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1.5 – La langue des témoins

En l’absence de colophon, les informations externes nous permettant d’identifier les copistes de nos témoins sont inexistantes. De plus, le type d’écriture finalement assez impersonnel observé tout au long des manuscrits pourra difficilement nous permettre d’envisager une éventuelle identification des scripteurs en procédant à des comparaisons avec d’autres manuscrits.

En revanche, la langue employée peut également servir de révélateurs à bien des égards. Si elle est pourvue de formes dialectales suffisamment caractéristiques, la langue contenue dans un manuscrit peut fournir des indications sur les origines géographiques des copistes, voire des auteurs. Bien entendu, la démarche linguistique trop superficielle adoptée dans la présente étude ne prétend pas déboucher sur des conclusions définitives. Néanmoins, elle peut nous fournir quelques pistes intéressantes qui mériteraient peut-être d’être approfondies par de véritables spécialistes188.

Pour commencer, nos cinq versions de l’Avis aus roys présentent toutes la particularité d’être rédigées en moyen français, langue que les historiens ont eue toutes les peines du monde à définir, hésitants quant à son sens et sa périodisation. Christiane Marchello-Nizia soulevait déjà, en 1979, toute l’étendue du problème : s’agit-il d’une forme archaïque du français moderne, « simple étape intermédiaire entre l’ancien français et le français moderne ?189 » ; « doit-on faire commencer cette période en 1300 plutôt qu’en 1285 ou en 1328 ? Se termine-t-elle à la fin du XVe siècle ou à la fin des guerres de Religion ?190 » Le choix de ses bornes se porta finalement du début du XIVe

siècle pour s’achever à la fin du XVe siècle.

L’évolution de cette langue plus ou moins colorée de traits dialectaux semble indissociable du développement de la justice royale et d’une centralisation rapide de l’appareil judiciaire. L’expansion de cette langue vulgaire lui a progressivement permis de supplanter l’emploi du latin, au moins dans la langue parlée. Mais comme l’écrit Christiane Marchello-Nizia, « cela n’empêche pas les parlers locaux, les dialectes, de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

188

La plupart des observations qui vont suivre ont été menées sous l’impulsion et les conseils de Marie-Laure Savoye qui remarqua la première la présence de formes dialectales marquantes dans le ms M. 456. Mes remerciements lui sont adressés.

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Christiane MARCHELLO-NIZIA, Histoire de la langue française aux XIVe et XVe siècles, Paris, Bordas,

1979, p. 6.

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continuer à vivre191 ». Le moyen français est un fond commun dans lequel les scripta locales puisent.

Loin de se cantonner aux domaines judiciaires et administratifs, la langue vulgaire – et par voie de conséquence le moyen français – se propage ensuite chez les « intellectuels » et dans les milieux culturels. Le mouvement de traduction vers le français des plus grands textes latins est amorcé au XIIIe siècle et prend véritablement son essor au XIVe siècle. Les auteurs d’œuvres à la base de la culture savante médiévale192 s’expriment désormais en français grâce à l’entreprise des traducteurs193.

Les premières traductions recensées remontent au début du XIIIe siècle et concernent des textes hagiographiques. Le mouvement se poursuit ensuite de manière épisodique avant de s’engager durablement sous le règne de Philippe IV le Bel (1285-1314), moment où exercent des traducteurs royaux à la postérité aussi fameuse que Jean de Meun et Henri de Gauchi. Puis la dynastie des Valois va « jouer un rôle essentiel dans la prolifération des traductions d’auctoritates au XIVe siècle194 ». Jean de Vignay réalise pour la reine Jeanne de Bourgogne au moins onze traductions avant 1333195. Sous Jean II le Bon (1319-1364), c’est Pierre Bersuire qui s’illustre avec sa traduction des Décades de Tite-Live. Enfin, Charles V (1338-1380) incarne à lui seul cette politique de traductions. Sa conception de la fonction royale différait pour le moins de celle de Jean : le fils privilégie l’action politique lorsque le père cherche à incarner l’idéal du roi chevalier menant l’ost à la bataille196. Son intérêt pour les traductions et les textes qu’elles transmettent peut s’expliquer pour des raisons pratiques et politiques, selon François Avril197. À ce titre, il crée la Bibliothèque du Louvre pour mieux conduire les affaires de son royaume, mais aussi pour offrir l’opportunité à ses proches d’accéder au savoir.

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Id., p. 32.

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Serge Lusignan précise à ce sujet que les « œuvres traduites ont ceci en commun qu’elles font toutes partie du corpus des auctoritates de la pensée médiévales. Le mouvement des traductions peut et doit se comprendre dans l’économie de la culture médiévale » : Serge LUSIGNAN, Parler vulgairement : les

intellectuels et la langue française aux XIIIe et XIVe siècles, Paris, J. Vrin, 1986, p. 131.

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Christiane Marchello-Nizia estime que ces traductions de textes latins en moyen français conduisent leurs auteurs à construire de nombreux néologismes, entre 1350 et 1420, à la cour de France : « Les traducteurs justifient l’utilisation de mots nouveaux par l’insuffisance du lexique français pour rendre des réalités antiques, ou pour traduire des termes des domaines philosophique, moral ou politique » (Christiane MARCHELLO-NIZIA, Histoire de la langue française…, p. 358-359).

194

Serge LUSIGNAN, Parler vulgairement…, p. 139.

195

Pour une liste exhaustive des traductions connues de Jean de Vignay, voir ibid., p. 139.

196

Ibid., p. 133-134.

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La question de savoir si l’Avis aus roys est, ou non, une traduction d’un texte latin réalisée dans cet intervalle nous occupera ultérieurement. Limitons-nous pour l’instant à constater qu’il s’agit d’un texte en moyen français à portée didactique et politique qui pourrait être un témoin de cette époque de mutation linguistique, culturelle et idéologique.

Des cinq témoins connus à ce jour et contenant l’Avis aus roys, les deux plus anciens (NL), datés du XIVe siècle, vont focaliser notre attention car ils sont davantage susceptibles de contenir des rémanences réellement significatives permettant de nous livrer des informations sur le contexte de leur production.

Dans le manuscrit M. 456 (N), la piste de travail la plus visible de prime abord est d’ordre graphique. Il arrive fréquemment que le /h/ prenne la valeur d’un tréma. Le copiste écrit « vehu », « ehu », « dehu »... La table suivante relève toutes ces formes plus en détail :

Formes dialectales dans N Le h rompt l’hiatus Forme Localisation accrehus f. 18v acrehu f. 49 appairehu f. 94v chehu f. 128 couhart f. 34v crehue f. 23 decehu ff. 14, 73 decehus ff. 11, 108 dehu f. 96v dehue ff. 13, 25v, 46v, 47, 65, 86, 92, 115v, 118v dehuement f. 10 dehument f. 42v despourvehu f. 127 despourvehuement f. 122 despourvehus f. 85 ehu ff. 8v, 15v ehue ff. 8v, 35v, 46, 51v ehues ff. 51v, 90 ehussent ff. 54, 118v ehust ff. 54, 90 elehue ff. 120v eslehu ff. 44v, 95 eslehue ff. 111v, 120 esmehu f. 60 jehu f. 119 mehu f. 73 mehurement ff. 98v, 100v mehur f. 102 mehurs ff. 91v, 92v, 94 mehus ff. 90, 106

1.5 – La langue des témoins ! &$! pourvehu ff. 77v, 78 promehu f. 44v recehu ff. 24, 68v, 85v recehue f. 74v sehut f. 95v vehu ff. 75v, 77, 78v, 91v, 94v, 96, 131, 134v vehue ff. 17, 119v vehues ff. 10v, 15v, 100

D’après Edouard Philipon, cette graphie est particulièrement fréquente en Bourgogne-Comté où « le /h/ est souvent employé à rompre l’hiatus : dehuz, recehu, hahues, douhes, douhaire, obehissent198 ». On retrouve les mêmes caractéristiques dans la version de l’Avis aus roys du manuscrit de Londres (L). En cherchant à être aussi exhaustif que précédemment, voici une nouvelle table faisant état de la situation dans L :

Formes dialectales dans L Le h rompt l’hiatus Forme Localisation acrehuz f. 14 acrehu f. 40 appercehu f. 77 couhart f. 28v crehue f. 18v decehu ff. 11v, 59 decehuz f. 9 dehue ff. 10v, 20v, 38, 38v, 52v, 69v, 74v, 95v, 98v dehuement ff. 8, 35 dehues f. 70 despourvehu f. 105 despourvehuement f. 101 despourvehus f. 69 ehu ff. 7, 12v (x2) ehue ff. 29, 41v, 42 ehues f. 73 ehussent ff. 43v, 98 ehust f. 72v elehu f. 36v elehue f. 100 esmehu f. 48v jehu f. 98v mehu f. 58v mehurement ff. 80v, 82 mehur f. 83 mehurs f. 74v mehus f. 73 pourvehu ff. 62v, 63 (x2) recehu ff. 19v, 69 sehut f. 78 !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 198

Edouard PHILIPON, « Les parlers du duché de Bourgogne aux XIIIe et XIVe siècles », dans Romania, 41, 1912, p. 589, §53.

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vehu ff. 58v, 63v, 74,77, 78, 108, 111v

vehues f. 81v

Des trois manuscrits restants (RBC), aucun n’emploie le /h/ de la même façon que NL. Par ailleurs, il semble que ces particularités bourguignonnes ne soient pas isolées dans NL. En effet, plusieurs formes allant dans ce sens sont repérables, notamment « siziame »199 ou « sisanne »200 ; l’article défini « dou », présent plus de 130 fois dans N, moins de vingt fois dans L, quatre fois dans R, 43 fois dans B, sept fois dans C et que l’on rencontre dans tous les parlers de Bourgogne201 ; les terminaisons en iens/ et /-oiens/ à la première personne du pluriel de l’imparfait ou du conditionnel202 : « que nous eussiens »203, « que nous doiens »204, « que nous soiens »205. Mais la forme la plus marquante dans NL est verbale :

Formes dialectales Forme verbale enseugre dans N Forme dans N Localisation

enseut ff. 18, 84 enseugre f. 44 enseugront f. 10v enseuguens f. 68v enseuguent ff. 68, 97v ensugoient f. 4v ensugre f. 10 ensuguent ff. 10, 12v s’enseuguent ff. 71v, 77, 114, 122, 123v, 124 seuguent f. 71v seugre ff. 32v, 38v, 68, 71v, 102 seugroit f. 43v Formes dialectales Forme verbale enseugre dans L Forme dans N Localisation

enseugre f. 8 enseuguent f. 79v ensieugre f. 38 ensieugront f. 8v ensieugans f. 55 ensieuguent f. 10 ensugoient f. 3v s’enseuguent ff. 62, 101v, 103 !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 199

Avis aus roys, III, 8, §22.

200

Avis aus roys, III, 26, §29.

201

Cf. PHILIPON, « Les parlers du duché de Bourgogne... », p. 589.

202

Cf. Ibid., p. 591.

203

Avis aus roys, III, 35, §11 (New York, M. 456, f. 108r°).

204

Avis aus roys, II, 13, §15 (New York, M. 456, f. 61r°).

205

1.5 – La langue des témoins ! &&! s’ensieuguent ff. 57v, 94, 102v s’ensieut f. 58 seugre ff. 27, 31v, 55, 57v seugroit f. 35v seuguent f. 58 (x2) sieugre f. 83v

Les formes « enseugre » et « ensuivre » cohabitent dans NL même si la seconde s’avère être extrêmement rare. De plus, dans presque la moitié des cas, la forme verbale « enseugre » devient « ensieugre » dans L. Cette forme verbale ne se retrouve dans aucun autre manuscrit contenant l’Avis aus roys (RBC) et se trouve systématiquement remplacée par « ensuivre ». Sa fréquence tout au long des versions NL est particulièrement constante. Le Französische Etymologische Wörterbuch localise cette forme verbale – qui dérive phonétiquement de « insequere », comme « ensuivre » – en Wallonie et surtout le long du couloir rhodanien, jusqu'en Provence.

! La plupart de ces traits renvoient à l’Est de la France et plus spécialement à la Bourgogne. Pourtant, il convient de rester prudent car de nombreuses autres caractéristiques de la scripta bourguignonne sont absentes du texte. De plus, les formes évoquées ci-dessus n’adoptent pas un caractère systématique dans nos deux témoins NL206. Même si les frontières dialectales ne sont pas figées, on trouve dans N des termes beaucoup plus familiers en d’autres lieux : c’est le cas du pronom neutre « cest207 », plutôt rare en dehors du domaine anglo-normand208. Enfin, d’après Edouard Philipon, le pronom personnel « eus209 » n’est guère connu des textes bourguignons210.

Il apparaît difficile de concevoir que des formes dialectales bourguignonnes aient été introduites ultérieurement par des copistes bourguignons sur un texte initialement parisien. Si c’était bien le cas, nous devrions en trouver d’autres. Or, nous avons déjà mentionné qu’il manquait beaucoup de formes typiques de cette scripta. Selon toute vraisemblance, le texte d’origine affichait ces traits dialectaux. Même s’il semble plus avisé de nous en tenir à l’anonymat, l’auteur de l’Avis aus roys – ou au moins son premier copiste – pourrait être d’origine bourguignonne. En reprenant le texte, les copistes auront progressivement fait disparaître certaines formes dialectales !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

206

Par exemple, on trouve « eslut » dépourvu de /h/ dans le New York, ms M. 456, f. 48r° et Londres, ms Cotton Cleopatra B.X., f. 39r°.

207

Avis aus roys, I, 16, §14 (New York, M. 456, f. 22r°) et II, 22, §18 (New York, M. 456, f. 73r°).

208

Geneviève HASENOHR, Introduction à l’ancien français, Paris, SEDES, 2003, p. 53, § 55.

209

Cf. PHILIPON, « Les parlers du duché de Bourgogne… », p. 590.

210

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par normalisation. Pour ces raisons, nous avons décidé de les conserver autant que possible dans l’édition du texte.

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