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Un traitement original de l’architecture dans les années 1540

Les architectures de l’Apocalypse ont trois caractéristiques notables au vu des productions du temps: elles sont abondantes, utilisent deux vocabu-laires distincts et leur disposition est foisonnante. Evoquons ces trois traits en guise d’exorde.

Les architectures de l’Apocalypse sont tout d’abord nombreuses. Elles apparaissent sur 16 des 23 planches, et, sur certaines d’entre elles, recouvrent une partie importante des compositions. Fait d’autant plus marquant que le texte de saint Jean est pauvre en descriptions architecturales, et que la tradi-tion de son illustratradi-tion à la fin du XVe et début du XVIe siècle n’accorde que très peu de place à sa représentation5. Le second aspect notable de ces

figura-GAËTAN BROS

3 Jullien de la Boullaye reconnaît déjà en 1876 les édifices du maître comme l’une des deux grandes forces de ces estampes, sans toutefois s’y attarder dans ses commen-taires (E. Jullien de la Boullaye, Etude sur la vie et sur l’œuvre de Jean Duvet, dit le maître à la licorne, Paris, 1876, p. 56)

4 Notons aussi le récent article de Catherine Chédeau qui démontre que les architec-tures de Jean Duvet ne sont pas des «monuments», eu égard à la licence qu’il s’octroie par rapport aux modèles architecturaux de référence (C. Chédeau, La représentation du monument dans l’œuvre gravé de Jean Duvet, 20 mars 2011, sur le site internet HAL SAS).

5 Notamment celles d’Albrecht Dürer, Hans Holbein ou Louis Chocquet en 1541. Voir aussi The Apocalypse and the Shape of things to come, catalogue d’exposition (Lon-dres, British Museum, décembre 1999-avril 2000), éd. F. Carey, Lon(Lon-dres, 1999.

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tions urbaines consiste dans le mélange d’une architecture locale et médiévale avec des nombreux bâtiments all’antica6. Ces deux premiers traits indiquent l’intérêt que le maître langrois conçoit pour l’objet architectural. Cette incli-nation peut trouver sa source dans les fonctions d’ordonnateur des entrées royales de Jean Duvet, à l’occasion desquelles il s’est vraisemblablement investi dans la réalisation des architectures éphémères, comme l’illustrent ses nombreuses figurations de portes triomphales dans l’Apocalypse7.

Cet intérêt du maître peut aussi être éclairé par l’engouement palpable pour la matière architecturale de l’élite langroise, comme l’illustrent la cha-pelle Sainte-Croix et le jubé de la cathédrale Saint-Mammès de Langres, qui font montre d’un attrait certain pour les nouvelles solutions architectu-rales italiennes8.

Fonctions et représentations de l’architecture dans l’Apocalypse de Jean Duvet

6 Par exemple, dans le Frontispice nous trouvons, outre deux tholoi appartenant au répertoire antiquisant, un palais à la typologie française (avec travées de fenêtres, de lucarnes et une haute toiture) avec une tour carrée qui peut évoquer le palais des ducs de Bourgogne, une église dont les contreforts et la rosace gothique rappellent éton-namment les constructions du XIXe siècle de la cathédrale Saint-Mammès de Langres.

7 E. Jullien de la Boullaye, Etude…, 1876, p. 6 (pour l’entrée de 1521), pp.11-12 (pour celle de 1533), p. 14 (pour les mystères). J.-E. Bersier, Jean Duvet…, préface par E. Pognon, 1977, p.11. Colin Eisler avait même émis l’hypothèse que Jean Duvet était architecte militaire, ce qui aurait permis de comprendre la forte présence de fortifica-tions dans les gravures de l’Apocalypse (C. Eisler, The master…, 1979, Appendix G, p. 346). Puisque le Jean Duvet de Genève ne semble pas être le même que celui de Langres (voir note 51), le dossier demeure bien maigre pour supposer que Jean Duvet ait participé aux travaux de fortifications de 1530 à Langres. Enfin, il n’est point be-soin d’avoir recours à l’hypothèse d’un Jean Duvet architecte militaire pour expliquer cette abondance de représentation de bâtiments militaires. Nous pouvons nous contenter de son expérience d’organisateur des entrées royales: durant l’entrée de 1533 «on avait simulé une grosse tour, symbole de résistance de la ville en face de l’ennemi» (E. Jullien de la Boullaye, Etude…, 1876, pp. 14-16).

8 La chapelle Sainte-Croix ou d’Amoncourt (1445-1455) fut commandée par Jean IV d’Amon court, archidiacre de la cathédrale Saint-Mammès de Langres. Les connais-sances architecturales de Jean Duvet sont peut-être à mettre directement en relation avec l’intérêt de l’archidiacre pour cette matière puisque ce dernier «consentit à être le parrain par égard pour l’artiste qu’il devait connaître et apprécier» (E. Jullien de la Boullaye, Etude…, 1876, p. 20). Cependant, eu égard à la différence de facture dans les détails ornementaux de la chapelle et des architectures du maître, nous ne pouvons adhérer à l’hypothèse de Colin Eisler selon laquelle Jean Duvet aurait participé au chantier de la chapelle (C. Eisler, The master…, 1979, Appendix G, p. 349). Le jubé de la cathédrale fut commandé par Claude de Longwy, cardinal de Givry. Les rap-ports entre Jean Duvet et le cardinal sont discutés; voir entre autres H. Zerner, L’art de la renaissance…, 2002, p. 344-349; A. Rauwel, «Le mécénat d’église au diocèse de Langres au temps de Jean Duvet», dans Jean Duvet, l’homme, l’œuvre, l’art et son temps, actes de colloque (Langres, 30 septembre 2011), à paraître. Néanmoins, nous pouvons supposer que Jean Duvet a bénéficié des connaissances des membres (comme Jean Le Fèvre) ou des architectes de la cour cardinale (Jacques Prévost).

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Enfin Jean Duvet dut avoir vent, sa Chasse à l’hallali en témoigne9, des créations des laboratoires de Fontainebleau et de Paris où la composante architecturale avait sa part, ne serait-ce que par le truchement des compo-sitions de Jean Cousin pour les tapisseries de la vie de saint Mammès10.

L’aspect foisonnant est le plus remarquable. En effet, la grande origina-lité des fonds de Jean Duvet consiste dans leur accumulation. L’architecture n’y est pas incorporée à un paysage, comme dans les cartons de Jean Cousin ou les gravures de Bernard Salomon, dans lesquelles les allusions antiques ne manquent pas11. Elle ne ponctue pas un espace mais le supprime, le sature.

Cette discontinuité spatiale, plus aboutie que dans les compositions d’un Rosso Fiorentino ou d’un Primatice, qui font fi de toute science de la pers-pective, est d’autant plus étonnante venant de la part de notre maître langrois, qui dans les années 1520 propose des compositions ordonnancées par une architecture plus lisible12. L’agencement idiomatique de l’Apocalypse, puisque nous ne le retrouvons pas dans les autres œuvres du maître, nous semble moins devoir à «cette peur du vide», ou à une tendance «mystique» que proposent certains commentateurs (Blunt, Zerner) qu’à un choix réfléchi et adapté à l’illustration du texte de l’Apocalypse, lui-même foisonnant de mul-tiples détails. De plus, l’Apocalypse n’est-elle pas la narration de la fin du temps et de l’espace? Il y a un rapport formel et sémantique entre le texte biblique et l’illustration qu’en propose notre maître. Jean Duvet annonce dans son Frontispice que ses planches sont «appropriées à la lettre véritable du texte»13 et nous voyons dans cette cumulation d’architectures (et de fi-gures) une manière de retranscrire la densité des images de saint Jean. Dans ce dessein, il convoque la tradition médiévale des figurations urbaines qui valorise le réseau symbolique, au détriment de la vraisemblance spatiale14.

9 Jean Duvet y interprète une gravure de Léon Davent d’après Primatice (H. Zerner, L’école de Fontainebleau. Les gravures, Paris, 1969, LD 69).

10 Tapisseries sur la vie de saint Mammès commandées par Claude Longwy, cardinal de Givry et évêque de Langres, tissées par Pierre Blasse et Jacques Langlois, d’après les cartons de Jean Cousin, 1544.

11 Jean Duvet put avoir connaissance des gravures de Bernard Salomon pour les arrières-fonds illustrés des Quadrins historiques de la Bible de Claude Paradin, avant leur parution (1553) chez leur éditeur commun, Jean de Tournes.

12 Anthony Blunt en vient même à dire au sujet de l’Annonciation de 1520: «Le cadre architecturé est d’un classicisme plus exact qu’aucune autre œuvre contemporaine»

(Art et Architecture en France 1500-1700, Paris, 1982, p. 101).

13 «…sunt ac verae literae textus».

14 Par exemple la Jérusalem de Hartmann Schedel est représentative de cet agencement symbolique. Voir le catalogue d’exposition «La dimora di Dio con gli uomini»

(Ap. 21,3). Immagini della Gerusalemme celeste dal II al XIV secolo, éd. M.L. Gatti Peter, Milan, 1983; Jérusalem, Rome, Constantinople. L’image et le mythe de la ville GAËTAN BROS

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Les visions condensées de Jean Duvet répondent à celles de l’évangé-liste, s’efforcent d’en retranscrire la syntaxe, telle est notre thèse. Tentons d’éclairer une ligne de cette syntaxe, de comprendre quel rôle y joue l’archi-tecture.

Constatation d’une bipartition symbolique