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Le manuscrit de l’ Architecture ou Art de bien bastir de Turin

On peut démontrer que le manuscrit de Turin est postérieur à la version imprimée, dont il constitue une copie (le texte surtout). Je ferai seulement quelques observations significatives. Les premières pourraient avoir plus d’une explication, ne prouvant pas nécessairement la subordination du ma-nuscrit à l’édition de 1547. Toutefois, à la lumière des derniers points, on le verra, l’ensemble des observations converge vers la solution que j’ai anticipée:

a) Livre I, ch. 3: la dernière ligne du feuillet est en grande partie effacée et surmontée d’une correction interlinéaire. Les mots effacés «Il fault dava(n)tage qu’il co(n)gnoisse quelq(ue) chose en medecine» (suivis par:

«hidrauliq(ue) c’est a dire») ont été corrigés par: «Ung ouvrier ne sau-roit sanblabeme(n)t faire des machines». Le copiste, donc, s’est aussitôt aperçu qu’il avait avancé l’écriture du dernier alinéa du feuillet 4v de l’édition imprimée («Il fault davantage …»), il a effacé ce qu’il avait écrit et il a corrigé en copiant les premiers mots de l’avant-dernier alinéa («Ung ouvrier ne sauroit …»).

b) Livre I, ch. 6: dans le feuillet 8r du manuscrit, en commençant le cha-pitre VI (troisième ligne) on lit: «[…] gros air ny subject en bruines, mais regardant les regio(n) du ciel non trop chaude ny trop froide, ains temperees: sanblabeme(n)t non voisin de maraiz: car qua(n)t les pe/

titz…». De «mais regardant» jusqu’à «trop froide» est une adjonction interlinéaire. Une erreur optique, encouragée par la ressemblance entre

«mais» (début de la ligne quatre) et «ains» (début de la ligne cinq de l’édition imprimée), a conduit le scribe à sauter une ligne entière, la dernière d’un renfoncement de quatre lignes, dû à la lettrine.

c) Livre I, ch. 8: le feuillet du manuscrit montre un saut dans la ligne 11, introduite par «par lequel». Le «par lequel» suivant qui se trouve au commencement d’une ligne dans l’œuvre imprimée a sans doute encou-ragé le saut (de la ligne 32 à la ligne 35 de l’éd. 1547). Le feuillet, enfin, dévoile le travail de copie20. Le scribe a œuvré mécaniquement, comme tous les copistes, mais a également reproduit servilement. Il a donc transcrit aussi le mot «voyla» qui se trouve à la fin de la page 10v et que l’on retrouve à la page 11r où le texte continue après l’illustration de l’æolipyle. Mais dans le manuscrit, le texte, interrompu par la présence de l’illustration, continue dans le même feuillet: donc, il n’y avait pas besoin d’un mot de renvoi.

20 Je suis reconnaissant à Lucia Bertolini pour cette observation.

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d) On peut vérifier la même chose dans le feuillet qui comporte la fin du troisième livre (fig. 2). Ici le texte se dispose harmonieusement autour d’une corniche dont la gargouille est une tête de lion et les mots «I’ay discouru» se répètent deux fois, indépendamment de la fonctionnalité de la page, enregistrant la condition des pages 42v et 43r de l’œuvre imprimée.

e) Il en est de même dans le feuillet 53r du manuscrit qui reproduit l’état des pages 64v-65r de l’édition imprimée, quatrième livre, chapitre VII.

Dans ce cas aussi le copiste a transcrit les mots «si ce temple» qui, en partie («si ce»), se trouve à la fin de la page 64v et que l’on retrouve à la page 65r où le texte continue après l’illustration du temple monoptère.

Mais dans le manuscrit, le texte, interrompu par la présence de l’illus-tration, continue dans le même feuillet: donc, il n’y avait pas besoin d’un mot de renvoi21.

Le texte du manuscrit est donc copié sur celui de l’édition de 1547 (ou de 1572), même s’il y a des différences dans la langue22. Mais nous pouvons aller encore plus loin en suggérant la date post quem de 1551.

Dans le manuscrit, la très simple scænographie de Fra Giocondo est remplacée par l’élévation perspective d’un bâtiment (fig. 3) qui n’a de rela-tion ni avec celui de l’ichnographie ni avec celui de l’orthographie: c’est la première fois, en effet, que cela arrive dans l’histoire de l’illustration du traité de Vitruve. De plus, pour la première fois, la scænographie montre un édifice qui n’est pas symétrique. Si l’on imagine doubler le dessin en miroir,

21 Le rapport texte/images est le même dans l’édition de 1547 et dans celle de 1572. Les éditions de Cologny/Genève de 1618 et de 1628 n’ont pas de relation avec les éditions parisiennes de l’Architecture ou Art de bien bastir si non pour le texte (apprêté sur l’édition de 1572 comme l’ont démontré Herbert Mitchell et Max Marmor en 1996:

voir note 22), puisque les illustrations martiniennes ont été substituées par celles pu-bliées par Guillaume Philandrier en 1544 dans ses Annotations. Donc le rapport texte/images suit une autre mise en page.

22 Par exemple: avec/avecque, ciel/cielz, compte/comte, un/ung, chaulde/chaude. Evi-demment, dans la France du XVIe siècle, le texte imprimé n’a pas la même fonction normative (du point de vue soit de la langue soit de la graphie) qu’on lui reconnaissait en Italie et donc il pouvait être modifié. On le constate aussi dans l’exemplaire de la deuxième édition du Vitruve de Jean Martin publié en 1572, conservé à la Avery Li-brary de New York – étudié par Herbert Mitchell et Max Marmor –, dont on s’est servi pour apprêter l’édition de Cologny/Genève de 1618 et qui présente beaucoup de corrections. Voir H. Mitchell et M. Marmor, «An unrecorded manuscript translation of Philander’s ‘Digressio utilissimo’ on the classical orders and the Geneva Vitruvius of 1618», Journal of the Society of Architectural Historians, 55, 1996, pp. 152-157;

Architecture ou art de bien bastir, de Marc Vitruve Pollion, Mis de Latin en François, par Iean Martin, Secretaire de Monseigneur le Cardinal de Lenoncourt, Au Roy Tres-Chrestien Henri II, A Cologny, Par Iean de Tournes, M.DCXVIII.

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Fig. 2. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 59v. Droits réservés.

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Fig. 3. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 6v. Droits réservés.

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l’édifice devient alors un château à la française avec une cour ouverte, un pavillon central, deux ailes et deux avant-corps, qui s’inspire, avec beau-coup de liberté, de l’architecture serlienne, tant de celle bâtie ou projetée, que des exemples des traités. Les arcatures aveugles qui séparent les arcades du premier étage de celles de la gracieuse logette de couronnement ren-voient au projet d’Ancy-le-Franc (manuscrit de Munich), tandis que la par-tie inférieure de l’avant-corps se rapproche de l’avant-corps central de la façade extérieure nord du château d’Ecouen dû à Jean Bullant, dont la pré-sence n’est attestée qu’à partir de 155023.

Toutefois, la scænographie du manuscrit de Turin est tirée d’une gra-vure de Jacques Androuet du Cerceau, une grande composition d’architec-ture imprimée à Orléans et datée de 155124. Le dessinateur a considéré seulement la partie gauche de la gravure. Il a modifié la structure apicale, la logette de couronnement aux colonnes de laquelle ont été soumis des pié-destaux; il a transformé la petite loge en arcatures aveugles. Il a bloqué la profondeur des loges tout juste à l’arrière-plan et a coupé la grande archi-tecture de Du Cerceau au niveau de la sixième arcade de la logette du corps transversal. Il a cependant dû changer le rythme des arcades au premier étage et inventer l’articulation pariétale de la partie inférieure au moyen des ordres architecturaux ayant éliminé le grand et scénographique escalier.

Enfin, il a répliqué le schéma des deux étages et de la logette de couronne-ment dans les ailes et dans le corps central au fond. Le dessinateur n’a pas su résoudre l’articulation, au niveau du ressaut, entre la triade des arcades de la façade de l’avant-corps et celles qui parcourent la structure entière au deuxième niveau. Il n’a fait que reproduire le portail muni de tympan qui, dans la gravure, se trouve en correspondance du palier qui conclut la deu-xième volée de gauche, mais qui n’a aucune fonction dans le dessin de Turin où il reste un peu caché par les ombres et n’a presque pas d’épaisseur.

Le manuscrit n’est pas préparatoire pour une nouvelle édition: la pra-tique étant celle de corriger un exemplaire imprimé25. Il s’agit, donc, comme me l’a suggéré Howard Burns (que je remercie), d’une œuvre composée pour un commanditaire qui préférait un manuscrit somptueux à un livre imprimé, même s’il comporte des dessins inachevés qui rendent l’œuvre im-parfaite.

23 Le dessinateur, de même que l’architecte d’Ecouen, a eu recours soit à deux triades d’arcades sur deux différents niveaux, soit aux ordres superposés (dont l’inférieur sur des hauts piédestaux) non seulement sur la façade de l’avant-corps, mais aussi sur les flancs du ressaut.

24 Voir Jacques Androuet du Cerceau «un des plus grands architectes qui se soient ja-mais trouvés en France», éd. J. Guillaume et P. Fuhring, Paris, 2010, p. 21.

25 Voir note 22.

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