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3. POUR LA SUITE DU MONDE : L’ENGAGEMENT

3.2. Pour la suite du Monde : l’exposition

3.2.3. Tendances à l’œuvre dans Pour la suite du Monde

3.2.3.1. Le retournement des codes publicitaires et médiatiques

Ainsi que le rappellent les conservateurs, les médias et la publicité on été un axe important de leur réflexion pendant la préparation de l’exposition348. De fait, les systèmes de communication de masse sont le prisme qui nous permet de saisir le monde, mais, dans cet univers médiatique, l’image précède la réalité. C’est dire qu’au lieu d’expérimenter le réel de façon tangible, le spectateur reçoit des images issues de situations éloignées qu’il ne comprend que très superficiellement349. Dans ce contexte général et dans celui de Pour la suite du Monde, le travail des artistes s’élabore par la dissection des mécanismes à l’œuvre dans l’image soi-disant informative et commerciale, ainsi que dans sa critique, son imitation ou sa parodie, afin d’en faire ressortir les composantes. Les participants cherchent donc à réveiller des spectateurs trop habitués aux icônes publicitaires et aux « images fortes banalisées par les médias »350. Guy Sioui Durand explique ce type de création comme suit :

À la manière de la publicité commerciale et de la propagande idéologique, mais en retournant contre elles leurs moyens et leur technique pour débusquer le principe pub-totalitaire qui régit tous les systèmes, y compris ceux du monde de l’art, le travail […] consiste à manipuler des images fortes et de grandes idées simples : « Contre le racisme, le sexisme, le colonialisme, pour la paix, la nature, la vie »351.

348 Entrevue avec Réal Lussier, op.cit.

349 Stephen Horne, « Acts of responsibility: an interview with Alfredo Jaar », Parachute, n° 69,

fév.-mars 1993, p. 29.

350 Marie-Michèle Cron, « Des paroles assoupies au creux des murs », Le Devoir, Montréal, 27

juin 1992, p. C9.

351 Guy Sioui Durand, L’art comme alternative, op.cit., p. 192.

Il est à noter que Sioui Durand cite ici un propos de René Payant datant de 1985 et portant sur la production du début des années 80 de Dominique Blain.

Fig. 11

Gran Fury, Je me souviens, 1992 Affiche de métro

Ainsi, une première méthode réside dans le pastiche et la subversion des réclames publicitaires. Gran Fury, collectif issu de l’association activiste new- yorkaise ACT UP, dont le travail est né du désir de dénoncer visuellement les injustices liées à la crise du sida, présente Je me souviens. L’œuvre se compose de deux affiches destinées au placardage de rue et au transport public ainsi que d’un drapeau américain trafiqué, dont les 50 étoiles sont remplacées par des fleurs de lys et dont les couleurs (bleu et blanc) sont celles du drapeau du Québec. Singeant la devise de la province pour évoquer les décès provoqués par le sida et le manque d’initiative du gouvernement états-unien, mais rappelant aussi le célèbre « Just say no » de Nancy Reagan352, les affiches encouragent les

comportements sexuels responsables et dénoncent l’influence des politiques conservatrices américaines sur la santé des citoyens. Les messages véhiculés sont les suivants :

Le Gouvernement américain a laissé mourir du SIDA 140 000 de ses citoyens. Dites NON au désastre que prescrivent les États-Unis.

La politique aura toujours le dessus sur la santé des gens.

Les personnes atteintes du SIDA qui se tiennent informées et participent activement à leur traitement vivent plus longtemps et en meilleure santé. Le sécurisexe, c’est la responsabilité de chacun.

Sois sage au lit.

Le Gouvernement américain a laissé mourir du SIDA 140 000 de ses citoyens. Dites NON au désastre que prescrivent les États-Unis.

La politique aura toujours le dessus sur la santé des gens. Pour fourrer, mets un condom.

Viens pas dans la bouche de personne353.

352 À partir de 1985, les tensions liées à la Guerre froide diminuent considérablement entre

l’URSS et les États-Unis. Après les communistes, l’ennemi numéro un des Américains devient la drogue, et c’est en 1986 que débute la campagne « Just say no », incarnée par la première dame Nancy Reagan.

(Michael Schaller, Right Turn. American Life in the Reagan-Bush Era. 1980-1992, New York et Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 154.)

353 Gilles Godmer et Réal Lussier (dir.), Pour la suite du monde, catalogue d’exposition, op.cit.,

Ainsi, leur projet « […] dénonce les implications sociales et politiques du comportement des États-Unis par rapport à la situation québécoise »354. Les codes visuels, le lettrage et le langage direct sont empruntés à la publicité. Cependant, le texte et la parodie du drapeau nous amènent ailleurs et promettent un impact certain. Nous traiterons de cet impact dans la section consacrée à la réception de Pour la suite du Monde.

Fig. 12

Geneviève Cadieux, La Voie lactée, 1992 Panneau lumineux

Une seconde œuvre dont le commentaire est plus insaisissable que celui de Je me souviens évoque la réclame publicitaire, moins par son propos que par son format : « […] tout l’intérêt de cette œuvre réside dans l’analogie avouée entre art et publicité (la forme du panneau) »355. La Voie lactée est une photographie signée Geneviève Cadieux. Elle est fixée au toit du Musée et affiche simplement une bouche de femme. Il ne s’agit pas d’une annonce vantant les mérites du dernier rouge à lèvres mis sur le marché, mais d’une image qui cherche à vendre absolument rien. Inspirée d’une œuvre de Man Ray, À l’heure de l’Observatoire – Les amoureux (1932-34)356, une peinture arborant des lèvres survolant un paysage nocturne, la photographie de Cadieux, quant à elle, constitue un propos presque dissident. « […] Dans mon œuvre, les lèvres [sont] transgressives en ce sens qu’elles [sont] vieillissantes et que le travail [est] réalisé par une femme. C’[est] comme si je revendiquais une voix »357. Cette bouche est en fait celle de

la mère de l’artiste. Ainsi, le passant observe ce qui ressemble à une anti-réclame et dont la signification profonde ne peut être expliquée que par son auteure.

354 Gilles Godmer et Réal Lussier, « Expositions. Pour la suite du monde », Le Journal du Musée d’art contemporain de Montréal, vol. 3, n° 1, juin-juillet-août 1992, p. 5.

355 Éric Amouroux, « Pour la suite du monde », Artefactum, vol. 10, n° 47, mars-avril 1993,

p. 55.

356 James Lingwood, « Entrevue avec Geneviève Cadieux », Le Journal du Musée d’art contemporain de Montréal, vol. 3, n° 4, mars-avril-mai 1993, p. 2.

Faisant désormais partie du paysage urbain, le promeneur peut prendre quelques jours et même quelques semaines avant de la remarquer. À ce propos, Cadieux fait enfin le commentaire suivant :

Nous vivons dans un monde rempli d’images où l’on impose l’information et la façon de regarder les choses. Je désire transgresser cela, utiliser ces références traditionnelles d’une manière qui nous permette de regarder et de penser différemment358.

Fig. 13

Man Ray, À l’heure de l’Observatoire – Les amoureux, 1932-34 Huile sur toile

Si l’imitation des médias et de la publicité se manifeste d’abord par le renversement de leur contenu, elle se révèle également par l’utilisation de médiums facilement diffusables – l’affiche, la vidéo et la photographie – et par un traitement qui s’apparente à celui employé dans les communications. À cet effet, l’œuvre de Cadieux est fixée sur une très grande surface (183 x 457 cm359) et est montée sur un caisson lumineux. Les affiches de Gran Fury, quant à elles, rappellent les campagnes gouvernementales de sécurité et de santé publique.