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Dans son De regimine principum, Gilles de Rome évite autant que possible d’avoir recours aux autorités. Ces absences remarquées suffisent à le différencier de ses illustres devanciers et auteurs de miroirs des princes, au premier rang desquels Vincent de Beauvais, Guibert de Tournai et Guillaume Perrault. Une seconde distinction le caractérise de manière encore plus visible : Gilles s’interdit très clairement d’user massivement d’exempla, qu’ils soient tirés de l’Ecriture ou d’œuvres à caractère historique405. La définition la plus communément admise de l’exemplum est celle d’« un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire »406.

Gilles de Rome préfère faire du De regimine principum une suite logique et systématique d’arguments ayant pour objectif de démontrer patiemment les principes d’un bon gouvernement. Dans ce programme rigoureux, les exempla ne trouvent pas leur place. À leur caractère imagé et vivant Gilles préfère la raison, ce qui fait dire à Matthew S. Kempshall que le De regimine principum « n’est pas une collection narrative d’exempla moraux empiriques »407. Plutôt que de toucher superficiellement ses lecteurs en faisant appel à leurs émotions et leurs sentiments, Gilles de Rome veut convaincre leur intelligence même pour les transformer durablement.

Sur ce point aussi, l’Avis aus roys choisit de se distinguer de son support en incorporant un nombre d’exempla tout à fait conséquent. Recensant pas moins de 83 cas, la table de l’annexe 5 révèle toute la mesure de cette tendance et confirme les divergences de vue entre nos deux auteurs au moment de rédiger leur traité respectif. Si notre moraliste cherche à simplifier son texte, à l’abréger, à provoquer l’émotion de lecteurs plus réceptifs aux images qu’aux arguments raisonnables, Gilles de Rome reconnaît lui-même que les laïcs – et plus spécialement les enfants – ne sont pas en mesure de saisir une instruction aussi subtile que celle dispensée par un docteur en !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

405

KEMPSHALL, op. cit., p. 166.

406

Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, L’exemplum, Turnhout, Brepols, 1982, p. 37-38. Au sujet du rapport entre la notion d’auteur et les recueils d’exempla, voir Marie-Anne POLO DE

BEAULIEU, « L’émergence de l’auteur et son rapport à l’autorité dans les recueils d’exempla (XIIe-XVe

siècle), dans Auctor et Auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Paris, Ecole des Chartes, 2001, p. 175-200.

407

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théologie408. Il recommande implicitement que ce public soit instruit de manière imagée. Les prédicateurs excellaient en la matière et pour captiver leur auditoire, ils truffaient leurs sermons d’exempla d’origine aussi bien judéo-chrétienne ancienne que païenne antique, moderne ou personnelle. S’appuyant sur ces origines pour renforcer l’authenticité historique de l’exemplum et sa vraisemblance, l’auteur médiéval l’introduit la plupart du temps par les formes verbales legi, legimus (pour un exemplum « livresque ») ou encore audivi (pour un exemplum par ouï-dire). Ces marques permettent de distinguer les deux grandes formes d’autorité culturelle au Moyen Âge : celle de la chose lue et celle de la chose entendue de gens de bonne réputation409. L’auteur de l’Avis aus roys introduit le plus souvent ses exempla par « on list410 », « l’an raconte411 », « l’an treuve412 ». En revanche, on n’en trouve jamais annoncés par une forme verbale de type audivi, ce qui induit que l’accent fut essentiellement mis sur le prestige du passé avec l’appui d’autorités fortes. L’auteur se réfère donc plus volontiers à un âge d’or révolu qu’il conviendrait de restaurer, refusant de donner à son traité un caractère contemporain413. Notre moraliste utilise ce procédé rhétorique qu’est l’exemplum pour parvenir à persuader son lecteur, à le convaincre dans un discours à caractère homélitique, et ceci même si les exempla peuvent être de type non homélitique. Cela relève d’une rhétorique pédagogique dont la finalité n’est pas exclusivement le bon comportement moral, le divertissement ou le bonheur « temporel » de son destinataire, mais le salut de son âme414. L’auteur de l’Avis aus roys prévient d’ailleurs ses lecteurs que certains exempla ne sont pas exposés afin d’être reproduits mais ont simplement pour objectif d’appuyer une démonstration :

« Et cilz exemples n’est pas recitez pour le seugre mais pour moustrer la grant ferveur de justice qu’avoient li Romain415. »

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

408

AEGIDIUS COLONNA, De regimine principum, II, 2, 5, p. 300.

409

Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, op. cit., p. 41.

410

Voir par exemple Avis aus roys, I, 4, §7 ; I, 9, §6 ; I, 9, §11 ; I, 28, §40 ; I, 34, §13 ; II, 1, §8 ; II, 3, §16 ; III, 21, §38 ; IV, 9, §14 ; IV, 13, §12 ; IV, 31, §14.

411

Ibid., I, 3, §7 ; I, 7, §7 et 9 ; I, 11, §10 ; I, 13, §15 ; I, 20, §21 ; I, 21, §35 ; I, 24, §16 et 31 ; I, 28, §31 ; I, 33, §10 ; I, 34, §10 ; II, 5, §7 ; II, 24, §5 et 17 ; III, 8, §32 ; III, 10, §12 ; III, 15, §11 ; III, 21, §15 ; III, 29, §14 ; III, 33, §5 ; III, 37, §10 et 14 ; IV, 4, §11, 29 et 39 ; IV, 13, §7 ; IV, 31, §14.

412

Ibid., I, 28, §21 ; I, 34, §21 ; IV, 12, §6.

413

Jacques LE GOFF, L’imaginaire médiéval, Paris, Gallimard, 2004, p. 100-101.

414

Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, op. cit., p. 27-38.

415

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Ces récits sont des « catéchismes en histoires416 » qui mettent en scène des postures de la vie quotidienne dans lesquelles un individu est amené à engager son salut. Il s’agit donc tout à la fois d’un instrument d’édification, de conversion et de salut. Afin de dispenser aux laïcs un enseignement efficace, les prédicateurs devaient s’imprégner de leur culture et firent des exempla une de leurs spécialités notamment parce qu’ils permettaient de frapper l’imaginaire de ce public laïc et/ou jeune et qu’ils se retenaient mieux que les argumentations raisonnées417. En diffusant leur savoir à grande échelle, ces prédicateurs jouaient le rôle d’intermédiaires culturels418. L’origine quelques fois inconnue de certains exempla dans l’Avis aus roys suggère un intérêt bien spécifique de notre anonyme pour ces derniers, peut-être puisés dans des recueils de sermons aujourd’hui perdus. Il est même possible qu’il exerça ce métier prestigieux dans la France du XIVe siècle ou en avait au moins suivi la formation.

La plupart des auteurs de miroirs des princes chargés de décrire les bonnes et les mauvaises conduites à suivre se servirent abondamment de ce procédé rhétorique, prétextant qu’instruire avec un exemplum virtutis vaut mieux que des conseils ou des interdictions. Contrairement à Gilles de Rome, l’auteur anonyme de l’Avis aus roys utilise sans parcimonie les exempla mais les distribue très inégalement à travers son œuvre : le livre I rassemble environ 63 % de tous les exempla de l’Avis, loin devant le livre II et ses 22 % ; les chiffres diminuent ensuite inexorablement jusqu’à atteindre 5 % au livre IV. En somme, plus la lecture de l’œuvre progresse, moins les exempla apparaissent.

Si le livre I rassemble plus d’exempla, il propose également plus de citations et de métaphores que partout ailleurs dans le reste de l’œuvre, comme en témoigne la table suivante basée sur l’annexe 5419 :

Exempla, citations et métaphores (en %)

Livres Exempla Citations Métaphores

Prologue 1 0 2 Livre I 63 54 44 Livre II 22 14 8 Livre III 9 20 40 Livre IV 5 12 6 Total (%) 100 100 100 !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 416

Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, op. cit., p. 80.

417

Claude BREMOND, Jacques LE GOFF, Jean-Claude SCHMITT, op. cit., p. 80-83.

418

Michel SOT, Jean-Patrice BOUDET, Anita GUERREAU-JALABERT, op. cit., p. 289.

419

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La tendance ne fait que se confirmer au vu de ces chiffres. La quantité anormalement élevée de métaphores dans le livre III n’est due en réalité qu’à une exception : le premier chapitre du livre III utilise neuf métaphores ou allégories à lui seul, faisant monter trompeusement les chiffres. Il résulte donc de cette table que notre moraliste a accordé à son livre I un nombre d’exempla, de citations et de métaphores tout à fait prédominant. Ce choix peut aussi bien signifier le plus grand intérêt de notre auteur pour l’édification morale chère au livre I, ou bien être expliqué par des raisons exogènes : l’auteur aurait pu estimer en avoir trop fait ou trop écrit dans le livre I et, pour une question de place, se serait progressivement restreint dans l’emploi d’exempla. Le graphique de l’annexe 6420 nous indique d’ailleurs que ces derniers ne sont plus utilisés régulièrement à partir du chapitre 9 du livre II. Les hypothèses pourraient être complémentaires : il apparaît tout aussi nécessaire, dans un traité conçu pour un jeune prince, d’accorder une place prépondérante à l’éducation morale que de s’inquiéter de la taille d’une œuvre à des fins pédagogiques.

L’Avis aus roys présente aussi un assez grand nombre de citations, à la fois sous la forme de sentences ou de proverbes421. Elles sont des compléments utiles des

exempla qu’elles introduisent le plus souvent mais qu’elles peuvent aussi accompagner

ou conclure.Leur brièveté et leur valeur didactique affermissent le rôle pédagogique de l’exemplum dans lequel elles sont insérées. Comme nous l’avons vu précédemment422, ces citations peuvent être en latin, soulignées puis commentées en suivant. La courbe de leur fréquence423, bien que plus régulière, est très proche de celle des exempla, avec une présence intense dans le livre I suivie d’une chute tout aussi perceptible dans les livres postérieurs. Quand aux proverbes recensés, ils peuvent être qualifiés de « populaires » si l’on en croit les études de Joseph Morawski et de Elisabeth Schulze-Busacker424 : « a tel seigneur tel maigniee »425, « selon le seigneur la maignie »426, « la bonne vie attrait la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 420 Cf. annexe 6, p. 408. 421 Cf. annexe 5, p. 398-405. 422 Cf. supra, p. 59. 423 Cf. annexe 6, p. 409. 424

Joseph MORAWSKI, Les proverbes français antérieurs au XVe siècle, Paris, Presses universitaires de

France, 1924, n. 471, 521, 1923 et 2249 ; voir par ailleurs Elisabeth SCHULZE-BUSACKER, Proverbes et

expressions proverbiales dans la littérature narrative du Moyen Âge français, Paris, H. Champion, 1985,

356 p.

425

Avis aus roys, I, 1, §3.

426

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bonne fin »427, « Qui est garniz si n’est honiz »428. À l’image des exempla, les proverbes idiomatiques et dictons étaient perçus comme étant particulièrement efficaces par les prédicateurs dans des discours adressés à un public laïc et populaire429.

Enfin, si l’on en croit l’annexe 5430, l’Avis aus roys est également parsemé de métaphores et d’allégories diverses, finissant de démontrer toute la richesse imaginative de son auteur. La métaphore est « une figure de rhétorique qui consiste dans un transfert de sens par substitution analogique431 » tandis que l’allégorie est « une narration mettant en œuvre des éléments concrets, de manière cohérente, chaque élément correspondant à un contenu de nature différente, en général abstrait432 ». Bien sûr, l’usage de la métaphore ou de l’allégorie dans l’Avis aus roys est beaucoup plus ponctuel et limité que dans les œuvres littéraires ou poétiques de Jean de Meung, Eustache Deschamps, Christine de Pizan et Philippe de Mézières pour ne citer qu’eux, mais il contribue tout de même à renforcer le caractère déjà très imagé de notre miroir anonyme. La première allégorie employée par notre moraliste se situe dès le prologue :

« Exemple en avons ou gouvernement d’une grande nef, de laquele il faut le gouverneur estre bien enseignié quant a trois choses principalement. Premierement de la fin, c’est a dire du port auquel il tent. Secondement doit estre enseignés quant a li mesmes a ce qu’il ait l’euyl a sa main, a ce qu’il gouvernoit bonement et droitement. Tiercement pour tant qu’il ne suffist pas tout seus au gouvernement de la nef, il faut qu’il elise a son aide menistres bons et profitables et a gouverner convenables. Si faut et est necessitez que li gouverneur de tele nef soit de ces trois poinz enseignez et enformez pour tous perilz eschevir et pour grant profit acquerir433. »

Le roi doit gouverner son royaume comme le pilote gouverne son navire. La métaphore de la nef comme symbole de l’Etat – ici la nef de France – est un thème d’origine platonicienne, même si ce dernier la situe plutôt dans un rapport au corps (la poupe est associée à la tête).

La tradition médiévale reprend très largement cette métaphore. Notre auteur s’inspira peut-être de l’Arche de Noé morale et l’Arche de Noé mystique de Hugues de Saint-Victor qui voit la maison de Dieu dans la métaphore architecturale de l’arche et !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 427 Id., I, 2, §10. 428 Ibid., I, 20, §31. 429

Michel SOT, Jean-Patrice BOUDET, Anita GUERREAU-JALABERT, op. cit., p. 291.

430

Cf. annexe 5, p. 398-405.

431

Alain REY (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, t. III, Paris, Le Robert, 2005, p. 580.

432

Ibid., t. I, p. 222.

433

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ses différents niveaux434. Plus tard, Philippe de Mézières, dans le Songe du vieil pèlerin, associe la figure de la nef et du royaume de France et pousse l’allégorie à l’extrême en utilisant chacune des parties du bateau435.

Le chapitre I, 20 est l’occasion pour notre moraliste d’exploiter la métaphore du roi-archer inspirée du De regimine principum de Gilles de Rome436. Cette image du rex

sagittator est présente trois fois dans le miroir de l’augustin437. Un archer ne peut atteindre sa cible sans la voir, de même que le gouvernement d’un prince ne peut atteindre ses objectifs s’ils ne sont pas définis au préalable :

« Et pour avoir lesdittes trois condicions en touz ses faiz, il est necessité que l’an cognoisse la fin a que l’an tent, quar qui tent a bonne fin, il faut qu’il face bonnes euvres, selon le proverbe commun qui dit que la bonne vie attrait la bonne fin, si comme li archiers ne puet droit traire se il ne voit et cognoist le signe auquel il trait438. »

Contrairement à Gilles de Rome, l’anonyme ne lie pas explicitement la métaphore du roi-archer à la vertu de prudence ou au bien commun. Il préfère évoquer « la bonne fin de son gouvernement439 ». Si le sens et le contenu de cette métaphore se trouvaient dans Thomas d’Aquin440, l’image de l’archer est propre à Gilles de Rome et devait être très explicite auprès de jeunes lecteurs férus de chasse. L’idée défendue par notre anonyme est celle de la prévoyance.

Plus loin, au chapitre 20 du livre I, l’auteur de l’Avis aus roys joue cette fois avec une nouvelle figure allégorique, celle du jeu d’échecs :

« Ainsi est il ou jeu des eschas que tant comme li jeus dure, on appelle l’un roy et l’autre royne, et ont leur gardes et leur deffenses, mais quant li jeus est fenis l’an met tout en un sac et aucunne foiz sera le roy et la royne au plus bas ou fons dou sac pour ce !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

434

Voir à ce sujet les articles de Barbara OBRIST, « Image et prophétie au XIIe siècle : Hugues de Saint Victor et Joachim de Flore », dans Mélanges de l’Ecole française de Rome. Moyen Âge, Temps modernes, Ecole française de Rome, t. 98, n°1, 1986, p. 35-63 et de Xavier KIEFT, « Construction imaginaire, édification effective : les traités de l’arche de Hugues de Saint-Victor », dans Rêves de pierre et de bois :

imaginer la construction au Moyen Âge, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2009, p. 73-90.

435

PHILIPPE DE MEZIERES, Songe du Vieil Pelerin, t. 1, G. W. Coopland (éd.), London, Cambridge University Press, 1969, p. 537-572 (II, 116-128). Voir l’étude de QUILLET, « Figures allégoriques… », p. 479-492.

436

Voir à ce sujet L. SCORDIA, « Le roi doit vivre du sien » : la théorie de l’impôt en France (XIIIe-XVe siècles), Paris, Institut d’études augustiniennes, 2005, p. 215-222.

=<%!AEGIDIUS COLONNA, De regimine principum, I, 1, 5, p. 16-17 ; I, 2, 7, p. 64 ; III, 2, 8, p. 471.!

=<&!Avis aus roys, I, 2, §9-11.!

=<'!Avis aus roys, I, 2, §15.!

440

THOMASD’AQUIN, Somme théologique, Biblioteca de autores cristianos, Madrid, 1984, IIa, IIae, q. 49, a. 6, p. 340 (cité par L. SCORDIA, « Le roi doit vivre du sien » : la théorie de l’impôt en France (XIIIe -XVe siècles), Paris, Institut d’études augustiniennes, 2005, p. 219 n. 89).

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qu’il poisent plus. Ainsi est il des roys et des princes qui sens, prudence ou value qu’il aient en euls sont mis au dessus tant comme li giez et li jeus de leur vie mortel dure, mais il doivent supposer que fine le giet et le jeu il seront prisez a juste pris et si seront selon leur merite assis441. »

Conçu en Orient, le jeu d’échecs pénétra l’Occident à partir du milieu du XIe siècle, à la fois par la voie méditerranéenne et septentrionale. Face aux atermoiements de l’Eglise qui hésite entre la condamnation de la pratique du jeu et la thésaurisation de certaines de ses pièces, les échecs vont rencontrer un large succès auprès de la noblesse occidentale et se diffuser rapidement au XIIe siècle. Selon Michel Pastoureau, ce jeu est perçu comme un « véritable parcours initiatique »442 dès le début du XIIIe siècle et fait partie du programme d’éducation chevaleresque et courtois443. À partir de ce moment et à l’exception notable de saint Louis, la plupart des souverains occidentaux seront des joueurs – parfois passionnés – d’échecs, notamment parce que le jeu aide à entretenir une réflexion politique et militaire444. Parce qu’ils permettaient de décrire les structures de la société, le jeu et son image furent communément empruntés par les prédicateurs qui l’intégrèrent dans une perspective chrétienne liée au salut de l’âme. Notre extrait tiré du chapitre I, 20 consacré à la vertu de prudence en est un parfait exemple. Si Jacques de Cessoles fait du jeu d’échecs le cadre d’une puissante allégorie dans son fameux

Liber de moribus hominum vers 1300445, c’est plutôt chez Jean de Galles et son

Communiloquium sive summa collationum446 datant de la deuxième moitié du XIIIe

siècle, que nous retrouvons la métaphore à l’identique. Que ce soit chez Jean de Galles, Jacques de Cessoles, notre anonyme ou même chez Philippe de Mézières qui reprit cette thématique au livre III du Songe du vieil pèlerin, l’allégorie de l’échiquier royal « constitue un véritable traité de l’art de gouverner447 » et trouve donc tout naturellement sa place dans un miroir des princes aussi imagé que l’Avis aus roys.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

441

Avis aus roys, I, 20, §11-12.

442

Michel PASTOUREAU, Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Editions du Seuil, Paris, 2004, p. 273.

443

J.-M. MEHL, Jeu d’échecs et éducation au XIIIe siècle. Recherches sur le Liber de Moribus de Jacques de Cessoles, thèse, université de Strasbourg, 1975.

444

Michel PASTOUREAU, op. cit., p. 269-291.

445

Cf. JACQUES DE CESSOLES, Le jeu des eschaz moralisé, Alain Collet (éd.), Paris, Honoré Champion, 1999, p. 84-91 et passim.

446

Cf. JEAN DE GALLES, Communiloquium sive summa collationum, I, 10, 7 d’après l’édition de Jordan de Quedlinburg (Strasbourg, 1489) cité dans Jean-Michel MEHL, Le livre du jeu d’échecs, Paris, Stock, 1995, p. 197-200.

447

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L’échiquier ne symbolise rien d’autre que l’action du roi en matière de gouvernement448.

Enfin, notre anonyme se plait à insérer des métaphores liées au corps humain engageant les membres et leur coordination, des organes comme le cœur, des actes médicinaux impliquant les humeurs ou des amputations. Mais l’allégorie la plus puissante et la plus longuement développée par notre moraliste est celle du « corps social » (I, 1, 2) dont les origines ont été détaillées plus haut. L’idée est d’offrir une vision anthropomorphique du corps politique, d’utiliser le corps humain et son organisation pour décrire la collectivité. Cette théorie organiciste peut être révélatrice de tensions à l’œuvre dans le corps collectif, telles que l’affrontement ouvert entre spirituel et temporel (exprimé à travers l’incertitude sur la localisation de l’âme) ou encore la place croissante des marchands dans la société. Rappelons que le moraliste intègre ces derniers dans sa métaphore révélant à la fois l’évolution de la considération qui leur est accordée mais aussi leur importance économique dans la société.

A l’instar de l’image du corps offrant un modèle d’unité, de solidarité et de cohésion au lecteur, les figures allégoriques de la nef de France et du jeu d’échecs servent et valorisent l’ordre social. Elles le confortent, le pérennisent : « passéiste par essence, le discours allégorique est un discours de l’éternel449 ». Il s’agit de justifier, légitimer ou célébrer les vertus du pouvoir royal à travers un type de discours qualifié