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Deux exemples interprétés à l’aune de cette bipartition

Cet étalonnage des valeurs sémantiques au gré de l’ascension du regard sur les gravures du maître, offre une clef herméneutique intéressante pour dé-crypter la lecture que propose Jean Duvet du texte de l’Apocalypse20. Ainsi, dans L’ange montre à saint Jean la Jérusalem céleste21 nous voyons, dans la zone basse, saint Jean endormi dans une cabane qui n’est pas sans nous rappeler la bâtisse primitive de Vitruve (L. II, Chap. 1) et d’Alberti (L. I, Chap. 2)22, alors que la partie haute présente une cité idéale, un tissu urbain complexe au vocabulaire essentiellement italien (fig. 3).

Arrêtons-nous un instant sur la Jérusalem céleste de la partie haute pour comprendre comment Jean Duvet accepte et réceptionne l’imaginaire an-tique.

20 Cette dichotomie de la représentation architecturale permet d’expliquer jusqu’à cer-tains détails dans les compositions de Jean Duvet. Dans le Jean mesurant la Jérusalem céleste et les deux prophètes, une porte triomphale, en bas à droite, contraste par son vocabulaire all’antiqua et l’attention que lui a portée le maître avec la mauvaise fac-ture de la «Sodome et l’Egypte» qui l’entoure. Si elle ne figure pas dans la partie haute, c’est certainement pour suivre à la lettre le Chapitre 11.2 de l’Apocalypse qu’illustre cette planche. En effet, dans ce chapitre, l’Esprit exhorte saint Jean à mesurer le temple, sauf l’ «atrium extérieur du temple… abandonné aux nations». Le parvis du Temple céleste se devait de recevoir un honorable traitement («atrium autem quod est foris templum eice foras et ne metieris eum quoniam datum est gentibus et civitatem sanctam calcabunt mensibus quadraginta duobus», Apocalypse 11.2). En guise d’hy-pothèse et toujours selon ce code, nous proposons de comprendre la ville du Frontis-pice non comme une Jérusalem céleste comme le propose Bersier, puisque nous y re-trouvons de nombreux bâtiments contemporains, ni comme une vue de ville des marches françaises (Genève pour Eisler, ville riche pour Jullien de la Boullaye) puisque nous y retrouvons quelques architectures à l’antique, mais bien comme ce mélange de la cité terrestre et de la cité céleste, entremêlées jusqu’à la fin des temps selon saint Augustin, c’est-à-dire justement jusqu’à l’Apocalypse. Cette représentation d’une ville mixte, mi-idéale mi-réelle, mi-antique mi-médiévale convient à la vision d’un mélan-colique, d’un saturnien tel que semble se portraiturer l’artiste au premier plan, sied au préambule d’une réflexion sur la distinction du Bien et du Mal à laquelle nous invite la lecture du texte de saint Jean.

21 Eisler 60, Bersier 39. Apocalypse 21.9-17 (c’est-à-dire entrée n° 60 dans le catalogue de C. Eisler, The master…, 1979, et entrée n° 39 dans le catalogue de J.-E. Bersier, Jean Duvet…, 1977, illustrant le passage du chapitre 21.9-17 de l’Apocalypse de saint Jean. Nous userons systématiquement de ces codes dans la suite de l’article.)

22 Jean Duvet a pu s’appuyer sur l’illustration de Cesare Cesariano («Les premiers édi-fices», illustration du De Architectura L. II, Chap. 1, éd. G. da Ponte, Côme, 1521, p. 32) ou celle de Jean Goujon (De Architectura L. II, Chap. 1, éd. J. Martin, Paris, 1547).

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Fig. 3. Jean Duvet, L’ange montre à saint Jean la Jérusalem céleste, 1545-1555. Eisler 60, Bersier 39. Apo 21.9-17. Langres, Musées, inv. 843-1-26. © archives de l’auteur.

Fonctions et représentations de l’architecture dans l’Apocalypse de Jean Duvet

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Premier constat: lorsque le texte de l’Apocalypse donne ne serait-ce qu’une brève description ayant trait à l’architecture, Jean Duvet la restitue. Dans le chapitre 21, qu’illustre cette gravure, nous lisons: «Elle avait une grande et haute muraille. Elle avait douze portes […] trois à l’orient, trois au nord, trois à l’occident». Et nous identifions les trois portes de l’un des pans de la cité céleste et la muraille qui les relie. Plus loin le texte évoque une «place»

(Chap. 21.21) et Duvet ne manque pas de l’y représenter. Eu égard aux dif-férences entre les œuvres d’un Hans Sebald Beham et d’un Virgil Solis res-tituant eux aussi ce plan23, il semble plus probable que Jean Duvet se soit référé directement au texte de l’Apocalypse qu’à une tradition iconogra-phique, faisant ainsi œuvre de philologue.

Deuxièmement, pour incarner cette cité, il utilise un certain nombre de modèles antiques et italiens, rassemblés durant un hypothétique voyage

23 De nombreux graveurs du XVIe siècle choisissent ce plan: C. Chédeau, La représenta-tion…, p. 6, note 36; W.A. Mac Clung, The Architecture of Paradise. Survivals of Eden and Paradise, Londres, 1983, p. 63.

Fig. 4. Sebastian Serlio, Eglise corinthienne, L.IV, Chap.8, Venise, 1537.

© archives de l’auteur.

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en Italie comme le propose Popham24 ou plus probablement en consultant les documents des architectes présents à la cour de Langres, qu’il trans-forme et découpe au gré de sa fantaisie pour n’en conserver que le signe.

C’est le cas de la façade d’église de type albertienne, à la droite de la gra-vure, inspirée de l’église corinthienne de Serlio (fig. 4)25. Il modifie pro-fondément son modèle quant à ces solutions ornementales en préférant un rythme binaire au rythme ternaire, en y changeant l’ordre et en y adjoi-gnant des détails graphiques propres à son langage, comme ce semi-oculus inséré dans le fronton issu peut-être de San Sebastiano de Mantoue ou du temple d’Orange que nous retrouvons sur de nombreuses constructions imaginaires de l’Apocalypse26. Malgré ces modifications, le signe «façade

24 Arthur Ewart Popham est persuadé que Jean Duvet a fait un voyage à Rome. La preuve en est, selon lui, que Jean Duvet s’est inspiré pour sa Sibylle de Cûmes directement de dessins romains de Raphaël et non de reproductions gravées. («Jean Duvet», dans Print Collector’s Quarterly, 8, 1921). Anthony Blunt le suit (Art et Architecture…, 1982, p. 101). Du point de vue architectural, à part les trois représentations rudimentaires du Panthéon et celle du château Saint-Ange, rien ne permet d’abonder en ce sens.

Colin Eisler quant à lui émet l’hypothèse d’un voyage vers 1509 en tant que soldat dans les campagnes d’Italie du Nord. Eu égard au langage lombard de certains de ces bâti-ments, ce qui ne demeure qu’une assertion apparaît plus que probable. Jullien de la Boullaye notait que la présence de Jean Duvet à Langres entre 1534 et 1544 n’est plus attestée par les archives communales et propose d’y voir le temps d’un voyage en Italie (E. Jullien de la Boullaye, Etude…, 1876, pp. 22-23). Si Jean Duvet n’était pas à Genève, en suivant la démonstration d’Henri Zerner, cette hypothèse demeure envisageable.

25 Sebastiano Serlio, «Eglise Corinthienne», illustration du Trattato di architettura, L. IV, Chap. 8, Venise, 1537.

26 Les bâtiments de Jean Duvet ne comportent aucune travée rythmique, à l’exception des deux exemples de portes triomphales. Cette solution fort prisée dans les années 1540-1550, utilisée par Serlio au château d’Ancy-le-Franc (à partir de 1544), et par Philibert de l’Orme au château d’Anet (à partir de 1544), ou dans la Chapelle Sainte-Croix à Langres, ne semble point intéresser notre artiste qui n’en use jamais. A cette constatation, qui peut nous étonner de la part d’un ordonnateur des adventi où les arcs de triomphe jalonnaient le parcours royal, s’en adjoignent d’autres. Première-ment, l’orfèvre ne porte pas grande attention aux ordres d’architecture: leurs chapi-teaux restent fantaisistes; aucune superposition des ordres (comme Philibert à Anet, Lescot au Louvre) n’est observable; la notion d’entablement lui semble souvent étran-gère; et nous pouvons suivre Henri Zerner lorsqu’il observe: «On dirait que Duvet n’a pas compris la différence entre un pilastre et une colonne» (L’art de la renaissance…, 2002, p. 451, note 32). Deuxièmement, notons l’absence dans ces gravures d’obé-lisques et de pyramides, poncifs de toutes les entrées royales du milieu et de la fin du XVIe siècle en France, et plus généralement des fonds architecturaux à l’antique. Ajou-tons, pour clore cette liste, l’absence de ruines antiques. Si ces observations peuvent nous renseigner sur les adventi de Langres et de Dijon, peut-être moins au fait des dernières tendances que celles de Lyon (1548) et de Paris (1549), elles nous semblent propres à comprendre la manière dont Jean Duvet use d’un répertoire de formes an-tiques sans se préoccuper des solutions à la mode dans les années 1540.

Fonctions et représentations de l’architecture dans l’Apocalypse de Jean Duvet

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d’église» est conservé, celui-ci surplombe une porte triomphale, redon-dance sémantique qui nous fait comprendre que nous pénétrons dans le sanctuaire le plus sacré. C’est une solution qu’il réutilise tant à la gauche de la présente estampe que dans L’ange montre à saint Jean le fleuve d’eau vive et l’arbre de vie, preuve qu’il y a une cohérence dans les agencements architecturaux de Jean Duvet, que ce foisonnement est réfléchi.

Peut-être plus que les traités de Serlio27, Jean Duvet a consulté le traité de Cesariano édité en 1521. Il en use avec beaucoup de licence graphique, mais il conserve toujours une logique dans le choix de ces modèles en fonc-tion de la place qu’ils occupent au sein de la représentafonc-tion. Par exemple, il utilise la basilique Julia dans laquelle le peuple romain se rassemblait pour figurer la muraille de la cité céleste où se réunissaient les élus28.

Fermons cette parenthèse et revenons à notre bipartition. Jean Duvet a sciemment disposé ces deux éléments, hutte vitruvienne en bas, cité idéale en haut, dans le dessein de créer du sens, démarche attestant une réelle ré-flexion du maître à l’endroit de l’architecture, attendu que l’Apocalypse ne fait nullement état d’une telle cabane29. Voici saint Jean endormi à Patmos dans une hutte qui symbolise l’état premier de l’humanité «transporté par l’Esprit», figuré ici par un ange, dans la partie haute dans laquelle il contemple «la ville sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel» (Apocalypse 21.1). Le passage d’une architecture la plus rudimentaire à celle la plus aboutie participe à un système de signes qui initient l’observateur au ravis-sement de saint Jean. Aussi, ne sommes-nous pas étonnés de retrouver fré-quemment dans les parties basses de ces compositions, des grottes aux ar-cades à peine esquissées qui évoquent l’ordre rustique et les états premiers et primitifs tant de l’architecture que de la nature humaine30.

Nous remarquons la même progression dans le Saint Jean avalant le livre (fig. 5)31: les cavernes en bas à gauche, une ville imaginaire à mi-chemin à droite et une architecture idéale et symétrique sur l’axe horizontal en haut.

27 Un article d’Henriette Pommier est attendu sur ce sujet.

28 Cesare Cesariano, «Iuliae Basilicam», illustration du De Architectura, L. V, chap. 1, éd. G. da Ponte, Côme, 1521, p. 74r. Autre référence à Cesariano que nous avons notée dans cette gravure: le bâtiment du fond à droite prend modèle sur le «Gym-nasum Palestrae» (L. V, Chap. 11, p. 89r), sa porte sur la porte du «Forum romain»

(L. V, Chap. 1, p. 72v). L’église sommant la porte triomphale de gauche s’inspire lointainement de «Amphirostyle» (L. III, Chap. 1, p. 52v).

29 Originalité d’autant plus étonnante au regard de la fidélité philologique de Jean Duvet que nous avons notée au sujet de la Jérusalem céleste.

30 L’ordre rustique reste confiné aux parties basses comme l’illustre Une étoile tombe et ouvre l’abyme, L’ange donne à manger le livre à saint Jean et L’ange enchaîne le démon.

31 Eisler 48, Bersier 27. Apocalypse 10.1-2 et 8-9.

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Fig. 5. Jean Duvet, saint Jean avalant le livre, 1545-1555. Eisler 48, Bersier 27. Apo 10.1-2 et 8-9. Langres, Musées, inv. 843-1-14. © archives de l’auteur.

Fonctions et représentations de l’architecture dans l’Apocalypse de Jean Duvet

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Les architectures ne doivent rien à la gravure de Dürer, alors que l’ensemble de la composition de Duvet en est largement tributaire. Par exemple, notre orfèvre reprend jusqu’aux bases doriques des colonnes de feu de l’ange du maître de Nuremberg. Cette estampe de Dürer eut une immense fortune dans les années 1520-1540, en témoignent la gravure de Hans Holbein et celle illustrant le texte de Louis Chocquet. Néanmoins, ces deux dernières illustra tions abandonnent un détail que Duvet n’omet pas: la structure cé-leste auréolée. Cette élision est aisément compréhensible, attendu qu’il n’en est fait aucune mention dans le texte de l’Apocalypse. Chez Dürer et Duvet, cette structure illustre peut-être le «Scelle ce qu’ont dit les sept tonnerres, ne l’écris point32» et ainsi figurerait, par le truchement d’un autel, reliquaire ou arche de l’alliance, le mystère divin. Le langage utilisé pour représenter cette châsse céleste, ce saint des saints, par les deux maîtres, diffère radicale-ment, signe que le vocabulaire approprié pour représenter les choses sacrées change entre l’Allemagne de la fin du XVe siècle et un artiste langrois des années 1540. Alors que Dürer use d’un graphisme gothique, Duvet en adopte un résolument italianisant, s’inspirant du dernier registre de la «Por-ta Leoni» telle qu’elle est représentée par Serlio33: l’architecture à l’antique dans ces années se substi tue à la convenable architecture gothique pour la figuration des choses sacrées. Ce n’est pas un hasard si le cardinal de Givry, fervent réformiste, lui aussi, loin de se cantonner dans les formes tradition-nelles avait «enrôlé le classicisme au service de l’église triomphante» selon les termes d’Henri Zerner34.

32 «et cum locuta fuissent septem tonitrua scripturus eram et audivi vocem de caelo dicentem signa quae locuta sunt septem tonitrua et noli ea scribere», Apocalypse 10.4.

33 Le bâtiment d’un seul niveau au rythme simple de Jean Duvet est pour le moins éton-nant. Le palimpseste visuel qui a contribué à son élaboration est riche de références.

Jean Duvet a très probablement utilisé comme modèle le dernier registre de la «Porta Leoni» de Sebastiano Serlio (illustration du Trattato di architettura, L. III, Chap. 4, f. 66v, Venise 1540, édition française de van Aelst en 1550 à Anvers). A moins que Duvet n’ait opéré une répétition de l’arc de triomphe de Langres, en substituant aux pilastres des colonnes. Dans les deux cas, le maître langrois use de l’archétype triom-phal pour représenter un élément sacré. Une autre source visuelle possible réside dans les tombeaux de la période comme nous l’a suggéré Catherine Chédeau.

34 H. Zerner, L’art de la renaissance…, 2002, p. 349.

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Une progression symbolique de l’architecture au gré