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Des inventions à l’antique

48 Paris, Musée du Louvre, Département des arts graphiques, INV 33427r (Inventaire informatique du Département des Arts graphiques, pp. 17/18; H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, pp. 238-240).

Le dessin avec Jeux d’enfants dans un paysage de ruines (Paris, Musée du Louvre), cité plus haut, est une pièce de bravoure d’un paysage antique qui s’inscrit dans la devise serlienne du Troisième Livre: Roma quanta fuit ipsa ruina docet (fig. 15)48. Au frontispice de celui-ci renvoient aussi les arcades rustiques et les fragments d’architecture parmi lesquels se divertissent les angelots. Isolés, ces arcs sont juxtaposés et superposés selon différents points de vue comme si l’artiste voulait faire découvrir au spectateur de multiples visions de la ruine. Avec minutie est figuré l’amphithéâtre et on distingue clairement les gradins qui montent vers le premier étage, dont les arcades sont garnies de colonnes doriques soutenant le poids d’un énorme entablement. La présence d’arcades aux deux extrémités de la ruine laisse deviner l’existence d’un deuxième étage. Tout compte fait, plus que les

Fig. 15. Jean Cousin le Père, Jeu d’enfants dans un paysage de ruines. (Paris, Musée du Louvre).

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planches du Troisième Livre, cette représentation rappelle les relevés du Colisée de Giuliano da Sangallo49. De tels dessins circulaient sans doute en France, peut-être même grâce au portefeuille de Serlio. Au milieu de cette scène se dresse une colonne triomphale, une variante de la Colonne Trajane préfigurée par le Troisième Livre, placée ici sur un socle imposant à ar-cades. La dimension s’harmonise mal avec les autres constructions, d’une échelle beaucoup plus petite50. Un édifice curieux occupe le plan médian à droite: un obélisque se dresse sur un socle doté de termes dépourvus de bras, placés aux quatre coins. Cousin a certainement connu les nombreuses interprétations des supports anthropomorphes dans l’ambiance bellifon-taine, dont certains sont inspirés par le frontispice du Quatrième Livre de Serlio51. Les fragments architecturaux identiques – arcades rustiques, frag-ments d’amphithéâtre et colonnes triomphales – sont d’ailleurs visibles dans le colophon à la fin de Second Livre de Serlio et il est légitime de se deman-der si le contact entre Serlio et Jean Cousin fut si intense que le Français aurait pu collaborer à l’élaboration de ce traité (fig. 16). L’aquarelle attri-buée à Etienne Delaune avec l’Allégorie de la religion (Paris, Musée du Louvre) montre que les paysages à l’antique de Jean Cousin ne sont pas dépourvus de fortune52. Les assemblages sont cependant assez étranges et le rythme tassé selon lequel sont rassemblés les morceaux est d’un effet dis-sonant qui révèle que l’artiste est loin d’atteindre la capacité de Jean Cousin d’assimiler des modèles dans un nouveau contexte53.

49 Par exemple Giuliano da Sangallo, Taccuino Senese, SIV, f° VI.

50 Le podium carré à gradins visible en haut à gauche, qui s’inspire sans doute aussi du Second Livre, révèle que chaque détail est défini avec la plus grande attention; l’artiste l’utilise d’ailleurs aussi comme couronnement d’un modèle d’orfèvrerie, gravé en 1545 par le Maître N.H. d’après Jean Cousin, conservé à Paris à la Bibliothèque Nationale, Ed. 8 (H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 229).

51 S. Frommel, «Coullonnes en grez en façon de Thermes à mode antique: Karyatiden und Hermen am französischen Hof in den Jahren 1540», dans Synergies in Visual cultures, Bildkultur im Dialog. Festschrift für Gerhard Wolf, à paraître. La construc-tion de Jean Cousin le Père présente des analogies frappantes avec le dessin de Filarète d’un Monument pour le roi Zogaglia (Codice Magliabechiana, II,I, 140 (f° 102v).

52 Paris, Musée du Louvre, Inv. 33425. Sur les rapports entre Cousin et Delaune voir H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 277. L’Inventaire informatique du Dé parte ment des arts graphiques attribue cependant la feuille à Baptiste Pellerin (28/8/2013, pp. 36/37).

53 L’arcade intermédiaire forme une portion d’amphithéâtre surmontée de colonnes qui semblent soutenir un arc, alors que l’ouverture laisse entrevoir des gradins qui mon-tent vers la ruine d’un monument circulaire abritant la Sainte Famille. Muni de murs creusés de niches et couvert d’une coupole à caissons, il varie le tempietto assai pic-colo du Troisième Livre de Serlio (f° XXXIII). Un obélisque, placé sur un socle ornemental complète ce scénario antique, que l’artiste a copié sans avoir pénétré la syntaxe et les fonctions des ruines.

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Fig. 16. Sebastiano Serlio, Second Livre, colophon.

Fig. 17. Jean Cousin le Père, Parenté de la Vierge ou La Lignée de sainte Anne. Darmstadt, Hessisches Landesmuseum.

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Récemment Dominique Cordellier a ajouté au catalogue de Jean Cousin le Père la Parenté de la Vierge ou La Lignée de sainte Anne, conservée dans la Graphische Sammlung du Hessisches Landesmuseum à Darmstadt qui serait une confirmation pertinente de son ingéniosité dans ce domaine (fig. 17)54. Un exèdre garni de colonnes géminées d’un ordre ionique et sommé d’une voûte en cul-de-four est ceint d’un déambulatoire. Ce dernier est ennobli d’une colonnade, également munie de colonnes ioniques, ados-sée au mur extérieur. Les relations mutuelles qu’entretiennent les figures avec les supports contraignent le dessinateur à renoncer à quelques-unes des co-lonnes géminées et à «abréger» la cohérence du système architectural. Cette impressionnante vision spatiale s’inspire de deux modèles romains: l’église de Santa Costanza à Rome, transmise par le tempio di Bacco du Troisième Livre de Serlio55 et celle de Santo Stefano Rotondo qui préfigure l’entable-ment droit, le déambulatoire à plafond plat et l’ordre ionique canonique.

Peut-être Serlio disposait-il d’un dessin de cette dernière, documenté par un magnifique relevé effectué par son maître Baldassarre Peruzzi56. Présidée par une centralisation suggestive, la composition dégage pleinement l’esprit de la Seconde Renaissance, incarnée par le Tempietto de Bramante, non sans rappeler des projets d’églises de l’œuvre tardive de Peruzzi où les déam-bulatoires à colonnes géminées se multiplient57. A l’instar d’une scénogra-phie de théâtre, trois larges gradins conduisent au sol élevé de l’exèdre.

L’engouement pour des dispositions centrées trouve son apogée dans une scène conservée au Louvre sous le titre La mort d’un saint personnage (fig. 18)58. Au milieu se dresse une tholos ouverte, composée de huit colonnes corinthiennes qui soutiennent un entablement tripartite (fig. 21a)59. L’or-ganisation ainsi que le rendu géométrique de cet édifice renvoient à l’An-nonciation de Chaalis, comme si l’artiste avait voulu la traduire dans une forme plus élégante (fig. 9, 19a-b). Le contexte est cependant différent,

54 D. Cordellier dans Französische Zeichnungen des 16., 17. und 18. Jahrhunderts im Hessischen Landesmuseum Darmstadt, éd. D. Cordellier, P. Rosenberg et P. Märker, Darmstadt-Montreuil, 2007, pp. 42-43; D. Cordellier, «Dessins inédits de Jean Cou-sin le Père», dans Renaissance en France, renaissance française?, éd. H. Zerner et M. Bayard, Rome, 2009, pp. 197-214.

55 S. Serlio, Terzo Libro, 1540, f° XVIII-XX.

56 C.L. Frommel, «Sulla nascita del disegno architettonico», dans Rinascimento da Brunelleschi a Michelangelo. La rappresentazione dell’architettura, éd. H. Millon et V. Magnago Lampugnani, Milan, 1994, pp. 112-113.

57 Voir par exemple UA 449Av ou 451Ar (H. Wurm, Baldassarre Peruzzi. Architektur-zeichnungen, Tübingen, 1984, pp. 352-353).

58 Paris, Musée du Louvre, Inv. 20873r (Inventaire informatique du Département des arts graphiques, pp. 13-14).

59 Afin d’assurer la libre vision de l’action, le dessinateur renonce à une colonne.

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Fig. 18. Jean Cousin le Père (?), Mort d’un saint personnage. Paris, Musée du Louvre, Département des Arts graphiques.

Fig. 19a. Tempietto de l’An-nonciation de Chaalis b.Tempietto de La mort d’un saint personnage.

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Fig. 20. Francesco di Giorgio, plan d’un palais idéalisé. Codice Magliabechiano.

puisque le tempietto est entouré d’une colonnade, formée également de co-lonnes corinthiennes, qui fait partie d’une centralisation encore plus rigou-reuse que celle de Chaalis60(fig. 20). Elle renoue avec l’un des projets idéaux de Francesco di Giorgio pour un palais, qui fait deviner les principes géo-métriques de la Seconde Renaissance (fig. 20, 21a-b)61. Grâce à l’œuvre de Jacques Androuet Du Cerceau, nous savons que des dessins de l’architecte siennois, maître de Baldassarre Peruzzi, circulaient en France62. Le dessin d’une «villa in Spagna», conservé au codex italien du Musée des Beaux Arts de Lille, montre la fortune dont jouit ce système63. Au-dessus de la tholos, dans la sphère céleste, est placée une autre ruine circulaire qui, articulée par des piliers dotés de colonnes engagées et d’arcades, évoque un amphithéâtre.

Devant l’arcade centrale le Christ ressuscité tend son bras vers une figure féminine qui s’adresse à lui par le même geste, tenant dans la main droite un livre ouvert64. Au premier plan, est placé un large réceptacle ornemental,

60 La colonne isolée, placée à l’extrémité gauche, suggère l’existence d’une deuxième colonnade.

61 Codice Magliabechiano II.I.141 (Trattati di Architettura, Ingegneria e Arte militare, éd. C. Maltese, Milan, 1967, Tav 202).

62 Par exemple le dessin avec le temple de Nerva du Codice Saluzzia no (S. Frommel,

«Jacques Androuet du Cerceau…», 2010, pp. 126-129). Certains dispositifs du Troisième Livre auraient également pu motiver de telles recherches comme un edifico a San Se-bastiano près de Rome ou le Portico Pompei dans la même ville.

63 Les modèles d’architecture antiques et modernes de Raffaele da Montelupo (voir P. Galera Andreu, «Carlos V y la Alhambra», dans Carlos V y la Alhambra, Granada, 2000, p. 45).

64 Des gestes semblables sont visibles, par exemples sur le Martyre de saint Mammès (fig. 2).

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Fig. 21a. Restitution de la structure architecture de La mort d’un saint personnage (modèle: G. De Leo); b. Version idéalisée de la structure architecturale de La mort d’un saint personnage (modèle: G. De Leo).

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doté de volutes tordues, rappelant des bassins à l’italienne, utilisés par Cou-sin pendant les années quarante65. C’est là où la foule se presse autour d’un clerc qui donne les derniers sacrements à un mourant. A droite, un défilé de figures sort de l’enfer, représenté sous forme d’une église offrant des parallèles avec des typologies byzantines. L’interprétation de la scène n’est pas simple et, malheureusement l’iconographie ne peut pas être rattachée aux cycles de tapisseries de Cousin, ni à la Vie de saint Mammès ou à la Vie de saint Germain du chapitre de Saint-Germain l’Auxerrois de 1549, ni à la Vie de sainte Geneviève66. Les quatre vertus et la licorne au premier plan pourraient être interprétées comme attribut de la mort vertueuse qui exigerait, comme pendant, la mort d’un pécheur, qui aurait pu être représentée sur une scène autonome67. Quant à la complexité de l’architecture et la hardiesse du sys-tème, l’organisation architecturale rappelle celle du dessin avec la Parenté de la Vierge ou La Lignée de sainte Anne de Darmstadt et, par l’emphase donnée à la centralité, il va au-delà (fig. 17, 18). Mais contrairement à ce dernier la cohésion spatiale est moins développée et les éléments architectu-raux semblent obéir à des critères plutôt formels. L’artiste à même procédé avec deux échelles différentes, une plus petite pour le tempietto et une plus grande pour les portiques, ce qui provoque une incohérence du système constructif (Fig. 21a, b). Un dialogue recherché entre figure et l’ordre archi-tectural, les exigences d’une conception spatiale idoine aux fils conducteur de l’action, auraient pu guider ses choix. Il est difficile de décider si cette composition appartient aux recherches des années quarante, même si le lien avec l’Annonciation de Chaalis joue en faveur d’une telle datation comme aussi l’engouement de l’artiste pour des organismes architecturaux com-plexes68 (fig. 19a, b).

Le dessin de la Mort de Méléagre, destiné aux tapisseries de l’Histoire de Diane au château d’Anet, révèle que les compétences architecturales de Jean Cousin s’accompagnent d’un vif intérêt pour les ordres (fig. 22a)69.

65 Voir par exemple Ammia suppliant Faustus de lui confier la garde de saint Mammès (fig. 1).

66 A. Nassieu-Maupas, «Sur quelques collaborateurs de Jean Cousin», Documents d’his-toire parisienne, 6, 2006, pp. 11-12.

67 Je dois à Isabelle Saint-Martin cette observation.

68 Selon Dominique Cordellier, le dessin daterait plutôt des années cinquante ou soixante et l’attribution à Jean Cousin le Père ou le Fils reste indécise (communication orale).

69 Le dessin est conservé à l’École Nationale des beaux-arts (H. Zerner, L’art de la Re-naissance…, 1996, pp. 254-255).

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Fig. 22a. Jean Cousin le Père, Mort de Méléagre. Paris, Ecole Nationale supérieure des beaux-arts; b. Sebastiano Serlio, ordre dorique (Quatrième Livre).

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Le drame se produit à côté d’un édicule dorique, marqué par des colonnes d’angle qui s’élèvent sur des piédestaux et soutiennent un entablement doté d’une frise où alternent des triglyphes et des bucranes70. Cet ordre copie, jusqu’au menu détail, un modèle du Quatrième Livre de Serlio71 (fig. 22a, b). Une cadence rythmique articule le mur latéral: des demi-colonnes sépa-rent un large trumeau au milieu et, aux extrémités, des baies plus étroites.

Sur cette construction s’adosse un portique rustique dont les arcades re-tombent sur des piliers dotés de demi-colonnes corinthiennes baguées.

Marqués par un rythme décroissant, du bas vers le haut, ces anneaux s’ins-pirent des inventions du Libro Straordinario de Serlio, en trahissant une inclination pour un traitement innovant des ordres72. En outre, la combi-naison de bases d’un profil simple, le même que Cousin utilise pour les co-lonnes doriques, et d’un chapiteau corinthien reflète un goût pour des mes-colanze, toujours en conformité avec Serlio. La charpente est ouverte et montre la construction du toit à une seule pente, inachevé ou provisoire. La composition est moins complexe que les autres, examinés précédemment, où le regard se promène d’une construction à l’autre, parsemée des deux côtés de la scène, et occupant, selon une hiérarchie ses différents plans. Elle dégage néanmoins clairement le génie de Jean Cousin le Père.

Un édicule similaire domine le dessin intitulé Le prophète Daniel ex-pliquant au roi Nabuchodonosor le songe (Paris, Musée du Louvre) et qui a été ôté pour des raisons convaincantes du catalogue de Jean Cousin le Père en faveur de Geoffroy Dumonstier73. Ce dernier aurait pu s’inspirer de la Mort de Méléagre et prouver, une fois encore, la fortune des inventions architecturales de Jean Cousin le Père. Aussi cet exemple montre que l’ar-tiste éblouit par une faculté de coordination qui éclipse largement les tenta-tives des dessinateurs français de son temps.

70 La tapisserie montre que les lissiers avaient des problèmes avec l’exécution où le rythme entre triglyphes et bucranes (non visible sur le dessin) ne correspond pas aux règles.

71 S. Serlio, Quatrième Livre, 1537, f° XXI.

72 Voir par exemple planches X ou XIII.

73 Paris, Musée du Louvre, Inv. R 11993 (Inventaire informatique du Département des arts graphiques, pp. 34-35). Nous nous demandons si la scène représente vraiment Le prophète Daniel expliquant au roi Nabuchodonosor le songe telle qu’elle est signalée dans le catalogue du Louvre. Un groupe de personnages autour d’un roi agenouillé contemple un héros antique dépourvu d’une jambe et d’un bras, qui conjugue des traits de fameux prototypes comme Poséidon ou Hercule Farnèse. Quand on complète symétriquement la construction, quatre colonnes ioniques supportent un entablement sur lequel repose un fronton triangulaire assez bas.

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