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3. POUR LA SUITE DU MONDE : L’ENGAGEMENT

3.3. La réception

3.3.2. Art et sida : art et censure

Après avoir montré les efforts d’intelligibilité des médiateurs culturels que sont les critiques et les journalistes, mentionnons que certains aspects de l’événement sont à peine dévoilés par ces mêmes médiateurs. À ce sujet, les jours suivants

401 Gilles Godmer et Réal Lussier, « Présentation », op.cit., p. 5. 402 Ibid.

403 Bruno Dostie, « Maisons de la culture : l'art contemporain des Indiens et des Inuit », La Presse, Montréal, 11 juillet 1992, p. D8.

404 Angèle Dagenais, « Le Musée exhibera enfin ses richesses. Il y aura de la place pour vingt ans

à venir! », Le magazine de la Place des Arts, op.cit., p. 52.

405 Jean Dumont, « Cet art qui s’apprend », Le Devoir, Montréal, 3 septembre 1992, cahier

l’ouverture de Pour la suite du Monde sont marqués par la censure de Je me souviens, l’œuvre de Gran Fury décrite précédemment et entre autres destinée aux wagons du métro.

Les premières réactions se font sentir dans la presse écrite et télévisée dès le jour de l’ouverture de l’exposition406. La STCUM407, qui avait préalablement accepté d’apposer les affiches dans les wagons de métro, refuse alors de le faire, sous prétexte de ne pas vouloir offenser sa clientèle et dénonçant « l’attaque directe au gouvernement américain »408. Quelques journalistes rapportent ce cas de censure. Paule des Rivières, du Devoir, décrit la situation409 et son article est repris à Québec410. Étonnamment, les affiches destinées au métro sont beaucoup moins vulgaires que celles placardées dans les rues, mais à la lecture de l’article, nous constatons que la STCUM ne semble pas discréditer leur contenu direct et cru, mais bien l’accusation qu’elles portent envers le gouvernement américain. De plus, un responsable de la société de transport tente de justifier l’interdiction en affirmant qu’il pourrait y avoir ambiguïté dans la transmission du message parce que l’affiche a été placardée peu de temps avant la fête de la Saint-Jean- Baptiste411. Les explications données par ces responsables s’avèrent peu crédibles et laissent présager un autre malaise, peut-être inconscient.

Malgré certaines réactions assez vives, nous ne recensons que trois articles portant directement sur la censure de l’œuvre, ce qui en d’autres circonstances aurait provoqué un nombre incalculable de publications. Cette relative discrétion s’ajoute à des commentaires relevant parfois d’une ignorance manifeste. Si certains mentionnent rapidement la situation et leur incompréhension quant à

406 Joyce Napier, « Gran Fury », Montréal ce soir, Société Radio-Canada, reportage diffusé le

28 mai 1992, Archives de la SRC.

407 Société de transport de la communauté urbaine de Montréal aujourd’hui la Société de

transport de Montréal (STM).

408 Presse canadienne, « Publicité contre le sida interdite dans le métro », Le Soleil, Québec,

2 juin 1992, p. C3.

409 Paule des Rivières, « Menace de censure à la STCUM », Le Devoir, Montréal, 2 juin 1992,

p. B3.

410 Presse canadienne, « Publicité contre le sida interdite dans le métro », Le Soleil, Québec,

2 juin 1992, p. C3.

celle-ci, d’autres en profitent pour gloser sur l’état de la maladie et trahissent leurs préjugés : « La crudité du message serait sans doute moins choquante si les affiches se trouvaient confinées au quartier gai »412. Semblant croire que le sida n’est qu’une épidémie homosexuelle, la journaliste énonce, sans le savoir, des craintes qui sont encore bien présentes à l’esprit de plusieurs et laisse présager un malaise plus profond…

Effet du hasard, l’un des textes du catalogue d’exposition porte précisément sur un célèbre cas de censure : l’exposition The Perfect Moment (1988) composée d’œuvres du photographe Robert Mapplethorpe et réalisée par l’Institute of Contemporary Art de Philadelphie413. L’auteur de ce commentaire, Douglas Crimp, décrit le scandale comme suit : « Le motif de l’annulation était une série de photos de scènes homosexuelles sadomasochistes, parmi les premières de l’artiste, tirées de X Portfolio »414. Mentionnons que Robert Mapplethorpe est décédé des suites du sida et que ses détracteurs ont utilisé sa maladie pour justifier le caractère soi-disant « pervers » de ses clichés.

Si nous évoquons cette censure, c’est qu’elle présente plusieurs points communs avec celle de Gran Fury. Dans les deux cas, un triangle idéologique nourrit le scandale. Contenu direct, voire choquant, sida et homosexualité composent les trois extrémités d’un même problème. En associant trop directement le VIH et la culture gaie, « les tactiques de censure visent moins à empêcher les minorités sexuelles de produire une culture qu’à maintenir la marginalité de cette dernière et à la soumettre à des règles de normalisation et de contrôle »415. De plus, en retirant les affiches de Gran Fury des wagons de métro, la STCUM prétend en quelque sorte à l’homogénéité de ses voyageurs et à leur incapacité de saisir un message pourtant très clair.

412 Jocelyne Lepage, « Gran Fury pour l’ouverture du MAC : l’impudence grossière comme

force de frappe », La Presse, Montréal, 30 mai 1992, p. E3.

413 Douglas Crimp, « Il est mort, mais… » in Gilles Godmer et Réal Lussier (dir.), Pour la suite du monde, op.cit., p. 55.

414 Ibid. 415 Ibid., p. 59.

Toujours dans le catalogue d’exposition, Douglas Crimp commente l’aspect formel du travail de Mapplethorpe comme suit : « […] l’œuvre avait déjà représenté pour moi l’art de musée par excellence »416. Malgré son contenu, le traitement de l’image chez le photographe américain est très léché et la facture est presque classique. Parallèlement, la forme et l’exécution de Je me souviens est cohérente à son affichage public et à son propos préventif. En 1992, le VIH est de moins en moins tabou et plusieurs campagnes gouvernementales ont déjà été mises en branle. Mais comme ici l’initiative vient d’un groupe d’artistes et que les autorités sont accusées de négligence, la situation devient inacceptable.