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2. ART ET FÉMINISME OU L’INSTITUTIONNALISATION DE L’ART

2.4. A posteriori

À la différence des recherches de Lemerise et Couture, notre étude a l’avantage d’une certaine distance historique, ce qui nous permet de prendre en compte des réflexions et des analyses ultérieures à 1982. Il semble qu’a posteriori les spécialistes aient reconnu l’importance de Art et féminisme, par son caractère précurseur et son positionnement particulier dans les manifestations d’art québécois. Héritière du champ événementiel, de la politisation des artistes et de l’élargissement du public des arts visuels, l’exposition a suscité l’attention de sociologues de l’art, entre autres, qui la considèrent comme un phénomène novateur.

Marcel Fournier constate que la vague de politisation généralisée en art, qui a eu cours dans les années 60 et 70, a occupé davantage son discours que sa pratique. Outre la revendication de leurs droits et de leur statut professionnel, les créateurs se sont peu commis dans des pratiques subversives. Une exception permet de confirmer la règle : la production féministe. Fournier affirme même que les femmes constituent le seul groupe d’artistes qui parvient à articuler à la pratique un constat de leur situation et une revendication de leurs droits. De plus, il ajoute que Art et féminisme « […] témoigne de l’importance de cette problématique en tentant d’associer la pratique artistique à une réflexion sur le statut social des femmes et des artistes »278. Pour Fournier, l’exposition est donc un cas de figure et surtout, le résultat de plus d’une décennie de travail en réseaux parallèles :

277 Lise Bissonnette, « Variation sur un même thème », op.cit. 278 Marcel Fournier. Les générations d’artistes, op.cit., p. 112.

L’exposition « Art et féminisme » organisée en mars 1983 [sic] par le Musée d’art contemporain en même temps que la présentation du « Dinner Party » de Judy Chicago témoigne de l’importance de cette problématique en tentant d’associer la pratique artistique à une réflexion sur le statut social des femmes et des artistes279.

Un second sociologue de l’art, Guy Sioui Durand a réalisé une étude sur les « réseaux périphériques »280 de diffusion dans laquelle il révèle que les

événements d’art du début des années 80 rapprochent

[...] les pratiques artistiques émancipatoires dans l’art parallèle et les plus vastes mouvements sociaux qui ont cours au Québec. Ils sont de ce fait révélateurs de la dynamique féministe qui se développe281.

Alors que la création engagée s’articule couramment par une critique des institutions et qu’elle se manifeste par le retrait de certains artistes du système muséologique officiel, il n’en reste pas moins que Art et féminisme opère en sens contraire et témoigne des gains des femmes quant à leur présence dans le système des arts (universités, musées et administration) et à la réhabilitation d’un travail considéré comme « traditionnel »282. La décennie qui débute est donc témoin de phénomènes opposés : alors que certaines gagnent les réseaux officiels, d’autres s’engagent dans la structuration de centres de diffusion parallèles. Bien que ces réseaux aient poursuivi leur développement, Art et féminisme est en quelque sorte le témoin d’un phénomène muséologique d’inclusion de pratiques d’opposition qui se généralisera une décennie plus tard. Nous discuterons de ce raisonnement dans la section suivante.

Aussi, en guise de conclusion à ce chapitre, et afin d’expliquer le cas particulier de La Chambre nuptiale, nous en établirons ici la fortune institutionnelle subséquente, c’est-à-dire les présentations ultérieures de l’œuvre ainsi que le contexte de ses expositions. Cet exercice nous permettra de mieux saisir et d’articuler l’inscription de l’œuvre dans l’histoire de l’art du Québec ainsi que

279 Ibid.

280 Guy Sioui Durand, L’art comme alternative, op.cit., quatrième de couverture. 281 Ibid., p. 184.

d’isoler le phénomène de La Chambre nuptiale par rapport au contexte précis de 1982.

Suite à Art et féminisme et après plusieurs tentatives vaines pour représenter l’œuvre au Québec et à l’international, la structure est entreposée au Musée d’art contemporain et demeure dans ses réserves pendant 17 ans. Ce n’est qu’en 1999 que des documents photographiques et des archives sont mis en valeur par des conservateurs du Musée de la civilisation lors de l’exposition Déclics, art et société : le Québec des années 1960 et 1970283. Organisé conjointement avec une équipe du Musée d’art contemporain, cet ambitieux projet a pour dessein de mettre en image et en exposition les grands mouvements culturels et artistiques des années 60 et 70. Tant à Québec qu’à Montréal, le féminisme est mis en avant-plan par les organisateurs, et plusieurs artistes qui ont exposé dans Art et féminisme sont réunies dans Déclics. Cependant, chacune des institutions articule une problématique propre à sa mission : l’une artistique, l’autre sociologique.

Par cette classification, le Musée de la civilisation met l’accent sur la construction de l’identité de créateur plutôt que sur l’effervescence de la production artistique des années 60 et 70. D’ailleurs, dans une entrevue accordée au Journal de Québec, le directeur de l’institution propose une lecture sociohistorique de l’exposition. « Les visiteurs sont donc invités à jeter un regard sur des “objets” plus que sur des œuvres d’art, qui sont en quelque sorte les témoins d’une époque »284. Dans ce contexte, La Chambre nuptiale est donc appréhendée comme un artefact lié à l’esprit particulier d’un moment historique, plutôt qu’une œuvre d’art ayant le pouvoir de transgresser une contingence temporelle.

283 L’œuvre portait le descriptif suivant : Francine Larivée, La Chambre nuptiale, 1976/1999.

« Évocation/documentation de l’œuvre originale, sous forme d’environnement incluant des photographies et une composante audio-visuelle. »

(Déclics, art et société : le Québec des années 60 et 70. Liste des œuvres, p. 25-26, dossier de presse de la Médiathèque du Musée d’art contemporain de Montréal, EVE 007272.)

284 Denise Martel, « Survol du Québec des années soixante », Le Journal de Québec, Québec,

Suite à Déclics, Francine Larivée lègue différentes parties de La Chambre nuptiale au Musée d’art contemporain de Montréal et au Musée de la civilisation. En 2004, l’autel du couple est intégré à une exposition permanente du Musée de la civilisation portant sur l’histoire du Québec et intitulée Le temps des Québécois. Présenté dans la dernière portion du parcours aux côtés d’une des Chevalières des temps modernes de Décary et Nantel, dans un espace consacré à la Révolution tranquille et aux mouvements sociaux, l’autel n’y est pas appréhendé comme une œuvre d’art, mais plutôt comme un artefact témoignant du mouvement féministe. La vignette accompagnant l’œuvre décrit la pièce de la façon suivante :

Cette fresque faisait partie de « La chambre nuptiale », œuvre de participation d'intervention sociale créée par Francine Larivée et présentée en 1976 au Complexe Desjardins de Montréal. L'artiste et son Groupe de recherche et d'action sociale pour l'art et les médias de communication (GRASAM) remettaient en question l'identité de la femme, de l'homme ainsi que de leurs rapports. Cette œuvre emblématique des années 1970 s'arrimait parfaitement aux revendications féministes tout en critiquant la société de consommation et le pouvoir de l'Église catholique sur la société civile285.

Selon ce descriptif, La Chambre nuptiale s’insère dans les luttes sociales des années 70 au même titre que le rejet du catholicisme et la montée des mouvements de gauche. Nous en concluons que, tout comme dans Déclics et à plus forte raison, la présence de l’œuvre dans une exposition historique cristallise sa signification et lui confère un statut de document de société plutôt que celui de monument artistique.

Il en va ainsi de plusieurs œuvres féministes qui, par la disparition des expositions de femmes au milieu des années 80 et par un déplacement des problématiques vers une subjectivité individuelle286, semblent n’avoir été

285 Francine Larivée, La Chambre nuptiale, vignette, Le temps des Québécois, Musée de la

civilisation, 2004.

286 Rose-Marie Arbour, « Les expositions collectives de femmes artistes et leurs catalogues :

considérées par l’histoire que comme les témoins d’une époque bouillonnante plutôt que le fruit de sérieuses recherches artistiques.

3. POUR LA SUITE DU MONDE : L’ENGAGEMENT