• Aucun résultat trouvé

Thèmes religieux et ruines antiques

L’une des scènes religieuses placées dans un contexte architectural classique est la fresque avec l’Annonciation, réalisée vers 1543-45 par Primatice sur la contre-façade de la chapelle Sainte-Marie à Chaalis (fig. 9)35. L’action se

35 S. Frommel, «Hippolyte d’Este à Chaalis. Architecture projetée, architecture peinte», Monuments et Mémoires de la Fondation Eugène Piot, 2008, pp. 154-171. Sur l’histoire de l’abbaye et la restauration des fresques, voir Primatice à Chaalis, éd.

J.-P. Babelon, Paris, 2006.

Fig. 9. Francesco Primaticcio, Annonciation. Chaalis, Chapelle de Sainte-Marie.

Jean Cousin le Père et l’architecture fictive

102

déroule dans une scénographie urbaine dominée par une tholos qui adopte celle de la marqueterie avec le Baptême de saint Dominique du sanctuaire de l’église du même nom à Bologne. Ce modèle, exécuté au début des années trente par Fra Damiano da Bergamo, probablement selon un carton de Se-bastiano Serlio, exigea une mise à l’échelle pour répondre à l’ampleur de la surface disponible et la distance optique. Cette expérience fit croître l’inté-rêt de Primatice pour l’architecture peinte et, après 1547, dans deux dessins destinés aux vitraux du château d’Anet avec L’Histoire d’Aréthuse, il re-vient sur le thème de la rotonde36. Pour Aréthuse transformée en fontaine, la tholos dorique du premier plan est dessinée avec exactitude jusqu’aux détails comme les caissons du plafond du portique et la balustrade par la-quelle s’achève l’édifice. Entourée de ruines de temples et d’obélisques, une deuxième rotonde, d’un caractère plutôt évocateur domine une ville à l’ar-rière-plan et révèle la flexibilité de ce prototype37.

Même si le format est infiniment plus petit (13,1cm×19,7cm), une comparaison entre l’Annonciation de Chaalis avec celle, gravée, de Jean Cousin le Père de 1544 (New York, Metropolitan Museum of Art) s’avère révélatrice (fig. 10)38. Le Français place l’action dans une espèce de portique d’une apparence assez sobre, limité de hauts murets, garnis de masques et de drapés, sur lesquels s’élèvent deux colonnes. Les bases attiques suggèrent un ordre dorique. La Vierge est agenouillée sur une plate-forme surélevée dont les gradins arrondis s’avancent vers un espace semi-circulaire depuis lequel s’approche l’archange, accompagné d’angelots39. Du côté de sainte Marie se dressent deux autres colonnes, cachées partiellement par un drapé et, à mi-chemin entre les deux protagonistes, un vase est placé sur le gradin inférieur40. Bombé, le ré ceptacle se rétrécit vers le bas en forme de cœur, les anses dessinent des courbes audacieuses, en rappelant des modèles dans le Premier Livre de Serlio41. A l’arrière-plan, on distingue les ruines éparses

36 B. Py, «Deux projets de Primatice pour les vitraux d’Anet illustrant l’histoire de l’Aré-thuse», dans Il mecenatismo di Caterina de’ Medicis: Poesia, feste, musica, pittura scultura, architettura, éd. S. Frommel et G. Wolf, Venise, 2008, pp. 245-249.

37 Une telle variante réapparaît, flanquée de hautes colonnes, sur le dessin avec Aréthuse poursuivie par Alphée.

38 H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 231.

39 Les larges gradins rappellent la scène avec Cléobis et Biton de Rosso dans la Galerie François Ier (S. Frommel, «Rosso Fiorentino e Francesco Primaticcio…», 2011, p. 124).

40 Dans ce vase pousse un lys, métaphore de la vie qui s’annonce, selon une longue tradi-tion iconographique.

41 S. Serlio, Primo Libro, 1545, f° 15v. Un vase est également visible sur Eva prima Pan-dora, mais sa forme rappelle plutôt le répertoire de Giulio Romano, qui aurait pu être connu en France grâce à son élève Primatice (U. Bazzotti, «Disegno per argenterie», dans Giulio Romano, catalogue d’exposition, Milan, 1989, pp. 454-457 et 461-462).

SABINE FROMMEL

103

d’une ville antique, allégorie d’un passé révolu. L’organisation des espaces, qui a vocation à exalter le dialogue entre l’archange et la Vierge, révèle le talent de l’artiste pour des orchestrations architecturales raffinées. La com-paraison avec une Adoration (Vienne, Albertina) de Rosso Fiorentino du début des années trente le prouve de manière encore plus pertinente. Les colonnes géminées sont de taille minuscule par rapport aux figures et les fragments architecturaux sont dépourvus de tout lien42. Alors que l’artiste florentin place les supports entre la Vierge et l’archange, le Français laisse vide l’espace entre les deux protagonistes, comme lieu du miracle.

Des ressemblances quant au rendu des monuments et des ruines sug-gèrent qu’un groupe de représentations, composé d’une Mise au tombeau (Vienne, Albertina), d’une Adoration (New York, Metropolitan Museum of Art), des dessins avec Saint François et saint Jérôme (Paris, Musée du Louvre) et d’une Crucifixion (Angers, Musée David d’Angers), relève d’un même génie et d’une même période (fig. 11-14). Pour ce qui concerne la gravure viennoise, des gradins sinueux descendent, à l’instar des rangs d’un amphithéâtre, depuis le mont Golgotha vers le premier plan43 (fig. 11).

Fig. 10. Jean Cousin le Père, Annonciation. New York, Metropolitain Museum of Art.

42 Vienne, Albertina, Graphische Sammlung, no SC.R.503, inv. 415 (S. Frommel, «Rosso Fiorentino e Francesco Primaticcio…», 2011, p. 129).

43 H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 230.

Jean Cousin le Père et l’architecture fictive

104

Fig. 11. Jean Cousin le Père, Mise au tombeau. Vienne, Albertina.

Fig. 12. Jean Cousin le Père, Adoration des bergers. New York, Metropolitan Museum of Art.

SABINE FROMMEL

105

Les protagonistes sont réunis autour du cadavre du Christ, à côté du tom-beau qui s’ouvre par une profonde arcade. Au fond, sur la colline, se dis-tingue une rotonde couronnée d’un dôme à gradins. Des fragments d’ar-cades et de colonnes qui l’entourent ne sont pas sans parallèle avec certains paysages antiques de Rosso dans la Galerie François Ier44. La Sainte Famille de l’Adoration (New York, Metropolitan Museum of Art) est réunie au premier plan, entre un portail cintré à gauche et une caverne servant d’abri aux bêtes à droite (fig. 12)45. Accentué d’une clef saillante et d’un profil d’imposte prononcé, le portail s’inspire du Second Livre de Serlio et à ce dernier renvoient aussi les morceaux d’entablement et de fûts de colonnes dispersés devant les protagonistes46. Le plan médian, situé à un niveau plus élevé, est présidé par une ruine, allégorie de la tradition païenne révolue, dotée de murs garnis de pilastres se poursuivant par un morceau de voûte en berceau. De concert avec d’autres ruines et fragments situés à l’arrière-plan, ces constructions renvoient les unes aux autres et font successivement découvrir les différents épisodes.

Des dessins avec Saint François et saint Jérôme et une Crucifixion té-moignent de spécificités semblables, assimilées à des thèmes bibliques très différents (fig. 13, 14). Dans le premier cas, un aqueduc de forme sinueuse se lance avec élan vers une porte de ville en ruine: l’arcade soutenue par des piliers à colonnes adossées est couronnée d’un fronton triangulaire, conformément à des modèles serliens du Sixième Livre47. Dominée par une rotonde, la ville se situe sur une colline depuis laquelle le paysage urbain s’échelonne sur la pente.

Une autre rotonde à l’arrière-plan gauche trahit l’appétit insatiable de l’artiste pour de nouvelles variantes: sur le cylindre se greffe une série de petits vo-lumes sur plan rectangulaire et produit une silhouette très contrastée (fig. 14).

44 Voir, par exemple, la Pestilenza con rovine, médaillon de la fresque avec Cléobis et Biton (S. Frommel, «Rosso Fiorentino e Francesco Primaticcio…», 2011, pp. 126-127).

45 L’arcade de cette caverne renvoie à la Mise au tombeau de Vienne (fig. 11). A côté de la caverne détériorée par des fissures se dresse un fragment de colonnes, similaire à celles du Martyre de saint Mammès ou de l’Annonciation. Comme un leitmotiv, cette colonne dialogue avec d’autres, situées à gauche du plan médian et à l’arrière-plan.

46 S. Serlio, Second Livre, 1545, p. 54.

47 Paris, Musée du Louvre, Département des Arts Graphiques, RF 385r (Inventaire in-formatique du Département des arts graphiques, pp. 19-20; H. Zerner, L’art de la Renaissance…, 1996, p. 260). Quant au modèle du Sixième Livre voir ms. Munich, f° 16r (Sebastiano Serlio. Libri Sesto, Settimo e Ottavo nei manoscritti di Monaco e di Vienna, éd. P.F. Fiore, Milan, 1994, pl. 15).

Jean Cousin le Père et l’architecture fictive

106

Cousin a-t-il voulu conjuguer le prototype antique avec des traits de l’église chrétienne? Quant à la Crucifixion, la ville antique occupe l’arrière-plan à droite et devant la rotonde trônant en haut est placée une curieuse construc-tion centrée, une variaconstruc-tion originelle de l’arco quadrifrons, placée sur un haut socle desservi de chaque côté par de longs perrons. Les quatre façades sont conçues comme des arcs de triomphe flanqués de colonnes robustes soutenant un fronton triangulaire.

Par de telles compositions Jean Cousin tisse avec intelligence les acqui-sitions de la Renaissance italienne et, abstraction faite de quelques frag-ments antiques, ses architectures sont loin d’être codifiées. Au lieu de se contenter d’évocations ou de débauches fantaisistes, il applique un savoir-faire raffiné d’élaborations qui fait que ses architectures sont construites et chacune témoigne d’une forme presque individualisée.

Fig. 13. Jean Cousin le Père, Saint Fran-çois et saint Jérôme. Paris, Musée du Louvre.

Fig. 14. Jean Cousin le Père, Crucifixion.

Angers, Musée David d’Angers.

SABINE FROMMEL

107