à des situations complexes.

Les deux livrets écrits par des enfants créolophones présentent des caractéristiques divergentes : le premier, Pierrot indique dans son titre « je parle français », puis il commence en page 1 par afficher une tête de mort légendé comme suit : « Jaime la haine de mes force ».

Une figure de héros, sourcils froncés et armé d’une épée apparaît en page 3 avec le commentaire créole suivant : « moin lé comme ha ». Le second, Louis, déclare dans son titre « je parle plusieurs langues » ; en page 1, il se présente « mi appel [Louis], moin lé kréol, mi cose kréol et dan lékol ma aprende le français ». Puis en page 2 il fait la démonstration de cet apprentissage : « JE suis partir la plaine de plamiste pour danser à la secoupe volante48 et aussi pour manger et partir ma maison de ma mami et je dort mi la et té bien. » On peut déceler dans cette phrase les éléments grammaticaux qu’a tenté de mobiliser l’élève : emploi du pronom personnel français, des prépositions, recherche de la concordance des temps, intégration du genre. La différence de positionnement par rapport au français est intéressante, en ce qu’elle montre chez le premier une volonté de marquer l’acquis qui se traduit par un statut d’élève et de locuteur accompli pouvant alors se détourner de la question du bilinguisme et entrer dans le déni et pour le second par une dynamique d’apprentissage, dans laquelle la perception des acquisitions progressives induit un désir d’identification des erreurs. C’est ce qui fait que Pierrot perd très vite son statut puisqu’en page 3, il dit en créole son identification au héros choisi, tandis que Louis entre dans un récit personnel en français.

Parmi les quatorze élèves qui laissèrent un enregistrement de leur didapages, quatre élèves mahorais ne purent aller bien loin dans leurs recherches : deux filles s’associèrent en déclarant en page de couverture « nous parlons plusieurs langues ». Puis en page 1, elles écrivirent « Nako lagwa shimaorena na mayangou nababang », ce qui se traduit ainsi : « je parle shimaore avec mon père et ma mère ». Leur projet était d’indiquer quelle utilisation elle faisait des diverses langues pratiquées, et avec qui. L’intérêt d’un tel projet était de dresser une sorte de carte des langues de la famille et de l’école. Mais les conditions techniques et administratives ne nous permirent pas d’aboutir. Une autre élève avait écrit en couverture : « wami lagoua shimaore », mais son didapages ne laisse pour unique développement qu’une image d’avion décollant. Elle prenait de cette manière la même posture que ses amis malgachophones . Plus méfiante ou plus prudente ? Certains élèves sensibles aux actualités télévisées reçoivent celles-ci comme de véritables chocs, d’autant qu’elles ne leur sont pas expliquées. Or les informations régionales regorgent d’exemples de clandestins reconduits aux frontières. Pour un enfant, la situation de migrant est sujette aux menaces d’expulsion et des peurs irraisonnées peuvent venir, surtout à l’adolescence, modifier négativement la perception de la capacité à pratiquer une langue étrangère. L’adolescent peut décider alors de se parer de tous les signes d’une intégration réussie. Ainsi, Haïssam, dont le didapages exprime une forte appétence pour les valeurs standard de l’adolescence par l’affichage de grands joueurs de football et de voitures de sport. Ses commentaires portent sur les joueurs des grands clubs : « c’est zlatan le joueur de paris » ; « cest naymar le footbeauler le joueur des brèzil ». Ayant déclaré sur sa couverture « je sais parler deux langues », il n’aborde plus ce sujet par la suite et manifeste uniquement son adhésion aux divertissements de la société qu’il intègre.

67 ILLUSTRATION9 :LAMBORGHINI

Chez ces élèves dont on a déjà dit la fragilité psychologique et l’insécurité linguistique, il est clair que les opérations d’effacement du travail fait sont fréquentes, tandis que le besoin d’être encouragés constamment est fort. C’est pourquoi les quatorze didapages ne nous donnent que peu d’informations sur les élèves, même si au final ils ont permis d’effectuer une activité de détour qui sur la durée de 4 mois permit d’ouvrir une porte et un débat.

Or l’intérêt de cette activité repose sur le fait que les élèves puissent 1) aller de L1 à L2 et de L2 à L1

2) prendre du recul par rapport à ce mouvement, les aides dont ils ont besoin pour l’effectuer, l’apport cognitif qu’ils capitalisent

3) exprimer leur contentement de pouvoir repasser par L1

4) mettre en valeur leur capital linguistique devant leurs camarades.

Si je me situe par rapport à ces objectifs tirés des travaux de Cummins (2013), je dirai que les résultats de ces élèves sont nettement en deçà. Cette comparaison nous indique également que certains obstacles sont surmontables, comme le manque de personnel disposant d’une capacité linguistique dans la langue native. Les recherches réalisées par Cummins évoquent toutes des dispositifs conçus pour soutenir les élèves, ce qui se fait notamment grâce à l’appui d’enseignants plurilingues. Je ne disposais pas d’une telle aide. Cela signifie que, pour que l’expérience aboutisse, l’appui de l’administration soit acquis.