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Faute de traitement, le risque de conflit sous la forme évoquée plus haut n'est pas rare en SEGPA en particulier dans les classes où les élèves sentent qu'ils peuvent se prémunir d'un droit à l'expression spontanée. La classe prend alors la forme d'une scène de gestion de conflit, et si celui-ci est bien géré et n'engendre pas de peur, les élèves en bénéficient. On peut considérer que ce type de prestation d'élève est une forme de demande à des questions restées sans réponses et qui ont cristallisé. C’est une chance que la demande puisse s’exprimer et donner lieu à une réponse des pairs, dans ce cas-ci à défaut d’une réponse de l’enseignant.

Ces conflits entre élèves peuvent parfois remonter aux parents et aux enseignants. Il est par exemple une catégorie muette de l’univers réunionnais qui donna lieu à un conflit majeur à la SEGPA. J’ai abordé ce sujet page 24 : un élève traita une de ses camarades de « sorcière » et d’ « africaine » ; la jeune adolescente en fut profondément affectée et alla s’en plaindre à ses parents ; ceux-ci prirent rendez-vous avec la directrice, et les parents du garçon furent convoqués. Le jeu se calma en excuses. Il y eut récidive quelques temps après, et l’affaire prit un tour plus délicat. Il fallut faire appel aux ressources de médiation dont le collège disposait. Une formatrice « Tenue de classe »24 du collège vint instaurer plusieurs sessions de médiation dans la classe et les élèves y prirent goût. J’assistais aux médiations, et j’observais notamment que la médiatrice considérait que les mots issus des catégorisations

20 Annexe 4 21 Ibid 22 Ibid 23

Propos tenus par un enseignant de français en réunion de synthèse

31 dont j’ai parlées précédemment étaient mal utilisés, blessants, et qu’il fallait les faire disparaître. Les élèves n’en avaient pas conscience mais ils devaient comprendre qu’ils ne devaient plus nommer, appeler les autres à partir de cette division du monde. Cette attitude allait tout à fait dans le sens de ce que dit Bourdieu (1987 :160) qui observe que le mot « catégorisation » vient du grec « kathegoresthai » pour lequel il signifiait « accuser publiquement ».

«( ...) le mot ou, a fortiori, le dicton, le proverbe et toutes les formes d'expression stéréotypées ou rituelles sont des programmes de perception et les différentes stratégies (...) de la lutte symbolique de tous les jours, (...) enferment une certaine prétention à l'autorité symbolique comme pouvoir socialement reconnu d'imposer une certaine vision du monde social, c'est-à-dire des divisions du monde social. » (Bourdieu, 1982 : 100)

L’autorité de l’école se dressait à partir de ce moment contre cette division sociale jugée défavorable à une conception authentique de l’altérité. Elle se dresse contre l’autorité symbolique, ici la famille et les conceptions populaires qu’elle véhicule, elles-mêmes orchestrées par les médias, et la société. Cette dernière fourmille de croyances qui établissent la division sociale sur la couleur de la peau. Quelles sont alors les chances de l’emporter pour l’école ?

« Dans la lutte pour l'imposition de la vision légitime, où la science elle-même est inévitablement engagée, les agents détiennent un pouvoir proportionné à leur capital symbolique, c'est-à-dire à la reconnaissance qu'ils reçoivent d'un groupe : l'autorité qui fonde l'efficacité performative du discours est un percipi, un être connu et reconnu, qui permet d'imposer un percipere comme imposant officiellement, c'est-à-dire à la face de tous et au nom de tous, le consensus sur le sens du monde social qui fonde le sens commun. » (Bourdieu, 1982 : 101)

Quel est le consensus au sujet de la couleur de la peau ? S’il est d’usage d’aborder les questions en relevant, il n’est pas habituel dans la société réunionnaise de remettre en question la manière de nommer ; elle relève d’un habitus. Chaque groupe est étiqueté. Les seules contestations que j’ai entendues à ce sujet furent celles d’un éducateur spécialisé d’origine martiniquaise qui refusait qu’un autre éducateur également spécialisé, d’origine maghrébine l’appelât « mon kaf ». Bien qu’elle soit une marque de la société esclavagiste, l’expression est généralement reçue comme une marque de gentillesse, mais par qui ? Les élèves, eux, acquiescèrent à cette nouvelle vision du monde qui prônait de ne plus se voir comme kaf, zarab, chinois, ou africain, mais comme des êtres humains ; leur adhésion allait à contre-courant de toute une société, mais elle était sincère. Obtenue à cet âge de la vie, elle aurait quelque chance de perdurer. On peut se demander si à partir du franchissement de ce seuil ils étaient entrés dans un processus d’assimilation culturelle ?

La réalisation en fin d’année d’un spectacle de théâtre mettant en scène un jeune africain désireux d’apprendre à jouer du tam-tam est à mettre en relation avec les événements précédents. Elle apporta la preuve de l’évolution des mentalités dans la classe. Parler de l’Afrique, évoquer ses villages et les manières de vivre de ses habitants avait cessé d’être un tabou. Certains des élèves parmi les plus impliqués dans le moucatage de l’adolescente à la peau très sombre y participèrent. Ils l’avaient traitée d’africaine, et ils acceptaient maintenant de prendre le rôle d’un africain. Ils prenaient conscience que certains éléments de leur environnement évoquaient fortement l’Afrique, à commencer par les instruments de musique, tels que djembé, roulèr, kayamb, xylophone ; et tandis que le professeur de musique leur expliquait l’origine de ces instruments, le professeur d’EPS les initiait à la danse africaine. Un

32 enseignant d’arts plastiques dirigeait la fabrication de masques. Un professeur d’atelier de la SEGPA fabriquait une porte géante qui figurait la case du chef. Avec les élèves, je fabriquais de petites maquettes de maison et des statuettes en argile qui représentaient l’activité au village. Ce cheminement fut long et difficile, tant l’opinion héritée de leurs parents pesait. Je reviendrai sur cette performance page 87 qui mit en déroute des habitudes de déni des identités d’origine et apaisa des peurs d’être jugés à partir des origines. Autant dire tout de suite qu’on peut y voir l’achèvement d’un processus d’accumulation des effets des tactiques des élèves se reliant les unes aux autres pour aboutir à une stratégie pluriculturelle.

III) COMPRENDRE L’ORIGINE PLURICULTURELLE DES CRISES D’IDENTITÉ 

Nous touchons maintenant le tissu fragile de l’identité de l’adolescent ou du pré- adolescent.