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3. POUR LA SUITE DU MONDE : L’ENGAGEMENT

3.2. Pour la suite du Monde : l’exposition

3.2.3. Tendances à l’œuvre dans Pour la suite du Monde

3.2.3.2. L’enquête anthropologique

La mise en forme des regards sur le monde est liée à l’espace des sciences pures et des sciences humaines, ce qui rend instables les limites artistiques traditionnelles. […] L’identité de l’art a changé, en même temps que des artistes ont conçu autrement et avec d’autres moyens, non tellement leur rôle que leurs méthodes de conceptualisation et de travail360.

- Rose-Marie Arbour Plusieurs travaux de Pour la suite du Monde cherchent à s’ouvrir à l’autre et selon une démarche qui s’apparente à celle employée dans la recherche anthropologique. D’après l’analyse élaborée par Hal Foster dans Le Retour du réel, tout un pan de l’art contemporain, et particulièrement des néo-avant-gardes,

358 Ibid.

359 Gilles Godmer et Réal Lussier (dir.), Pour la suite du monde, catalogue d’exposition, op.cit.,

p. 301.

émerge d’une conception de l’artiste en tant qu’ethnographe361. Parce que la discipline prend les traditions et le comportement humains comme sphère de référence, « […] l’art est passé dans le champ élargi de la culture que l’anthropologie est censée couvrir »362. Selon le théoricien, cette approche artistique découle de l’interdisciplinarité propre à l’émergence des études féministes, des études culturelles et muséales, ajoutée à l’apparition, dans les années 80, du commissaire indépendant (et itinérant) qui rassemble des artistes nomades en différents lieux363.

Par ailleurs, Foster qualifie la pratique de ces artistes-ethnographes de « travail de terrain » et d’enquête « […] dans lequel la théorie et la pratique semblent se réconcilier »364. Parmi les artistes participants à Pour la suite du Monde, Alfredo Jaar adopte une méthode qui s’apparente à de l’investigation. Presque tous ses projets s’amorcent par un voyage et par une étape préliminaire proche du photojournalisme. Il effectue ensuite une recherche approfondie de la situation qu’il problématise, pour finalement construire une architecture ou une mise en espace qui recevra son œuvre365. Ses pièces sont conçues pour des endroits très ciblés et c’est pour cette raison que son projet de Montréal sur les boat people a été exposé dans deux restaurants vietnamiens.

De plus, si les artistes imitent les ethnographes, ils en reproduisent également les grands courants de pensée. De cette façon, une des constantes serait les

361 Hal Foster, Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, op.cit., p. 232.

Il est à noter que Foster a discuté de cette conception de l’artiste avec Johanne Lamoureux lors d’une conférence-débat organisée par le département de littérature comparée de l’Université de Montréal et le Musée d’art contemporain de Montréal. L’événement s’intitulait « What’s Neo about the Neo-Avant-Garde ? » et s’est tenu le 24 mars 1994 au MACM.

(S.n., « Calendrier », Le Journal du Musée d’art contemporain de Montréal, vol. 4, nº 4, mars- avril-mai 1994, p 7.)

362 Hal Foster, Le retour du réel, op.cit., p. 232. 363 Ibid., p. 228.

364 Ibid., p. 227.

365 Musée d’art contemporain de Montréal, « Capsules vidéo : extraits d'entrevues avec 16

artistes participant à l'exposition “Pour la suite du monde” », série « Artistes et société », Montréal, Musée d'art contemporain de Montréal, 1992, 57 min.

« pratiques issues des diverses théories de la décolonisation »366, tout comme des réflexions sur l’histoire coloniale. Notons que 1992 marque le 500e anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb en Amérique et que Liz Magor, Alfredo Jaar, Martha Fleming et Lyne Lapointe ainsi que Dominique Blain ont réalisé des œuvres en lien avec la thématique du colonialisme.

Comme nous l’avons mentionné plus haut, l’artiste-ethnographe cible un objet dont la réalité est différente de la sienne. Selon Foster, ce type de démarche perpétue un mythe qu’il appelle le « fantasme primitiviste » et qui donne à l’autre un accès à la vérité, à l’essentiel, que le Blanc occidental ne peut atteindre. « […] [L’]autre, supposément de couleur, a un accès privilégié à des processus sociaux et psychiques primordiaux qui, pour l’une ou l’autre raison, sont inaccessibles au sujet blanc »367.

Si dans les projets de Pour la suite du Monde, l’Autre est séropositif, Africain, sans-abri ou Noir, il est également non artiste. Christian Boltanski, artiste et sociologue français dont le travail porte sur la mise en scène, la mémoire et l’intime368 a échafaudé pour l’occasion une œuvre presque cachée dans une cage d’escalier du Musée. Intitulée Les Archives du Musée d’art contemporain, l’installation se compose d’étagères métalliques contenant 336 boîtes archivistiques369. Sur chacun de ces coffres de carton sont apposés le nom et le

portrait d’une personne ayant contribué à la construction du nouveau musée. À l’intérieur se trouvent des effets personnels de l’individu identifié sur la boîte. Placée en retrait, l’œuvre est faiblement éclairée et le visiteur doit coller le nez au grillage qui clôt l’espace pour parvenir à déchiffrer quelques noms. Fidèle à son désir de quitter les salles d’expositions, Boltanski a créé une installation qui

366 Stéphane Aquin, « L’art inquiet. Artistes, vos papiers! », Voir, Montréal, 29 janvier 1998,

p. 46.

367 Hal Foster, Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, op.cit., p. 218.

368 Marie-Michèle Cron, « Boltanski et la mort de l'art », Le Devoir, Montréal, 4 juillet 1992,

p. B10.

369 Gilles Godmer et Réal Lussier (dir.), Pour la suite du monde, catalogue d’exposition, op.cit.,

occupe un non-lieu du musée370. Le critique français Gilles Plazy analyse l’œuvre comme suit :

Christian Boltanski, enfin, a eu le geste élégant d’installer ses archives de telle sorte que la plus grande part du public risque de passer à côté sans les voir – et c’est peut-être ainsi lui qui marque le plus justement la place de l’artiste dans le monde contemporain : dans une marge, dans une discrétion qui exige de l’attention, dans le chuchotement d’une vérité qui sait qu’elle n’a rien à envier au vacarme médiatique371.

Ainsi, ce que Plazy décrit, sans le savoir, se rapproche grandement de l’attitude des chercheurs : une « […] implication […] dans la réalité de leur temps et une attitude qui tient plus du questionnement que de l’administration de réponses péremptoires »372. Il s’agit donc d’un travail discret dont toute l’énergie est orientée vers une compréhension du monde qui interroge les certitudes acquises. De plus, conformément à la méthodologie des sciences humaines, Les Archives du Musée d’art contemporain répond à une logique très rationnelle. L’artiste devient ici un scientifique dont la tâche est de rassembler des artefacts provenant d’une peuplade distincte : celle des non-artistes.

Enfin, Hal Foster rappelle que ces « topographies ethnographiques »373 sont parfois le résultat de commandes officielles où les œuvres « […] semblent souvent faire l’objet d’événements muséaux où l’institution importe la critique, que ce soit pour manifester sa tolérance ou pour se l’inoculer (contre une critique conduite par l’institution, au sein de l’institution) »374. Le résultat en est une sublimation institutionnelle, un processus par lequel le musée tente d’améliorer son image et son rôle social par la présentation de certains projets375. Cette constatation étant faite, il devient donc pertinent de déchiffrer le discours du Musée dans la réception de Pour la suite du Monde.

370 Marie-Michèle Cron, « Boltanski et la mort de l'art », op.cit., p. B10.

371 Gilles Plazy, « Le MAC de Montréal : un musée dans la ville », Cimaise, n°s 218-219, juin-

juil.-août 1992, p. 113.

372 Ibid.

373 Hal Foster, Le retour du réel. Situation actuelle de l’avant-garde, op.cit., p. 237. 374 Ibid.