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Jean Cousin le Père et les artistes de son temps

Le groupe de dessins que nous venons d’analyser est marqué par un intérêt prononcé pour un langage à l’antique qui constitue le fil rouge de ces com-positions, assumant une fonction fondamentale dans l’économie de la nar-ration. Tel que ce fut le cas pour Jacques Androuet Du Cerceau, Serlio s’est avéré une source extraordinaire pour se procurer une culture classique et développer des moyens d’expression artistique adéquats aux commandes des mécènes éclairés. Ainsi d’innombrables détails dérivent du Bolonais même jusqu’à l’ornementation des objets d’art comme le montre, par exemple, la volute étirée d’un Projet de présent de la Ville de Paris à Henri II de 154974. Le colophon du Second Livre de Serlio fait même penser, nous l’avions indi-qué plus haut, à une collaboration entre les deux artistes (fig. 16).

Les arrière-plans à l’antique offrirent aux peintres et dessinateurs un champ d’expérience qui leur permit de se hisser au rang de connaisseurs du patrimoine humaniste, dont l’art de bâtir fut un enjeu essentiel. De surcroît cette tendance reflète la volonté de participer aux progrès de l’architecture monumentale qui connut alors un épanouissement prodigieux. De telles recherches favorisèrent en plus la résurrection virtuelle de certaines typolo-gies comme des rotondes qui, difficilement compatibles avec une commande monumentale, gagnent même le petit format des livres d’Heures, tel que celui du connétable de Montmorency75.

Les rotondes de l’Annoncation de Chaalis ou le dessin d’Aréthuse d’une part, du Martyre de saint Mammès et la Mort d’un saint personnage du Louvre d’autre part, trahissent de nombreux parallèles entre la production de Primatice, également influencé par Serlio, et celle de Jean Cousin le Père (fig. 3, 9, 18, 19a,b). Grâce à son maître Giulio Romano, le Bolonais a pu se familiariser avec des arrière-plans à l’antique durant son apprentissage à Mantoue et, après son arrivée en France, il surveilla en 1532-1533 l’exécu-tion des tapisseries avec Les Histoires de Scipion l’Africain, signé par l’ar-tiste romain76. La Salita del Campidoglio, par exemple, est caractérisée par un impressionnant paysage monumental peuplé d’une rotonde, de

por-74 Paris, Ecole nationale supérieure des Beaux Arts (H. Zerner, L’art de la Renais-sance…, 1996, p. 239).

75 La prophétesse Anne consacrant son fils Samuel. Enluminure des Heures du conné-table de Montmorency, 1549 (Chantilly, Musée Condé).

76 B. Jestaz avec la collaboration de R. Bacou, Jules Romain, l’histoire de Scipion: tapis-series et dessins, catalogue d’exposition, Paris, 1978; N. Forti Grazzini, «Arazzi», dans Giulio Romano, catalogue d’exposition, Milan, 1989, pp. 467-473; L. Ange-lucci et R. Serra, Giulio Romano, catalogue d’exposition, Paris, 2012, pp. 13-14.

Jean Cousin le Père et l’architecture fictive

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tiques, d’obélisques et des colonnes. On ne peut que s’étonner que dans les architectures imaginées dans les scènes de la Galerie François Ier, où Prima-tice collaborait depuis 1533 avec Rosso Fiorentino, ces inventions n’aient même pas provoqué le plus pâle effet. Seulement lorsqu’il atteint sa pleine autonomie artistique après la mort du Florentin en 1540, ses compositions s’inspirent de la Seconde Renaissance, notamment du répertoire de Raphaël et de Giulio77. Contrairement à Jean Cousin, les prototypes antiques restent d’abord beaucoup moins fréquents dans l’œuvre de Primatice et ils connurent une prolifération seulement pendant les années 1550 sur les parois de la galerie d’Ulysse à Fontainebleau78.

Pour Jean Cousin, en revanche, les allusions à l’antiquité assument un rôle essentiel dès le début des années 1540 et il réussit à en développer sa propre vision, à travers des inventions d’une grande originalité. Dépourvu d’une expérience directe avec l’Italie, il réussit à recomposer des organismes architecturaux et à les assimiler à d’autres contenus et c’est presque avec le regard d’un architecte qu’il contrôle espaces et ordres, même si les relations mutuelles entre les constructions sont parfois dépourvues de ratio, comme dans le cas de La mort d’un saint personnage (fig. 18). Parfois il semble même se livrer aux «divertissements ». En général les architectures imagi-nées de Primatice sont plus proches de l’œil du spectateur et l’action se dé-roule souvent dans des intérieurs, en l’attirant au cœur de l’épisode. Chez Cousin, il reste en général dehors et est obligé de regarder les monuments et les ruines avec une certaine distance. Une partie de ceux-ci est coupée et réduite à des fragments par le format du dessin, ce qui exalte leur impact, mais produit aussi une impression de dissonance et d’instabilité du contexte physique. Si Primatice apprécie la colonne, Cousin invente des monuments qui en sont entièrement composés, en renonçant aux murs: l’édifice sacré de la scène avec Saint Mammès prêchant aux bêtes sauvages, la tholos de la Mort d’un saint personnage ou l’exèdre avec La Parenté de la Vierge de Darmstadt (fig. 4, 17, 18). Le portique à colonnes ioniques géminées de Lutetia nova Pandora du livret de l’entrée d’Henri II à Paris de 1549, dont une partie avait été signée par Cousin, représente aussi une occurrence in-téressante concernant des décorations79. Garant d’une apparence antique et pivot de la configuration spatiale, la colonne fait émerger, à travers un emploi systématique, des trames sur lesquelles s’élèvent les constructions.

77 S. Frommel, «Rosso Fiorentino e Francesco Primaticcio…», 2011, pp. 138-139.

78 S. Frommel, Primatice architecte, Paris, 2010, pp. 142-143.

79 Paris, Bibliothèque Nationale de France, rés. Lb31 (H. Zerner, L’art de la Renais-sance…, 1996, pp. 231 et 284). Ce portique relève d’ailleurs également d’une influen-ce serlienne par le motif octogonal du pavement (Second Livre, 1545, f° 29v et 45r) et les ornements dans la frise (Troisième Livre, 1540, f° XXI).

SABINE FROMMEL

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En même temps, par des recherches autour de l’organisme centré, les ré-flexions de Jean Cousin s’entrecoupent avec celles de la Renaissance ita-lienne et il sait les faire résonner avec une étonnante originalité.

Au sein de ces processus, les leçons de Serlio avaient un double rôle:

fournir des modèles et les adapter dans une autre ambiance. En s’appro-priant un prototype et en intégrant sa logique, de multiples élaborations peuvent en découler, se ramifier et proliférer, selon un propre dynamisme.

Jean Cousin le Père a tiré de cette méthode une formidable récolte et donné une contribution notable à l’évolution des architectures fictives qui, seuil entre imagination et conception dont les limites se diluent parfois, consti-tuent un champ d’expérimentation primordial pour l’évolution des langages architecturaux pendant la Renaissance.

Jean Cousin le Père et l’architecture fictive

Fonctions et représentations de l’architecture dans