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Les dessins du manuscrit de Turin

Le Vitruve de Turin est caractérisé par des superbes dessins à la pierre noire et à la plume agrémentés d’un lavis à l’encre brune et grise. Le maître qui les a exécutés (certainement aidé par quelques-uns de ses collaborateurs – on y distingue plus d’une main) a visé surtout à remplacer par de nouveaux des-sins les illustrations empruntées (ou mieux, copiées) à l’édition vitruvienne de Fra Giocondo (Venise, 1511), donc les plus archaïques, afin de rendre les architectures plus crédibles. Ainsi, les illustrations de Giocondo ont disparu des livres Premier, Troisième et Huitième; le remplacement a aussi concerné les livres Cinquième et Sixième; soit un total de 28 nouveaux dessins, dont je propose quelques exemples:

Premier livre

1) L’ichnographie, le plan de l’édifice, a recours à la même gravure que celle de l’édition de Fra Giocondo, mais elle est animée par des ombres – dues à une source lumineuse qui se trouve à gauche – qui la font émerger du fond à lavis gris en donnant, en même temps, une hauteur aux murs. Le mot

«ichnographie» a été écrit en haut à l’intérieur d’un cadre qui entoure le dessin. En bas, l’inscription «orthographie est la representation de la figure ou relief du bastiment pour demo(n)strer quel et comment il doibt estre» se réfère au dessin qui occupe le feuillet suivant.

2) De la même main que le dessin précédent, l’orthographie est rem-placée par l’élévation géométrale de la façade d’un palais à trois niveaux (fig. 4) dont la hauteur diminue de bas en haut, avec des colonnes ioniques superposées et disposées selon une travée rythmique. L’élévation ne corres-pond pas au plan. Les fenêtres (qui diffèrent seulement par leurs dimen-sions) et les trois portails proposent de nouveau la typologie de ceux de Fra Giocondo et à la gravure de son édition renvoie aussi l’absence de pro-jection du toit: la façade, en effet, s’arrête au niveau de l’entablement api-cal. Les bases des colonnes n’ont pas de moulures: elles sont tout simple-ment indicatives d’un élésimple-ment constitutif de l’ordre. La travée rythmique, qui est l’élément le plus surprenant du dessin, correspond à une mise à jour architecturale qui renvoie aux nouveautés de l’architecture de Serlio (cour du château d’Ancy-le-Franc) et de Pierre Lescot (cour carrée du Louvre).

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Fig. 4. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 6r. Droits réservés.

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3) La très simple scænographie de Giocondo est remplacée, par la même main que celle des deux dessins qui précèdent, par l’élévation perspec-tive d’un bâtiment (fig. 3) qui n’a de relation ni avec celui de l’ichnographie ni avec celui de l’orthographie et qui, comme on l’a vu, est tiré d’une gravure de Du Cerceau. Le maître qui a dessiné la scænographie, ou mieux, la

«perspec tive» (mot qu’il a «sculpté» sur une table du bâtiment) a voulu, donc, traduire du latin en français l’architecture, en poursuivant le même but que Martin – et celui de tous les traducteurs de Vitruve du XVe et du XVIe siècles –, à savoir nationaliser, donc franciser, le De architectura afin qu’il puisse jouer un rôle identitaire en renouvelant les liens avec l’antiquité romaine.

Troisième livre

1) La mesure des cannelures des colonnes donne lieu à une exquise nature morte de morceaux de corniches et tronçons de colonnes (fig. 5) à la ma-nière des frontispices du Quatrième et du Troisième livres de Serlio. La composition «de ruines» du Quatrième livre (publié en italien en 1537 et en français en 1542) est recueillie dans l’espace entre le fronton et l’entable-ment au-dessus des hermes. Celle du Troisième livre (publié en italien en 1540 et en français en 1550) est au premier plan, aux pieds des piliers des arcades d’un édifice en bossage26, lui aussi en ruine, à la manière des instru-ments de musique cassés et inutilisables – des «ruines» donc – aux pieds de sainte Cécile et des saints qui l’entourent dans le tableau de L’Extase de sainte Cécile de Raphaël, dès 1516 dans l’église San Giovanni in Monte de Bologne, la ville de Serlio27. Je suggère aussi une autre référence: la marque-terie représentant saint Jean dans la boiserie de la chapelle du connétable de Montmorency au château d’Ecouen (maintenant au Musée Condé à Chan-tilly), attribuée un temps à Jean Goujon et aujourd’hui donnée à son atelier (ou à ses successeurs). Jean Martin affirme que Goujon travailla comme architecte pour Anne de Montmorency avant de passer au service du roi.

26 Pour la fortune des encadrements des frontispices des livres de Serlio voir M. Vène, Bibliographia serliana, Catalogue des éditions imprimées des livres du traité d’archi-tecture de Sebastiano Serlio (1537-1681), Paris, 2007, p. 50, 52, 54, 56, 62, 64, 69, 73, 75, 80, 81, 83, 97, 98, 103, 105, 132, 162-165.

27 Voir F.P. Di Teodoro, «‹… e similmente alcuni suoi veli e vestimenti di drappi d’oro e di seta…›: nota sulla Santa Cecilia di Raffaello», dans Gedenkschrift für Richard Harp rath, éd. W. Liebenwein et A. Tempestini, Munich-Berlin, 1998, pp. 130-136;

F.P. Di Teodoro, «Ancora sull’ ‹Estasi di Santa Cecilia›: note minime», Atti e studi.

Accademia Raffaello, 1, 2007, pp. 55-74.

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Fig. 5. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 58v. Droits réservés.

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Fig. 6. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 81v. Droits réservés.

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Fig. 7. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 83v. Droits réservés.

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Il est donc vraisemblable qu’il ait travaillé, dans les années 1544-1547, au château d’Ecouen où il aurait en particulier établi le projet de l’aile d’entrée, aujourd’hui détruite28.

Huitième Livre

1) Le fontainier, la gravure qui ouvre le Huitième livre, a été complètement transformé (fig. 6). Le dessinateur a proposé un jeune homme nu, étendu sur un drap, alors qu’il est en train de regarder les humeurs «sourda(n)tes

& s’entrebrouillantes en l’air par tourbillons». Tandis que la gravure emprun-tée à Fra Giocondo montre seulement le fontainier, des arbres et la silhouette d’un château crénelé dans le lointain, le dessin français a plongé le jeune homme dans un paysage avec un petit bois à droite, des arbres isolés au centre et des ruines sur le sommet d’une colline à gauche, comme s’il était dans la campagne romaine. L’obélisque, les arcades d’un amphithéâtre, le bâtiment en ruine sont des topoi pour suggérer l’Antiquité. Toutefois je voudrais souligner que l’édifice dont on ne voit que deux murs orthogonaux est trop précis pour n’être que pure invention. Je suggère qu’il s’agit d’un souvenir des puissantes murailles en briques du soi-disant Temple de Janus qui se dresse encore dans la campagne d’Autun, l’Augustodonum de l’empe-reur Auguste dans la Gaule lyonnaise29. Je dis souvenir et non renvoi, car l’édifice dessiné en conserve tous les ingrédients, mais disposés de façon spéculaire.

2) Le dessin d’un aqueduc, avec des «canaux maçonnés à ruis sellement», montre, d’une manière plus «réaliste» que la xylographie empruntée à Fra Giocondo, la maçonnerie solide des piliers, des arcades, des réservoirs, du triple bassin pour recevoir l’eau (fig. 7). Les rochers deviennent les protago-nistes du dessin de Turin. Ce sont eux, en effet, les sujets du passage de Vitruve (VIII, 6, 3). Avec beaucoup de maîtrise, alors, la plume entrelace des traits parallèles ou curvilignes d’encre brune en modelant les échan-crures et les saillies des rochers avec le même plaisir que celui du

peintre-28 Voir P. Du Colombier, Jean Goujon, Paris, 1949; H. Zerner, L’art de la Renaissance en France. L’invention du classicisme, Paris, 1996, pp. 160-163; E. Bugini, «Les mar-queteries de la chapelle Saint-Louis au château de Chantilly», dans Peindre en France à la Renaissance. II. Fontainebleau et son rayonnement, éd. F. Elsig, Cinisello Bal-samo, 2012, pp. 171-183.

29 Voir A. Ferdière, La Gaule Lyonnaise, Paris, 2011.

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graveur – Jean Cousin ou Jean Goujon? – de Poliphile devant les trois portes du Songe de Poliphile (1546)30.

Beaucoup d’autres dessins empruntés à Fra Giocondo n’ont pas été changés, vraisemblablement parce qu’ils remplissaient encore leur fonction explica-tive du texte vitruvien.

Le dessinateur a aussi légèrement modifié les dessins empruntés au Deuxième livre de Serlio31. C’est le cas de la Scène tragique et de la Scène comique (livre cinquième)32. Serlio décrit minutieusement comment les scènes «doivent estre reduictes en perspective», la disposition des édifices dans l’espace, la raison de leurs hauteurs. Les deux dessins du manuscrit transforment les vues perspectives en sens pictural; la source lumineuse est en haut à gauche et non à droite (comme dans les gravures); les ombres foncées font ressortir les édifices et les éléments structuraux mieux que dans les gravures: c’est surtout le cas des loges à piliers ou à arcades, des arcades, des piliers à bossage rustique de la Scène tragique. Il en est de même pour la profondeur: par exemple, dans la Scène comique, le dallage de la rue et de la place se poursuit au-dedans du «logis de la macquerelle marqué par l’enseigne des hamessons».

La Scène tragique a été complétée avec des bas-reliefs dans les attiques de la façade de l’arc de triomphe à une arche, à gauche (montrant, peut-être, une scène de sacrifice), et de la porte de ville, à l’arrière-plan (montrant un cheval et des hommes en mouvement). Est-ce que les trois cercles dans l’écusson à droite renvoient aux trois fleurs-de-lys de la Maison de France?

Il y a, toutefois, des incompréhensions de la gravure ou des erreurs dans les proportions. Les piliers à bossage sont trop hauts (il y a une bosse en plus:

neuf plutôt que huit): pour cela les arcs qu’ils soutiennent sont surbaissés et non en plein-cintre (on devait tenir la cote du bandeau); il y a seulement deux (et non trois) baies dans l’édifice derrière le petit temple à droite; le toit de l’édifice qui le suit est trop haut; la pyramide en arrière-plan à gauche est assez aiguë pour rivaliser avec l’obélisque qui est à côté d’elle; la tour en ruine (à gauche) dépasse en hauteur l’obélisque; les balustrades du balcon ont été simplifiées. Dans la Scène comique, enfin, l’arc à l’arrière-plan du

30 Voir Discours du songe de Poliphile […] nouvellement traduict de langage Italien en Francois, A Paris, pour Iaques Keruer aux deux Cochetz, Rue S. Iaques, M.D.XLVI;

H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 282.

31 Faisant partie du Second Livre de perspective, le Trattato sopra le Scene en occupe les dernières pages.

32 Et aussi de la Scène satyrique. Cette dernière n’a pas été achevée: l’artiste avait seule-ment commencé à définir les eleseule-ments qui la composent, travaillant sur le squelette d’ensemble, lorsqu’il s’est interrompu.

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porche à gauche est en plein-cintre et non en arc brisé; presque tous les pe-tits cercles décoratifs semés un peu partout dans les édifices ont été ajourés.

Selon Pierre Du Colombier33, au moins 11 planches de l’édition de Jean Martin sont inspirées de celle de Cesare Cesariano, un élève soit de Bra-mante soit de Léonard de Vinci34. Même les dessins qui se réfèrent aux gravures inspirées de Cesariano, dans le premier et le deuxième livres, ont été légèrement modifiés. Par exemple, la planche avec les fondements de murailles (page 9v), peu touchée en ce qui concerne l’angle technique, a reçu un paysage en décor: des rochers, des arbres, des collines et des mon-tagnes l’entourent désormais (Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 10r).

Les gravures, dont Goujon reconnaît la paternité, n’ont pas subi de changements, mais des transformations complètes. C’est signe, alors, qu’elles conservaient encore à la fois leur qualité artistique et, surtout, leur valeur didactique, et qu’elles continuaient à interpréter au mieux le texte difficile et corrompu de Vitruve. C’est le cas des différents tracés du chapi-teau et de la base dorique (pages 54r-v, 55r-55v, 56r et 57r) dont Goujon écrit dans sa lettre Aux lecteurs:

La proportion du chapiteau Dorique est bien exprimée dedans le texte de Vitruve, &

tous ses membres suffisamment declarez: mais pource qu’un iour fut communiquée a messire Sebastian Serlio une figure que i’en avoie faicte, & qu’il trouva que elle estoit bien selon la reigle de l’autheur, si ne se peut il tenir de dire que le vaisseau de la balance ne devoit estre tiré d’un seul poinct, a cause qu’il seroit trop rond, & ne se monstreroit pas assez doulx, cela me feit accorder a son dire: neantmoins qu’il n’en soit rien dit au texte, & pour oster les lecteurs hors de peine i’en voulu faire toutes les differe(n)ces des chapiteaux Doriques lesquelz vous trouverez aux Cinqua(n)tequatre, Cinquante cinq, Cinquantesix, & Cinquanteseptiemes feuilletz de ceste œuvre afin que les ouvriers puissent asseoir leur iugeme(n)t la dessus, & pre(n)dre celluy qui plus beau leur semblera.

Le fait que Goujon ait voulu (ou ait dû ou désiré) envoyer un dessin à Sebas-tiano Serlio témoigne du rapport entre les deux artistes-architectes et, sur-tout, de la position subalterne de Goujon (peut-être même dans l’exécution des gravures pour l’édition de Vitruve de 1547) qui, d’autre part, dès le dé-but de sa lettre Aux lecteurs reconnaît à Serlio la primauté dans l’action du renouveau architectural dans la France des années 1540: «Et encore pour ce iourdhuy avons nous en ce Royaume de France un messire Sebastian Serlio, lequel à assez diligemment escrit & figuré beaucoup de choses selon les regles de Vitruve, & à esté le commencement de mettre teles doctrines en lumiere au Royaume».

33 Voir P. Du Colombier, Jean Goujon, 1949, pp. 124-128.

34 Voir C. Cesariano, Volgarizzamento dei libri IX (capitoli 7 e 8) e X di Vitruvio, De Architectura, secondo il manoscritto 9/2790 Secciòn de Cortes della Real Academia de la Historia, Madrid, éd. B. Agosti, Pise, 1996, p. 89.

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Et c’est aussi le cas des chapiteaux corinthiens ou composés, inspirés de ceux que Serlio avait publiés dans son Quatrième livre, pages 44v (division modulaire du chapiteau corinthien), 48r et 51v (chapiteau composé), où le changement se manifeste surtout dans les ombres (ce qui arrive aussi pour l’æolipyle du premier livre, page 11r). Les dessins gardent, toutefois, leur très haute qualité.

Le dessinateur a également conféré un rendu tridimensionnel aux bases, aux chapiteaux et aux frises, en ayant recours aux ombres. Quelquefois il a aussi complété ce que les gravures de l’édition de 1547 montraient seule-ment en partie. Dans le feuillet 36r (Livre troisième, cinquième chapitre) ont été dessinées les deux bases athénienne (c’est-à-dire attique) et ionique qui dans l’édition imprimée occupent les pages 36v et 37r. Il s’agit de deux dessins au trait essentiellement géométriques, avec l’indication des rapports proportionnels qui lient les différentes parties des bases (plinthe, tores, sco-ties, astragales, armilles) entre elles; le premier attribué à Jean Goujon par Pierre Du Colombier, le deuxième revendiqué par Goujon dans sa lettre Aux Lecteurs à la fin de l’édition de 1547. Dans le manuscrit, le lavis appli-qué au pinceau ou à pointe de pinceau a arrondi les tores, les scoties, les baguettes et les filets en les faisant ressortir sur le fond du papier (fig. 8).

Le chapiteau ionique de la page 37v et la volute de la page 38r, gravures reconnues par Goujon, sont accompagnées d’une longue digression dans la postface où il est question de la difficulté de tracer la «circu(n)volutio(n) ou tournoyeme(n)t de la volute, autreme(n) Limace». Goujon dénonce l’erreur des modernes qui, au lieu de tracer la volute selon la spirale d’Archimède, la tracent en ovale. Il loue Albrecht Dürer qui, selon lui, a été le seul, suivi par Guillaume Philandrier, qui l’a «tournée perfectement bien», et ajoute que

«afin de prouver mon dire, vous trouverez l’ovale & la plus ronde aux Trentesept & Trentehuitieme feuilletez de ce livre, chose qui vous doit contenter». De la volute «plus ronde» le manuscrit de Turin nous conserve seulement une esquisse très tôt abandonnée, peut-être car il y avait déjà des erreurs dans le dessin du chapiteau ionique dans la moitié supérieure du feuillet. Au contraire, le dessinateur a complété le chapiteau «incorrect» – tracé, il faut le souligner, selon la méthode très élégante décrite dans le De re aedificatoria de Leon Battista Alberti, traité que Jean Martin traduisit peu d’années après l’Architecture de Vitruve et qui parut de façon posthume en 155335 – en renversant à gauche les perles et les fusaroles de l’astragale, les oves de l’échine, la gousse près de la volute, l’ornementation de l’abaque.

Le lavis, enfin, a rendu le chapiteau presque sculpté (fig. 9).

35 L’architecture et art de bien bastir, divisée en 10 livres du Seigneur Léon Baptiste Albert, Traduicts de latin en françois par Ian Martin, Paris, 1553.

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Fig. 8. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 36r. Droits réservés.

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Fig. 9. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 36v. Droits réservés.

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Fig. 10. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 57r. Droits réservés.

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La planche de la page 40r a été reconnue par Goujon qui dit l’avoir gravée pour démontrer le passage où Vitruve soutient que, dans des cas particuliers, on ne doit pas respecter les règles proportionnelles, mais plutôt augmenter la hauteur de la frise afin que, pour des questions de perspective, la vue soit satisfaisante. Dans le manuscrit, la planche de la page 40r a été divisée en deux parties: dans un premier feuillet le dessinateur a reproduit l’entablement ionique avec l’architrave à trois fasces (dont l’inférieure n’a pas été tracée – mais on en lit la hauteur, 3, par rapport au diamètre de la colonne – et la supérieure est conclue par sa cimaise à doucine renversée), la frise et la corniche à denticules qui se termine par une doucine droite. L’entablement, en projection orthogonale dans l’édition imprimée, est rendu en perspective dans le manuscrit. La portion de frise ionique a été dessinée en perspective dans un deuxième feuillet, 57r (fig. 10). Les enroulements d’acanthe ont été prolongés par une main très exercée et sûre à la plume et à l’encre brune.

Les ombres légères exécutées au lavis leur donnent une épaisseur. La frise, ébréchée, est devenue une pièce archéologique, un vestige de l’antiquité.

Le dessinateur a aussi traduit presque toutes les illustrations qui sont en projection orthogonale dans l’édition imprimée en dessins perspectifs, plus lisibles. Quelquefois la traduction est faible, parfois elle est si puissante que le dessin acquiert la qualité d’une nouvelle création.

Le porche aux colonnes persanes se présente, dans le feuillet 3r de Tu-rin, comme une logette (fig. 11). Les colonnes et les piliers à l’arrière-plan sont posés sur des piédestaux. Howard Burns, à l’occasion du colloque ge-nevois (avril 2011), a suggéré un renvoi aux édicules du Panthéon pour le haut piédestal en interprétant, en même temps, le manque de métopes et de triglyphes dans la frise dorique dans les parties sur le même plan, en retrait, comme un choix raffiné de l’auteur qui n’a pas voulu définir les parties se-condaires de cette architecture. Je voudrais toutefois suggérer une autre possibilité renvoyant aussi à deux sources probables pour l’aspect général (substituant, bien sûr, les colonnes persanes aux colonnes doriques). Je pense que le dessinateur n’a pas résolu le problème de l’angle entre avant-corps et renfoncement. Dans la boiserie de la chapelle du connétable de Montmorency – attribuée à l’atelier de Goujon (après 1547) – on voit deux métopes, tandis que la planche à la page XXX du Quatrième livre de Ser-lio, montre, elle, un demi-triglyphe, ou mieux un triglyphe plié, puisqu’il faut penser (et Serlio a dessiné aussi le plan de la petite architecture) au quart de colonne qui est placée à l’angle et à la parfaite axialité entre co-lonne et triglyphe imposée par la théorie vitruvienne, autrement dit la même solution d’angle que dans la première cour du Belvédère du Vatican de Bra-mante. Dans la gravure de Serlio la formule du demi-triglyphe a été étendue à la frise entière de l’arrière-plan.

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Fig. 11. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 3r. Droits réservés.

Fig. 11. Turin, Biblioteca Nazionale, L2-I-1, f. 3r. Droits réservés.