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Chapitre 3. Dialectique de l’étranger et du familier et nouveaux modes de perception et

3.2. Les « nouveaux modes de perception et d’intellection » du détour-parabole 122

3.2.2. Un tragique « dégradé » 126

Les nouveaux modes de perception et d’intellection initiés par le détour-parabole de

Lortie ne se limitent évidemment pas à la question du tragique. Cependant, le travail effectué sur

celle-ci est particulièrement prégnant. Il montre assez bien comment la pièce de Pierre Lefebvre produit par le NTE conjugue ces fonctions de mémorisation et de critique qui caractérisent l’activité artistique.

Il faut ici préciser les rapports entre la tragédie et le tragique. J’ai jusqu’ici utilisé le terme tragique dans son sens commun, c’est-à-dire : « ce qui est relatif à la tragédie » notamment lorsqu’il était question de la structure tragique de la fable et du chœur comme un « pôle tragique » au sein du dispositif spectaculaire. Or, le tragique ne se réduit pas à la tragédie. La seconde est une forme, un genre littéraire, et le premier est un registre, une expérience. Ainsi, comme l’a remarqué Christian Biet, la disparition de la tragédie avec la modernité160, marque l’avènement de l’« idée de tragique » :

En revanche, l’idée de tragique telle que nous la connaissons, cette notion impliquant la fatalité et le conflit de l’homme devant Dieu, le destin ou l’irrémédiable, apparaît lorsque la tragédie est morte. Toute pièce peut être tragique, et tout auteur peut chercher, par l’idée qu’il lui semble efficace, à rendre l’idée du tragique qui lui semble juste. À ceci près que le tragique n’est plus seulement comptable de l’affrontement des hommes et des dieux, mais aussi de l’homme avec lui-même et avec la société. Le tragique peut être donc être ontologique ou social. Autrement dit, tout auteur peut parler comme il le souhaite de l’homme, selon l’idée qu’il en a (Biet, 2010 : 170).

Une particularité de la lecture parabolique de la pièce de Pierre Lefebvre est de donner à lire le cas Lortie comme la conjonction de deux formes de tragique mises à l’avant par la modernité.

Lortie réactualise ainsi le tragique intrapsychique hérité de Freud (« l’homme n’est pas au centre

de lui-même »161) – qui veut que le caporal « passe à l’acte, autant pour échapper à l’identification au père terroriste qu’en y succombant » (2000 [1989] : 174) – et le tragique de la mort de Dieu hérité de Nietzsche. À ces dernières s’ajoute la perspective de Lortie, dont j’ai

160 C’est la thèse que George Steiner développe dans La mort de la tragédie (1993 [1965] : 352). Outre l’Antiquité grecque, Steiner identifie plusieurs époques où la tragédie a pu se développer comme un genre important, soit : l’Angleterre élisabéthaine de Shakespeare, l’Âge d’or espagnol de Calderon et Lope de Vega, le classicisme français de Corneille et Racine, ainsi que l’Allemagne des Lumières (Goethe et Schiller). Le XXᵉ siècle marque pour lui le déclin de la tragédie au profit du drame.

161 À propos de son rapport à la psychanalyse, Pierre Lefebvre affirme : « Ce qui m’intéresse dans la psychanalyse, c’est la présentation qu’en faisait Freud quand il dit que : ''L’humanité a connu trois révolutions : celle de Copernic, où il apprend qu’il n’est pas au centre de l’univers ; celle de Darwin, où il apprend qu’il n’est pas au centre de la vie sur Terre ; et celle de la psychanalyse, où il apprend qu’il n’est pas au centre de lui-même'' ». (Habib, 2009)

montré que ce dernier ne concevait pas sa destinée comme tragique mais plutôt comme relevant de la Passion162.

La coprésence de ces deux formes de tragique – et des références culturelles occidentales par le détour desquelles elles sont représentées – de même que la dimension documentaire (la conservation factuelle) et les références à la tragédie grecque sur lesquelles se fonde la structure de la pièce, vont dans le sens de cette « conservation ''économique'' du passé » décrite par Vernier :

Or l’acte artistique, affranchi comme on l’a vu de toute obligation de résultat « performant », utilise ces possibles évincés, seul matériau dont il dispose pour s’affranchir des « calices sus », c’est-à-dire des contraintes (ou de la prison) du système symbolique tel qu’il s’impose à lui. Ce faisant, il réactive, redonne vie aux efforts et aux tentatives qui n’ont pas triomphé mais n’en sont pas moins féconds, ou du moins fécondables, et qui, sans lui se perdraient irrémédiablement : il fait surgir « l’absente de tout bouquet ». Par un constant aggiornamento, il conserve, en les modifiant, en les intégrant au paysage toujours nouveau du présent, les strates d’une sédimentation qui disparaîtrait sans son action (2004 : 76-77).

Les récits bibliques, les mythes grecs et la philosophie d’Aristote et de Nietzsche sont autant de systèmes symboliques par lesquels l’homme occidental a tenté d’expliquer le monde et d’édicter un ensemble de lois pour encadrer la vie en société. Comme l’a montré Pierre Legendre, le discours judéo-chrétien est à l’origine des fondements du droit occidental. Dans sa conception laïque du pouvoir juridique, l’État de droit moderne a cependant désactivé (ou fortement relativisé) le pouvoir explicatif et législatif des textes religieux. Dans le Québec de 2008 (date de présentation de Lortie) ou de 1984 (date de la tuerie de l’Assemblée nationale), la mythologie grecque et les récits de l’Ancien testament sont traités (à divers degrés pour le second) comme de « simples assemblages de métaphores » (Legendre, 1989 [2000] : 39). Le détour-parabole du spectacle de Pierre Lefebvre créé par le NTE « réactive » ces discours sur l’origine du monde et des lois et leur donne un rôle clé dans la lecture parabolique du cas Lortie. La pièce de Pierre Lefebvre reprend cependant l’ensemble de ces références pour montrer l’écart que le crime du caporal Lortie marque avec cette expérience tragique moderne (freudienne et nietzschéenne), ou celle de la Passion. À propos de cette fonction critique de l’art, France Vernier précise que

L’acte artistique se signale en effet par le « saccage » (pour reprendre l’expression d’André Breton) qu’il réalise, à quelques degrés si minime puisse-t-il être. Il va de soi que pour initier de nouvelles manières de sentir, de percevoir et de comprendre, il faut, à défaut de « détruire » tout ou en partie d’un système symbolique, le mettre à mal et, par la mise en œuvre même qu’en fait l’artiste, l’« ouvrir » en le détrônant de son empire totalitaire (2004 : 74).

162 Dans son article « Notes sur la tragédie, le tragique et le politique aujourd’hui », Hans-Thies Lehmann écrit à ce propos : « Si l’on suit la thèse de George Steiner, (''La mort de la tragédie''), la tragédie n’est plus possible. Selon cette notion, la tragédie n’est plus possible car l’ère chrétienne a remplacé le principe d’expérience tragique par la notion de rédemption ultime » (2007 : 22).

Une indication sur la nature de cette « subversion » de l’expérience tragique se trouve dans la didascalie liminaire du manuscrit de Lortie. La pièce y est présentée comme une « tragédie dégradée », dont le chœur serait « abâtardi » (2008 : 2). Pierre Lefebvre fait ici référence aux conséquences de cette « impossibilité du tragique » caractérisant un monde sans Dieu (en tout cas du tragique au sens classique) et au fait que le chœur ne saurait être « le porte-parole de la volonté Divine, ou encore de la Cité » (2008 : 4). En effet, ces éléments rituels que sont les tuniques blanches portées par les choreutes, les vocalises lyriques et les ablutions du douzième tableau, donnent au spectateur l’impression d’une présence anachronique. Ces composantes, qui ne s’inscrivent pas dans un cadre cérémoniel précis et cohérent, montrent comment cette fonction autrefois dévolue au chœur ne saurait aujourd’hui opérer.

L’idée d’une « dégradation » m’apparaît précisément à même de cerner la spécificité des nouveaux modes de perception et d’intellection que le détour-parabole propose sur l’expérience tragique telle qu’elle peut être vécue dans le Québec contemporain. Sans « rompre » avec le tragique freudien et nietzschéen, Lortie laisse sentir que cette expérience s’est « dégradée ». En quoi consiste cette dégradation?

Dans Spirale, Sylvano Santini écrit que le recours au chœur « élève ce ''drame bien de chez nous'' […] parmi les grandes fables de la culture occidentale'' » (2009 : 45). Si le détour- parabole « élève » le particulier de l’événement dans l’ordre du général, la comparaison entre le cas Lortie et des récits culturels occidentaux se fait au détriment du premier. Dans la pièce de Pierre Lefebvre, le tragique (ou la Passion) n’est plus synonyme d’une expérience sublime, grandiose, mais s’incarne dans les actes de ce « ''héros'' du fait divers » dont parle Sarrazac et qui, comme je l’ai déjà mentionné, se présente comme une figure « grotesque », « moins homme que créature », un « sous-homme ; un « ''petit criminel'' […] dont la violence implosive se retourne autant contre lui-même que contre sa ou ses victimes » (2008 : 213). La dialectique de l’étranger et du familier n’annule pas la distance entre le cas Lortie et l’imaginaire de l’Occident : de leur mise en relation émerge plutôt une trivialisation de l’expérience tragique vécue par le caporal.

De ce point de vue, la pantomime du sixième tableau s’avère tout particulièrement représentative de cette expérience tragique « dégradée », en ce qu’elle expose précisément – par le détour du mythe du nœud gordien et du récit biblique du sacrifice d’Isaac – ce décalage entre la Passion imaginaire de Lortie et la névrose de destinée dans laquelle il est plutôt engagé. D’autant plus qu’elle combine le comparé de la filiation ambivalente œdipienne et celui du ratage

(qui pour Pierre Lefebvre découle de la mort nietzschéenne de Dieu) : les deux formes de tragique, donc.

Comme je l’ai montré au second chapitre, la pantomime représente Lortie qui tente d’abord de dénouer la corde et engage ainsi une comparaison avec la figure d’Alexandre le Grand. Face à l’énigme posée par le nœud gordien, le héros de l’Antiquité réagit en le tranchant et, comme le voulait la prophétie, devient « maître de l’Asie » (Hamilton, 1997 [1978] : 432). L’enjeu prend chez Lortie une tournure moins glorieuse. Sans parvenir à défaire le nœud, le caporal renonce à le trancher « comme s’il considérait que ce serait tricher » (2008 : 28). Dans la tradition grecque antique, le mythe du nœud gordien annonce la destinée grandiose du conquérant grec alors qu’elle ne fait ici qu’annoncer le ratage du caporal. La pantomime montre le fossé entre les deux figures de militaire, l’une glorieuse et l’autre médiocre.

De même, la lecture de l’épisode de l’Ancien Testament souligne la position intenable de sacrifiant/sacrifié dans laquelle Lortie se trouve (il est à la fois comparé à Abraham et à Isaac). Le caporal croit qu’en récitant le texte il sera sauvé du sacrifice auquel il se croit destiné. C’est lui donc qui est en mesure de se sauver. Le problème c’est qu’il échoue, car il ne parvient pas à lire le passage concernant l’intervention de l’ange. La pantomime révèle ainsi le caractère imaginaire de cette Passion tout en donnant à voir ce qui s’y joue réellement : le conflit tragique intrapsychique du caporal avec l’instance intériorisée du père. Ce n’est pas l’intervention de l’ange que Lortie, attend mais celle de son père. L’épisode biblique du sacrifice d’Isaac constitue d’après Legendre, une scène fondatrice visant à représenter le mécanisme de permutation des places. Cette dernière consiste en ce que le père en devenir abandonne son désir d’enfant et cède sa place de fils pour endosser l’office de père en lui imposant la limite. Ce faisant, il se positionne comme celui qui institue le fils dans son rapport à la Loi, ce que Legendre nomme la ligature généalogique. Dans l’impossibilité de Lortie à réciter le texte biblique se manifeste la surimposition des places qui caractérise la position de Lortie (suite à la défaillance de la permutation des places). La pantomime se présente ainsi comme version « dégradée » de cette scène fondatrice.

Comme pour la comparaison avec Alexandre le Grand, le renvoi aux deux figures bibliques se fait au désavantage de Lortie. Contrairement à Isaac, le caporal ne s’apprête pas à être livré en holocauste pour une raison qui appartient à Dieu (le « grand secret » divin) mais, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze, il est prisonnier de son « sale petit secret »

familial163 : l’héritage de son père tyrannique qui a transgressé l’interdit de l’inceste. Ce caporal qui attend sa délivrance d’un épisode de la Bible et de la résolution d’un « nœud gordien », suscite un sentiment de malaise, de ridicule, de grotesque164. Cet effet repose également sur l’« accentuation du corps » qui est une particularité du détour-parabole (2002 : 242). Le fossé entre l’application excessive que Lortie met à effectuer les gestes banals de démêler une corde et réciter un passage de l’Ancien testament, et l’ampleur de l’effet escompté (la résolution du conflit, la salvation), tend à provoquer cette sensation de grotesque.

La même impression découle de la pantomime du pommier, où la facticité des représentations auxquelles Lortie se bute est révélée par leur statut d’images télévisuelles. Bien que (comme je l’ai souligné dans le cadre du second chapitre) l’image de l’arbre à fruits constitue une métaphore juridique classique du principe causal (Legendre, 2000 [1989] : 159), la comparaison du conflit généalogique avec l’image presque triviale de la pomme et du pommier n’est pas sans déprécier le premier terme. De même, l’échec de la tentative de remettre les fruits dans l’arbre s’ajoute au double ratage de la pantomime précédente et accentue le malaise émanant de la situation tragique du caporal.

C’est sans doute au niveau des chants que se joue l’essentiel de la construction de ce personnage-imago du « petit criminel » grotesque. Le côté « moins homme que créature » de Lortie se décèle dans la comparaison avec le canari, le minotaure, le « loup qui rôde ». Cette dimension « tératologique » est caractéristique du détour-parabole et participe à l’étrangéisation :

[S]i l’essor de la parabole se marque d’un devenir monstrueux ou animalier du corps du langage et du corps du personnage, ce n’est pas non plus dans le sens d’un pittoresque ou d’un fantastique qui nous éloignerait définitivement de l’humain. C’est au contraire pour mieux faire retour – avec un regard étranger – sur l’humain » (2002 : 242).

L’image familière de l’inoffensif canari s’étouffant dans une mine (acte deux, quatorzième tableau) constitue la représentation par excellence du raptus incompréhensible de ce caporal. Si le canari meurt à cause des gaz toxiques, Lortie « vire fou » de par l’héritage de sa situation

163 « Nous avons retenu d’Œdipe le sale petit secret [le meurtre et l’inceste], et non pas Œdipe à Colone, sur sa ligne de fuite, devenu imperceptible, pareil au grand secret vivant. Le grand secret c’est quand on a plus rien à cacher et que personne alors ne peut vous saisir. Secret partout, rien à dire ». (Deleuze ; Parent, 1996 [1977] : 58).

164 L’effet de grotesque est fréquent dans le détour-parabole. À ce sujet, Sarrazac note que « [c]e n’est pas pour des raisons de style que Kafka, Brecht, Claudel, Beckett ont recours au grotesque ; c’est pour cette raison fondamentale, si bien analysée par Bakhtine, que le grotesque ''s’intéresse à tout ce qui sort, fait saillie, dépasse du corps, tout ce qui cherche à lui échapper […] les excroissances et ramifications y prennent une valeur particulière, tout ce qui en somme prolonge le corps, le réunit aux autres corps et au monde non-corporel'' » [Mikaïl Bakhtine, L’œuvre de

familiale (qui coïncide avec « l’inceste symbolique » de la société québécoise). Le parallèle entre le tueur de masse et ce petit oiseau inoffensif contribue à enlever au premier tout caractère menaçant et à atténuer la grandeur que pourrait revêtir sa situation tragique d’« emmuré vivant ». La dégradation découle du fait que, contrairement aux mineurs, les gens qui l’entourent (et Lortie lui-même) ne savent pas interpréter ce signe à partir des récits de légitimation biblique, mythologique et philosophique, et « se demandent, […] c’est quoi son ostie de problème? » (2008 : 83).

De même, le parallèle avec le monstre du Minotaure montre le décalage entre le mythe grec et le cas Lortie. Ici, la monstruosité découle non pas de l’union contre-nature entre une reine et un taureau, mais de l’inceste et de la violence de Lortie père. Le caporal est un Thésée débarquant dans un labyrinthe vide, sans fil d’Ariane pour trouver son chemin. À l’instar du récit biblique d’Abraham et Isaac – où il est en position de sacrifiant et de sacrifié – le caporal est à la fois Thésée et le Minotaure, le héros et la créature. Lortie croit être ce héros qui vient sauver le Québec en tuant le visage de son père, mais c’est précisément son passage à l’acte qui, en l’amenant à transgresser l’« interdit structural » du meurtre, fait de lui un monstre. L’expérience tragique coïncide une fois de plus avec le motif du ratage dont l’origine tient à ce que le conflit est reporté sur la scène de l’espace psychique : « le labyrinthe est dans la tête de Thésée » (2008 : 53).

La manifestation la plus frappante de ce tragique dégradé se trouve sans doute dans la transposition des récits bibliques, mythologiques et philosophiques dans un langage québécois familier. L’aspect tératologique découle ici du travail rhapsodique sur la langue (Sarrazac, 2002 : 240). Le chœur paraboliste rend sensible la dégradation de l’expérience tragique en « rapiéçant » les références de la culture occidentale et les expressions populaires québécoises. Ainsi, les exemples énumérés lors de l’analyse du « rapprochement qui éloigne » peuvent être envisagés dans ce sens. C’est le cas de l’héritage familial inextricable (représenté par l’image mythologique du labyrinthe) que le chœur aborde comme une force psychique qui « avance tout croche », qui « morpionne », qui « fucke le chien ». Il en est de même pour le récit de Caïn et Abel, qui ramène le mystère entourant le rejet de l’offrande de Caïn au fait que celle-ci « n’excite pas ben ben le Seigneur » (2008 : 101) et explique le silence de la Bible par le fait qu’elle a « pas assez de ''guts'' pour vouloir […] retranscrire » la question en jeu dans le premier meurtre biblique (2008 :117).

Le chant du chœur sur la mort de Dieu nietzschéenne est un exemple particulièrement éloquent de cette familiarisation des récits de légitimation de la culture occidentale. L’extrait du

Gai savoir auquel les choreutes font référence165 avance que l’homme doit « affronter l’ombre de Dieu » pour se libérer de sa tutelle : « Dieu est mort : mais l’espèce humaine est ainsi faite qu’il y aura peut-être encore durant des millénaires des cavernes au fond desquelles on montrera son ombre. – Et nous – il nous faut aussi vaincre son ombre! » (Nietzsche, 1997 [1882] :162). Les expressions imagées montrent que ce combat se fait au détriment du caporal. À des lieues du surhomme nietzschéen, ce dernier ne parvient pas à s’affranchir de la « pauvre photocopie de Dieu » et son passage à l’acte se solde par un ratage. La mort de ce Dieu « dur de comprenure », qui pouvait se « sacrer » de « nous-autres », mais qui « nous entendait pareil » (2008 :88), laisse l’homme « fourr[é] comme un caporal de l’armée canadienne parti tuer le visage de son père » (2008 : 89).

La spécificité artistique du détour-parabole de Lortie consiste donc en la proposition de nouveaux modes de perception et d’intellection sur le cas Lortie et son rapport aux deux sources de tragique ouvertes par Freud et Nietzsche. La pièce de Pierre Lefebvre et du NTE cherche à montrer, par le « geste verbal » du détour-parabole, le passage d’un état du tragique à un autre et que ce changement correspond à une dégradation. Un tragique qui ne relève pas du « grand secret » des Dieux mais du « petit secret » familial. L’histoire de ce caporal débarquant dans un parlement vide constitue un exemple de ce tragique qui ne suscite plus « terreur et pitié », mais un sentiment de malaise. Pour certains, les modes de perception et d’intellection proposés par

Lortie « ''enfoncent des portes'' déjà ouvertes » (Vernier, 2004 : 75). Le théâtre de l’absurde

(Beckett, Ionesco, Adamov) a par exemple mis en scène un tragique provoquant un sentiment de grotesque. La particularité de la « tragédie grecque bien de chez-nous » serait alors de donner à