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2. ART ET FÉMINISME OU L’INSTITUTIONNALISATION DE L’ART

2.3. La réception de Art et féminisme et de La Chambre nuptiale

2.3.2. La légitimation des femmes dans le champ des arts visuels

Couture et Lemerise expliquent aussi le succès de l’exposition par un second phénomène, celui de la présence des femmes dans l’administration des arts et dans des postes décisionnels : « La professionnalisation de la femme artiste n’est pas indépendante de celle d’autres femmes impliquées dans les postes conditionnant et régissant les rapports de forces qui animent les différents lieux de pouvoir dans le domaine des arts plastiques »244. Selon cette hypothèse, si Art et féminisme a pu être concrétisée, c’est entre autres grâce à l’intégration des femmes dans divers postes de la sphère artistique et par extension, du domaine politique.

241 Francine Couture et Suzanne Lemerise, « L’art des femmes : “La partie n’est pas gagnée!” », op.cit., p. 38.

242 Le Théâtre Expérimental des Femmes a été intégré à ce que nous connaissons aujourd’hui

comme l’Espace Go.

243 Lors de sa fondation en 1976, la revue Possibles avait pour objectif de « rendre compte des

diverses pratiques émancipatoires pour les réunir autour d’un projet de société autogestionnaire. »

(Jacques Pelletier, « Éditorial. Un réfractaire exemplaire », Possibles, vol. 29, n°s 3-4, automne

2005, http://www.possibles.cam.org/archives_vol29_no3_4_2005.html, site consulté le 1er novembre 2008.)

244 Francine Couture et Suzanne Lemerise, « L’art des femmes : “La partie n’est pas gagnée!” », op.cit., p. 34.

De fait, une ministre d’État à la Condition féminine consacre son emploi du temps au dossier des femmes à l’Assemblée nationale depuis 1979. Au moment de l’ouverture de Art et féminisme, Pauline Marois en est la responsable. Présidente d’honneur lors du vernissage, tenu simultanément à celui de la Dinner Party, elle y prononce un discours en anglais dans lequel elle affirme qu’il est impossible de ne pas faire le lien entre la présence des femmes dans l’administration muséale et la présentation de cette exposition245. Bien sûr, les vernissages sont des espaces où les politiciens tirent profit d’un vaste public pour souligner leurs réalisations personnelles et celles de leur gouvernement. En faisant cette déclaration sur l’importance des femmes dans des postes administratifs, Pauline Marois ne souligne pas que les bons coups des gestionnaires du Musée d’art contemporain, elle valorise également le rôle du gouvernement québécois et du ministère des Affaires culturelles dans la réussite de l’exposition.

Il faut dire qu’à cette époque, le Musée d’art contemporain n’est pas une corporation autonome et que, dans les faits, il est sous la gouverne du ministère des Affaires culturelles. Dans ce contexte, l’image de l’institution reflète, par extension, celle du gouvernement. En préconisant une approche d’ouverture vis- à-vis des femmes, c’est tout l’appareil exécutif qui s’en trouve légitimé. La démarche de l’administration péquiste est donc tout à fait logique, d’autant plus que dans un climat post-référendaire, l’intégration du plus grand nombre de citoyens à un projet de société est une nécessité. D’ailleurs, dans le contexte du premier référendum, l’affaire des « Yvettes »246 a créé une fausse division chez

245 Art et féminisme. Musée d’art contemporain. Discours prononcé par Pauline Marois, ministre

d’État à la Condition féminine, 11 mars 1982, document dactylographié, p. 3, dossier de presse de la Médiathèque du Musée d’art contemporain de Montréal, EVE 007634.

246 Les « Yvettes » est le nom que se sont donné les femmes militant pour le camp du NON lors

du référendum de 1980. Yvette étant l’épouse de Claude Ryan (chef du Parti libéral du Québec et du camp du NON), les partisanes ont emprunté son prénom suite à une déclaration de Lise Payette décriant le fait que le chef du camp opposé ait une vision rétrograde de la femme, sa conjointe ne travaillant pas à l’extérieur du foyer.

(Renée Dandurand et Évelyne Tardy, « Le phénomène des Yvettes à travers quelques

les Québécoises et le parti au pouvoir se voit dans l’obligation de projeter une image des plus inclusives. Tel que le mentionnent Lemerise et Couture, « L’accueil chaleureux de l’exposition par les représentants de l’État québécois indique peut-être qu’ils en ont mesuré les retombées politiques! »247

Il n’en reste pas moins qu’au moment de l’ouverture de Art et féminisme, la présence des femmes dans des postes décisionnels clés est une réalité tangible. D’ailleurs, le Musée d’art contemporain est dirigé par des femmes depuis 1972. Fernande Saint-Martin, historienne de l’art et sémiologue, a été à la tête de l’institution de 1972 à 1977, tandis que l’historienne de l’art Louise Letocha a administré l’établissement entre 1977 et 1982248. Une équipe composée presque uniquement de femmes a mis sur pied les expositions du printemps 1982 : la responsable de Art et féminisme, Rose-Marie Arbour, a été recrutée par la directrice du Musée et partage les tâches de coordination avec Christine Ross, dont le rôle est d’assister la conservatrice invitée et de planifier la portion vidéo de l’événement. Arlette Blanchet, conservatrice au MAC, assure la gestion et le commissariat de la Dinner Party.

Bien sûr, le regroupement de femmes au sein de ces projets d’exposition résulte de l’objet même de la présentation : le féminisme. Cependant, si tant de femmes compétentes ont pu être mobilisées, c’est grâce à leurs acquis professionnels occasionnés par une hausse considérable de leur niveau de scolarité et de leur présence accrue dans les facultés universitaires se dédiant à l’étude et à la pratique des arts. Depuis les années 70, des historiennes de l’art s’investissent dans des recherches consacrées à la spécificité du travail des femmes, études jusque-là inusitées. Le catalogue de Art et féminisme en est l’un des premiers témoins et évoque la pluralité des approches féministes. Il rassemble une dizaine de théoriciennes issues tant de la littérature, de la sociologie, de la psychanalyse

« Les idées du jour », 1981, p. 21-54 et Lise Payette, Des femmes d’honneur. Une vie engagée,

1976-2000, Montréal, Éd. Libre Expression, 1999, p. 78.)

247 Francine Couture et Suzanne Lemerise, « L’art des femmes : “La partie n’est pas gagnée!” », op.cit., p. 38.

que de l’histoire de l’art et atteste leur haut niveau de compétences. Selon Rose- Marie Arbour, il n’y a pas à l’époque d’espace qui rend possible la conjonction de textes relevant d’une aussi grande diversité de points de vue disciplinaires. La publication est donc à la fois l’occasion de rédiger un compte rendu d’une manifestation artistique et de réaliser un outil de référence sur les pratiques artistiques des femmes249.

Beaucoup plus qu’un simple instrument didactique accompagnant une exposition, la publication Art et féminisme est une véritable entreprise de légitimation du travail des femmes. Le simple fait de regrouper tant de théoriciennes permet de rendre plus crédible le projet et son propos250. À cet effet, quelques commentateurs soulignent la qualité du catalogue et le considèrent parfois comme l’élément le plus novateur de l’exposition, parce qu’il apparaît comme le premier document québécois à « […] pose[r] la question du féminisme dans son rapport à l’art »251.