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Chapitre 2. Une lecture parabolique de la tuerie de l’Assemblée nationale 41

2.1. Le dispositif spectaculaire de Lortie 41

2.1.2. La scénographie de l’Assemblée nationale et le dispositif bifrontal 42

La production du Nouveau Théâtre Expérimental reproduit « la disposition rectangulaire des sièges »69 de l’Assemblée nationale du Québec70. Conformément à la tradition parlementaire britannique qui « place face à face le gouvernement et la ''loyale opposition'' » 71, elle répartit le public dans deux gradins qui se font face. Par le fait même, cette référence au Salon bleu apparente la scénographie de Lortie au « dispositif bifrontal » (Figure I) décrit par Christian Biet et Christophe Triau dans leur ouvrage Qu’est-ce que le théâtre? et « qui permet à une partie du public de voir l’autre, par-dessus ou par-delà les comédiens, tout en dégageant sur les côtés des espaces vides »72 (Biet ; Triau, 2006 : 307). L’espace entre les deux gradins de spectateurs constitue l’aire de jeu. Celle-ci prend la forme d’un couloir au bout duquel se trouve une petite scène surélevée qui, selon l’organisation de l’Assemblée nationale à laquelle la scène réfère, correspond à l’emplacement du fauteuil du président73. Comme je l’ai brièvement évoqué au

69 http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/organisation-travaux-assemblee/symboles.html#Masse. Consulté le 2 juin 2015. Le lecteur pourra consulter à cette adresse de nombreuses images du Salon bleu québécois.

70 Dans sa critique du spectacle rédigé pour le journal Voir, Christian Saint-Pierre apparente également le dispositif spectaculaires à un « tribunal », à une « l’arène » et à un « plateau de télévision » : « À peine assis, on est déjà séduit par le rapport scène-salle instauré par le scénographe Michel Ostaszewski. Les spectateurs sont installés dans des gradins qui évoquent l’Assemblée nationale, mais aussi un tribunal, une arène ou un plateau de télévision » (Saint-Pierre, 2008).

71 Le site internet de l’Assemblée nationale précise que « [d] ans plusieurs pays, comme la France, c’est plutôt l’hémicycle (construction en forme de demi-cercle) qui prévaut ».

72Les deux chercheurs soulignent la popularité de ce dispositif qui « a, durant la même saison (2002-2003), été employé pour monter trois tragédies de Racine (Phèdre par Patrice Chéreau à l’Odéon-Berthier, Phèdre par Christian Rist au Théâtre de la Tempête et Andromaque par Jean-Louis Martinelli à Nanterre-Amandiers) » (Biet ; Triau, 2006 : 307).

cours de la présentation détaillée du spectacle, le mur qui lui est adossé et qui sert de fond à la scène est constitué de plusieurs écrans de télévision74.

Figure I. Dispositif bifrontal : Alexis Martin, Henri Chassé, Eugénie Gaillard, Pascale Montreuil et Catherine Vidal (douzième tableau)

Parmi les exemples bien connus de mises en scène contemporaines ayant eu recours au dispositif bifrontal, on retrouve notamment la Phèdre de Patrice Chéreau. À propos du recours à ce type de configuration par le metteur en scène français, Christian Biet et Christophe Triau remarquent que celui-ci

a contribué, de diverses manières, à ce que les spectateurs assistent à une sorte de cérémonie en se voyant les uns les autres par-delà les acteurs, les personnages et le texte, et à ce qu’ils dirigent aussi leurs regards vers les bords du théâtre, autrement dit vers les endroits débarrassés du public figurant le divin, la cité ou les coulisses » (Biet ; Triau, 2006 : 308).

Si l’on compare la configuration de la mise en scène de Chéreau à celle de Lortie, il apparaît que le mur de téléviseurs se situe justement à l’un de ce deux « endroits débarrassés du public figurant le divin, la cité ou les coulisses » (2006 : 308). L’autre extrémité (qui lui fait face) l’Assemblée nationale, on donne le nom de ''trône'' à l’ensemble composé du fauteuil et de la structure contre laquelle il est adossé. Tout comme la masse, le trône symbolise le pouvoir de la présidence, qui dérive du pouvoir royal. C’est pourquoi on désigne par la même expression le lieu où prennent place le roi et le président. » http://www.assnat.qc.ca/fr/abc-assemblee/organisation-travaux-assemblee/symboles.html#Masse. Consulté en ligne le 2 juin 2015.

74 Le manuscrit de Lortie prévoyait initialement « une toile ou un écran sur lequel sont projetés un soleil et une lune côté à côte. […] De façon à peine perceptible, la lune se déplace vers le soleil, de manière à le recourir complètement. L’éclairage, à mesure que Lortie avance dans la déraison et la préparation de son crime, deviendra ainsi de plus en plus lunaire, jusqu’à l’éclipse totale. Le moment de l’éclipse aura lieu au sixième tableau, alors que Lortie perd définitivement la raison » (Lefebvre, 2008 :11).

constitue pour sa part l’entrée des spectateurs. Dans le cadre de son entretien avec la revue Hors

champ, Lefebvre précise que l’idée de cette façade de téléviseurs est venue de Daniel Brière :

Ça permettait évidemment d’évoquer l’idée de la télé, l’idée que cet événement-là nous soit parvenu par la télé mais également la mode, si ce n’est le cliché, de l’écran télé sur scène qui sévissait au théâtre dans les années 80 à Montréal et un peu partout. À ce moment-là, c’était l’affaire « hot », « audacieuse ». Et donc pour Daniel, c’était aussi une manière de rappeler l’esthétique théâtrale de cette époque-là (Habib, 2009). Alors que les télévisions commercialisées en 2008 fonctionnaient (et fonctionnent toujours) à partir des technologies au plasma ou à cristaux liquides (ACL), celles qui composent le dispositif sont à écrans cathodiques comme c’était le cas dans les années 1980. En tant qu’il se compose d’une multitude de postes qui forment à eux tous un gigantesque écran, le mur de téléviseurs fait écho à la multitude des spectateurs et du chœur (qui est, rappelons-le, un personnage collectif). Comme eux il évoque – de par la multiplicité des écrans qui tantôt diffusent individuellement leurs propres images ou tantôt fonctionnent ensemble pour élaborer de plus grandes formes (éclipse, silhouette du pommier, etc.) – cette dialectique de la diversité et de l’unité qui caractérise les entités sociales.

À l’instar de ce qu’ont observé Biet et Triau à propos du dispositif bifrontal de Phèdre, l’espace spectaculaire de Lortie prend également la forme d’une « cérémonie » combinant les références à l’assemblée parlementaire de la démocratie représentative moderne (par la configuration du Salon bleu), à la médiatisation dans l’espace public de la tuerie (par les téléviseurs) et au cérémoniel de la tragédie grecque antique (par le chœur). Le spectateur est ainsi sollicité symboliquement comme citoyen de l’État visé par le caporal, comme téléspectateur (passé et présent) de l’évènement médiatique et comme partie prenante d’un rituel théâtral tragique.

Mon étude du dispositif spectaculaire de Lortie s’est jusqu’ici concentrée sur cette première dimension fondamentale qu’est l’organisation d’un espace. À partir de l’étude de la configuration bifrontale et du mur de téléviseurs, j’ai dégagé quelques caractéristiques quant à l’implication du spectateur. Pour approfondir cette réflexion sur l’espace et la dynamique spectatorielle, il me faudra maintenant considérer le dernier aspect majeur avancé par Arnaud Rikner et qui consiste en l’« agencement différentiel de valeurs ». Avant de pousser plus loin l’analyse, il me faut ici préciser les limites de la captation vidéo sur laquelle je me suis basé. Celle-ci ne parvient évidemment pas à complètement restituer l’expérience du spectateur qui

prend part à ce dispositif75. La représentation est filmée du haut de la régie située à l’extrémité de la salle opposée au mur de téléviseurs. Ce point de vue frontal (et non bifrontal) en plongée propose un autre rapport au spectacle, plus distancié et moins cérémoniel. À cette première limite, il faut ajouter le travail de la caméra à travers laquelle est enregistrée Lortie. Le caméraman choisit de faire certains gros plans, nous imposant ainsi sa vision et nous faisant parfois perdre de vue ce qui se déroule sur les écrans.