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1. LES ANNÉES 1980 ET 1990 : LES NOUVELLES AVENUES DES

1.4. La transformation des modes de réception de l’exposition d’art

Alors que traditionnellement l’œuvre a été un objet de contemplation en regard d’une position, relativement stable du spectateur devant elle, depuis plusieurs décennies, de nouvelles relations se sont tissées entre les œuvres et leurs récepteurs […]. Et bien que tout amateur d’art s’en défende, il ne parle jamais d’une œuvre en tant que telle mais des conditions de sa rencontre avec elle127.

- Jérôme Glicenstein Tel que nous l’avons énoncé à plusieurs reprises tout au long de ce chapitre, la théorie de l’art, le rôle des conservateurs, l’accrochage et les lieux d’exposition ont connu des transformations et des ramifications manifestes dans les trente dernières années. La suite logique de ces développements est nécessairement une

125 Anne Pasternak, Michael Brenson, Ruth A. Peltason et al., Creative Time : the book : 33 years of public art in New York City, New York, Princeton Architectural Press, 2007, p. 61 et

Marie-Michèle Cron, « Miroir de la société du spectacle », Le Devoir, Montréal, 18 juillet 1992, p. B12.

126 Els Barents et Jeff Wall, Jeff Wall : Transparencies, catalogue d’exposition, Munich,

Schirmer/Mosel, 1986, 110 p.

modification de la réception, le public ne pouvant sortir indemne des nouvelles expériences de visite qui lui sont offertes. À titre d’exemple, l’esthétique relationnelle128, les pratiques dans l’espace public, l’event specificity et même le blockbuster incarnent des efforts de proximité avec les visiteurs. Le parcours muséologique n’est donc plus uniquement de l’ordre de la contemplation ou de la pédagogie, mais se situe aussi dans l’expérience et l’expérimentation.

L’expérience comme modalité de réception serait apparue, selon l’historienne de l’art Rosalind Krauss, avec l’émergence du minimalisme dans les années 60. La mise en espace de sculptures géométriques surdimensionnées entraînerait de facto un nouveau pragmatisme de la visite de l’exposition, une appréhension des œuvres d’art relevant non seulement d’une appréhension de l’esprit, mais également d’une perception par le corps qui serait marquée par une spatialisation incarnée de la perspective (l’individu expérimente la perspective non par son esprit, mais par son corps)129. Krauss observe aussi une simultanéité entre l’apparition de l’art minimal et l’avènement de nouveaux lieux d’expositions. Par exemple, de grands complexes industriels laissés à l’abandon et réaménagés en centres d’art – Krauss suggère le MassMoCA pour archétype130 – succèdent aux musées encyclopédiques et aux espaces de galeries plus restreints. La propagation de ce modèle aurait, d’une part, exacerbé cette dite expérience de spatialité et, d’autre part, elle aurait engendré des musées calqués sur notre société « postindustrielle ».

128 Nicolas Bourriaud, théoricien de l’esthétique relationnelle en donne la définition suivante :

« Pour comprendre la notion d’esthétique relationnelle, on peut mettre en relation deux pensées qui, a priori, sont totalement divergentes et éloignées. Celle de Duchamp et celle de Marx. Duchamp disait : “L’art est un jeu entre tous les hommes de toutes les époques”. Ce qui introduit la notion de dialogue possible entre quelqu’un aujourd’hui et Rembrandt et Vermeer par exemple. D’autre part, l’idée de Marx, dans laquelle la société, l’humanité même, est simplement le fait des relations qui existent entre tous les acteurs du champ social. Ce sont les bases théoriques de ce que j’appelle l’esthétique relationnelle. L’esthétique relationnelle n’est rien d’autre que les relations qui sont produites par les œuvres ».

(Interview de Nicolas Bourriaud, Nouveaux territoires de l’art, 2002,

http://www.lafriche.org/nta/ressources/contributions/nbourriaud.html, site consulté le 16 août 2010.)

129 Rosalind Krauss, « The Cultural Logic of the Late Capitalist Museum », October, nº 54,

automne 1990, p. 9.

The industrialized museum has a need for the technologized subject, the subject in search not of affect buy of intensities, the subject who experiences its fragmentation as euphoria, the subject whose field of experience is no longer history, but space itself : that hyperspace which a revisionist understanding of Minimalism will use is to unlock131.

Au fil du temps, et tel que le prévoyait Krauss, le musée s’est adapté à la société postindustrielle. Comme le rappelle Johanne Lamoureux, les expériences qui en émanent se sont multipliées et intégrées au vaste système des industries culturelles.

[Si les musées] ont longtemps tenu pour leur mission principale de mettre en espace le développement linéaire et historique des arts, en se fondant sur les découpages stylistiques ou les périodisations établis par l’histoire de l’art, il semble assez évident qu’ils cherchent dorénavant, souvent jusque dans le déploiement de leurs collections permanentes, et a fortiori dans la programmation événementielle de leurs expositions, à privilégier un parti pris thématique : il s’agit d’une stratégie clientéliste qui favorise la visite expérientielle plutôt que la visite didactique et qui va dans le même sens qu’une programmation pensée à partir d’une définition élargie de la culture plutôt qu'à partir de ses seules manifestations artistiques, au sens traditionnellement défendu par les musées d'art, c'est-à-dire comme manifestations des « beaux- arts » puis des arts visuels132.

L’historienne de l’art observe d’ailleurs qu’un nombre croissant de projets sont consacrés à la mode, au cinéma et à la musique et que le musée s’introduit dans une longue suite d’événements propres à la consommation culturelle133. Alors que ces manifestations ont pour dessein d’amener plus de gens au musée, certaines d’entre elles s’immiscent dans le tourbillon de la convergence médiatique comme Lamoureux le démontre avec l’exposition Marie Antoinette au Grand Palais134. Ainsi, l’expérience transmise par l’exposition rimerait avec son introduction dans la vaste catégorie mass-médiatiques, pulvérisée par une industrie du divertissement de plus en plus puissante.

131 Ibid., p. 17.

132 Johanne Lamoureux, « L’exposition comme produit dérivé. Marie Antoinette au Grand

Palais », Intermédialités, nº 15, automne 2010, « Exposer », sous la direction d’Élise Dubuc et d’Élitza Dulguerova, p. 6 (numérotation manuscrite).

133 Ibid., p. 1. 134 Ibid., p. 6.

De l’autre côté du spectre des expositions contemporaines se profile l’expérimentation comme modalité de réception, notamment attribuable à l’esthétique relationnelle. Nicolas Bourriaud, père des théories relatives à cette esthétique, précise qu’elle est simplement « […] un art prenant pour horizon théorique la sphère des interactions humaines et son contexte social »135. Ainsi, dans ce type de réalisation, le visiteur participe activement à l’actualisation de l’œuvre – que ce soit en prenant part à un repas, à une rencontre ou à une discussion – et sans son apport, rien n’est possible. Nicolas Bourriaud, père des théories sur l’esthétique relationnelle, affirme d’ailleurs que l’exposition à la fin du XXe siècle relève d’une formule proche de celle de la création.

L’exposition n’est plus l’aboutissement d’un processus, son « happy end » (Parreno), mais un lieu de production. L’artiste y met des outils à la disposition du public, comme les manifestations d’art conceptuel […] dans les années soixante entendaient simplement mettre des informations à disposition du visiteur. Tout en récusant les formes académiques de l’exposition, les artistes des années quatre-vingt-dix envisagent le lieu de monstration comme un espace de cohabitation, une scène ouverte à mi-chemin entre le décor, le plateau de tournage et la salle de documentation136.

Ainsi, le visiteur deviendra, dans certains cas, une composante essentielle dans la réalisation de l’œuvre d’art. L’analyse élaborée par Johanne Lamoureux dans « Le musée en pièces détachées » révèle une assimilation de plus en plus grande du rôle de spectateur à celui d’artiste. Dans le cas des manifestations qui se tiennent dans le cadre élargi d’une ville, l’historienne de l’art observe qu’ils favorisent un comportement de flânerie.

Pour entendre la valeur symptomatique de flâneur, proposé comme spectateur idéal […] et pour prendre la pleine mesure de son retour en ville, il faut l’inscrire au terme d’une série de modèles pragmatiques […] qui tous font l’éloge de la circulation et du parcours. Ces modèles […] partagent encore autre chose : tous prêtent au spectateur un rôle d’artiste, un modèle associé à une conduite (voire à la personne) de l’artiste137.

Il devient donc de plus en plus difficile de savoir qui, de l’artiste ou du visiteur, est réellement créateur de sens.

135 Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Dijon, Les presses du réel, 2001 (1998), p. 14. 136 Nicolas Bourriaud, Postproduction. La culture comme scénario : comment l’art reprogramme le monde contemporain, Dijon, Les presses du réel, coll. « Documents sur l’art », 2003, p. 67. 137 Johanne Lamoureux, « Le musée en pièces détachées », op.cit., p. 78.

En dépit de ces permutations dues au changement des formes d’exposition, il reste que certaines manifestations gardent des configurations plus traditionnelles et impliquent une réception qui leur est corollaire. Alors que l’institution muséologique moderne, dans une optique d’éducation, visait à former les masses au bon goût138, son référent contemporain s’oriente autrement. Bernier le souligne d’ailleurs de façon pertinente :

De nos jours, les expositions qui prétendent former le goût sont rares. C’est pourquoi, depuis une vingtaine d’années, l’antienne qui hante les catalogues et les essais sur le sens et la finalité des expositions est celle de la « prise de conscience ». De même qui autrefois, l’art était détourné de son but pour soutenir l’État, aujourd’hui il est un instrument d’analyse sociale139.

« L’instrument d’analyse sociale » dont il est question ici peut, à notre avis, s’adapter à plusieurs types de manifestations, dont celle vouée à l’engagement, ce qui nous intéressera particulièrement dans les chapitres suivants. Bien qu’on l’associe davantage à l’exposition de science ou d’histoire, le cas de l’art engagé est très susceptible de créer un mode de visite pédago-critique puisqu’elle se rattache à des enjeux sociopolitiques.

Soulevons enfin la prédominance d’une constante communicative dans le cas des événements à vocation sociopolitique. À cet égard, Glicenstein décrit trois types de réception dont l’une constituerait une forme de langage dont le but serait de communiquer un message à propos du monde (visible ou invisible)140. Dans Pour un nouvel art politique, Dominique Baqué arrime également son propos à partir de la prépondérance de la communication et affirme que dans l’art à vocation politique, l’artiste travaille à la limite de l’art et de la communication de masse pour que « passe » son message141. Mais, cette

138 Christine Bernier, Le musée, l’esthétique et le statut de l’œuvre d’art, conférence présentée à

l’université McGill, 25 février 2010, non publiée.

139 Katharina Hegewish, « Introduction » in Katharina Hegewish et Bernd Klüser (dir.), L’Art de l’exposition. Une documentation sur trente expositions exemplaires du XXe siècle, Paris, Éditions

du Regard, 1998, p. 20.

140 Jérôme Glicenstein, L’art : une histoire d’expositions, op.cit., p. 119.

141 Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique. De l’art contemporain au documentaire,

constituante est, en même temps, l’une de ses faiblesses puisqu’il est possible de tomber dans une quête du message efficace142.