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La réception de Art et féminisme au sein de la presse généraliste

2. ART ET FÉMINISME OU L’INSTITUTIONNALISATION DE L’ART

2.3. La réception de Art et féminisme et de La Chambre nuptiale

2.3.4. La réception de Art et féminisme au sein de la presse généraliste

Au sein de la presse généraliste, les comptes rendus de Art et féminisme sont très divers, passant d’entrefilets descriptifs à des textes plus exhaustifs et à des critiques bien structurées. Règle générale, ces articles annoncent la tenue de l’exposition et décrivent les activités connexes. Outre certains spécialistes, peu de commentateurs se sont attardés particulièrement à des œuvres ou à des artistes. La plupart des textes intègrent un large commentaire sur la Dinner Party en l’associant au passage avec La Chambre nuptiale.

Compte tenu du propos de l’exposition, une sous-portion de la presse généraliste s’y intéresse particulièrement. Il s’agit des femmes journalistes travaillant pour les grands quotidiens et pour la presse féminine et féministe. Nous entendons par

261 Suzanne Joubert, « À la découverte de l’art féminin », Vie des Arts, n° 108, sept.-oct.-

presse féminine et féministe tant les mensuels culturels que les publications abordant des enjeux relatifs aux droits des femmes. Exprimant une sensibilité accrue face au projet de Rose-Marie Arbour, certaines journalistes saluent un mode de fonctionnement opérant hors des critères de sélection propres au système muséal, soulignant l’utilisation de médiums considérés comme artisanaux (travaux d’aiguille, céramique, tissage) et l’apport du travail de collaboration à la source de certains projets. Ces critiques insistent aussi sur le phénomène de rencontre suscité par Art et féminisme, appuyant leur propos sur le record d’achalandage observé entre autres lors du vernissage262. La journaliste Danielle Zana analyse l’événement ainsi : « […] l]es femmes venues assister au vernissage […] exprimaient leur solidarité face aux œuvres occultées par le discours culturel dominant »263. Notant la récente présence des femmes dans le système de l’art contemporain, elles font ressortir la pertinence d’exposer dans un musée d’État des œuvres qui habituellement trouvent leur place dans un réseau parallèle. On comprendra facilement que leurs textes soient distincts de l’ensemble des commentaires issus d’un milieu critique plus traditionnel.

Alors que la responsable de l’exposition propose un projet ouvert à une diversité de disciplines, soulignant ainsi la pluralité du travail des femmes, il semble qu’un grand nombre de critiques de la presse généraliste n’aient pas perçu l’originalité de l’exposition malgré que ses objectifs aient clairement été formulés dans le catalogue et dans différentes entrevues réalisées auprès de Rose-Marie Arbour. Il se dégage des rares textes consacrés spécifiquement à Art et féminisme une inadéquation entre les écoles de pensée de leurs auteurs et les œuvres de l’exposition. Finalement, nous observons deux grandes condamnations énoncées par les journalistes : celle de la ghettoïsation du travail des femmes et celle de la piètre qualité formelle des œuvres. Ironiquement, la conservatrice invitée a favorisé une déhiérarchisation des médiums et un

262 Danielle Zana, « La convivialité au féminin », Le Devoir, Montréal, 20 mars 1982, p. 22.

Lise Bissonnette, « Variation sur un même thème », Le Devoir, Montréal, 3 avril 1982, p. 14.

mélange des genres dans l’accrochage, afin que l’attention soit surtout portée sur le thème de l’exposition.

Jean Tourangeau, critique au quotidien La Presse s’exprime à quelques reprises pendant la durée de Art et féminisme. Son opinion est mitigée et il témoigne d’abord de l’apport vital des femmes en art, mais s’oppose à certains moyens plastiques employés par celles-ci pour détourner les courants dominants. Une semaine après l’ouverture de l’exposition, il déclare que ce projet artistique mise davantage sur le sexe des artistes (!) que sur les qualités formelles des œuvres, s’attardant au passage à la bidimensionnalité de plusieurs travaux. Aussi, il conçoit que, selon ce qui a cours dans le milieu institutionnel des arts, les productions de Art et féminisme ont « […] une valeur perceptive faible »264 et ne reflètent pas les tendances de l’époque en art contemporain. Par exemple, il aborde les bannières de Marie Décary et Lise Nantel comme des objets dont « la caractéristique […] n’est pas de s’insérer dans le système de l’art »265. Il ajoute, au sujet de La Chambre nuptiale, que l’œuvre mise davantage sur les émotions des visiteurs plutôt que sur leurs sensations plastiques266.

À cet effet, Couture et Lemerise relèvent que Jean Tourangeau, « cherche une adéquation entre contenu et propositions plastiques et formelles propres à l’avant-garde »267, sans toutefois définir ces critères. Dans le contexte de

l’époque, marqué par une dématérialisation de la pratique, l’art conceptuel et l’installation seraient peut-être davantage ce que Tourangeau considère comme avant-gardiste. Contrairement à ses remarques, nous ne voyons dans la variété des œuvres bidimensionnelles de Art et féminisme qu’un signe avant-coureur du retour à la peinture propre aux années 80, qui sera par la suite intégré dans une vague de productions très politisées. Qualifiée d’« expressionnisme

264 Jean Tourangeau, « Au MAC. Art et féminisme », La Presse, Montréal, 20 mars 1982,

p. C24.

265 Ibid.

266 Jean Tourangeau, « La chambre nuptiale », op.cit.

267 Francine Couture et Suzanne Lemerise, « L’art des femmes : “La partie n’est pas gagnée!” », op.cit., p. 41.

postmoderne »268, cette réapparition de la peinture se formule par une rupture face au formalisme « au profit d’une figuration critique, libre et subjective » et par « la nécessité d’exprimer différents aspects de la condition humaine »269, tel que le définit le sociologue de l’art, Jean Paquin.

Ces artistes préfigurent un courant autorisant l’inscription d’une peinture québécoise dans les sillons du postmodernisme défini par le culte de la libération personnelle et l’appropriation d’une référence expressionniste dans le champ de la pratique artistique. Ainsi l’exposition Art et féminisme (Musée d’art contemporain de Montréal, 1982) fait notamment découvrir les travaux de Carmen Coulombe et de Marion Wagschal. Ces artistes refusent la spécificité moderniste en revendiquant leur statut de sujets. Dans une approche à la fois expressionniste et réaliste, elles puisent dans la mémoire du corps « les éléments constitutifs pour de nouvelles propositions et attitudes esthétiques et existentielles »270.

Parmi d’autres textes publiés au sein de la presse généraliste, nous observons que René Viau, critique au Devoir, abonde dans le même sens que son collègue de La Presse. S’attardant aux œuvres réalisées dans les paramètres des métiers traditionnels féminins, il les associe à une forme de folklore ghettoïsant, oubliant qu’elles ont, bien souvent, été créées dans un esprit de subversion. De plus, il tâche de trouver dans les travaux des motifs récurrents : figuration, emmaillotage, enfermement, références au corps et critique des comportements et conventions féminins. Puis il pose l’interrogation suivante, résumant l’essentiel de son propos : « En quoi la production visuelle des femmes est-elle différente de celles des hommes? Anti-formaliste bien sûr. Greenberg et la “planéité du support” … athlétique … en prennent un coup »271. Une tentative de compréhension de la création féministe ressort de son texte, mais elle trahit toutefois un malaise exprimé par des allusions machistes et des blagues sexistes.

Suzanne Lemerise et Francine Couture expliquent les réactions des critiques de la presse généraliste par la singularité du projet d’exposition : « Cet événement déjoue les valeurs sur lesquelles les experts fondent leur jugement, rareté de

268 Jean Paquin, « L’expressionnisme postmoderne au Québec, 1981-1987 », op.cit., p. 91-111. 269 Ibid., p. 91.

270 Ibid., p. 99 et Diane Guay, « Parler d’elles, à partir d’elles-mêmes » in Rose-Marie Arbour et al., Art et féminisme, op.cit., p. 29.

l’œuvre, son caractère inédit et individuel, se manifestant surtout dans la forme »272. L’étendue des commentaires les porte à formuler une conclusion générale qui implique la subordination des arts du Québec aux pratiques américaines. Elles appuient leur hypothèse sur des données du Conseil des arts du Canada qui, dans l’attribution de ses bourses, encourage toujours, au début des années 80, des démarches artistiques formalistes « afin de se conformer aux valeurs artistiques américaines et d’assurer ainsi la réputation internationale de l’art canadien »273. Finalement, elles soulignent l’attrait médiatique de la Dinner Party et le considèrent comme un second symptôme de l’asservissement des institutions canadiennes face aux États-Unis : « Cette stratégie culturelle que le Musée se voie contraint d’utiliser est révélatrice de notre dépendance culturelle face aux courants artistiques américains »274. Elles précisent d’ailleurs ce postulat en affirmant que la Dinner Party est l’élément qui garantit la présentation de La Chambre nuptiale.

Au-delà de la théorie de Couture et Lemerise, nous observons un phénomène d’indexation de l’exposition engagée. En effet, Art et féminisme est associée à un événement qui l’englobe, soit, dans le cas qui nous intéresse, la présentation de la Dinner Party. Bien que cette œuvre ne connaît pas, en 1982, la réputation dont elle bénéficiera quelques années plus tard, la primeur que constitue sa présentation montréalaise aura tôt fait d’assigner aux créatrices locales une place de second rang.