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Chapitre 1. Lortie comme pièce-parabole : considérations esthétiques et dramaturgiques 15

1.1. Le détour-parabole selon Jean-Pierre Sarrazac 15

1.2.1. Le chœur paraboliste de Lortie 22

1.2.1.2. Le sujet épique szondien et le sujet rhapsodique de Sarrazac 24

Lorsque j’ai présenté la stratégie de détour, il a été brièvement précisé que pour mener celle-ci à terme, le dramaturge devrait « greffer » « sa conscience narratrice […] sur le corps du drame » (Sarrazac, 2002 : 27). Ce principe, qui dans la théorie szondienne est nommé le « sujet »

38 Dans la didascalie introductive de son manuscrit, Pierre Lefebvre décrit le personnage du chœur en ces termes : « Comme on se trouve dans une tragédie dégradée, le chœur est pour sa part abâtardi. Il sait tout, a lu Nietzsche et

Legendre, mais s’exprime dans une langue des plus orales. Il n’est plus le porte-parole de la volonté divine ou encore de la Cité mais un simple témoin, un simple commentateur, qui ne sait plus que révéler l’absurdité du geste de Lortie » (2008 : 4).

39 « Les scènes fondatrices ne sont pas des explications, au sens techniquement scientifique où aujourd’hui on pourrait l’entendre, mais des mises de discours qui montre un enjeu radical, touchant au règne de l’interdit dans la société considérée. Je dirai aussi, afin de souligner la remarque : l’humanité a toujours pris la mesure de cette radicalité, c’est-à-dire que l’enjeu dépasse ce qui peut en être dit par qui que ce soit et que, par conséquent, il doit être rapporté explicitement à la dimension de la démesure, au gouffre et à ce qu’il faut bien appeler, en dépit de la méconnaissance de la découverte freudienne par les spécialistes de la normativité, l’insu de la représentation humaine » (Legendre, 2000 [1989] : 139).

40 « Détour par l’enfance du récit, la parabole est forcément ouverte aux mythes anciens et aux mythologies modernes » (Sarrazac, 1999 [1981] : 161).

ou le « moi épique », s’inscrit selon Sarrazac dans la perspective téléologique d’un dépassement du dramatique par l’épique. En effet le chercheur français, qui considère que « ce concept de sujet épique infléchit les destinées du drame moderne dans un sens trop brechtien » (2012 : 28), lui préfère la dénomination d’« auteur-rhapsode » ou de « sujet rhapsodique »41 qu’il a élaborée en 1981 dans L’Avenir du drame. Issu de la tradition grecque antique, le terme « rhapsode » est employé pour désigner « ceux qui allaient de ville en ville chanter des poésies et surtout des morceaux détachés de l’Iliade et de l’Odyssée »42. Sarrazac s’approprie cette « figure emblématique » (Hersant ; Naugrette, 2005 : 184) et fait de son « geste » qui consiste à « coud[re] ou ajuste[r] des chants » (2005 : 184) une métaphore des caractéristiques que présentent les écritures théâtrales contemporaines. La composition rhapsodique revêt selon lui les traits suivants :

[R]efus du « bel animal aristotélicien » et choix de l’Irrégularité ; kaléidoscope des modes dramatique, épique et lyrique ; retournement constant du haut et du bas, du tragique et du comique; assemblage de formes théâtrales et extra-théâtrales ; formant la mosaïque d’une écriture résultant d’un montage dynamique ; percée d’une voix narratrice et questionnante qu’on ne saurait réduire au « sujet épique szondien », dédoublement (notamment chez Strindberg) d’une subjectivité tour à tour dramatique et épique (ou visionnaire) (1999 [1981] : 197).

Ainsi, la principale différence entre les dénominations szondienne et sarrazacienne consiste en l’ouverture de la seconde sur l’ensemble des modes (dramatique, épique et lyrique), registres (comique, tragique) et matériaux (formes théâtrales ou extra-théâtrales) susceptibles de composer – sur ce mode horizontal et déhiérarchisé qui caractérise la postmodernité artistique – le drame contemporain. Dans l’entrée « Rhapsodie » du Lexique du drame moderne et contemporain, Céline Hersant et Catherine Naugrette insistent sur la « densité opératoire » du concept de rhapsodie, qui est susceptible d’influencer « les principales données du drame moderne » (2005 : 184)43. Sarrazac remarque que bien souvent une « pulsion rhapsodique » travaille subrepticement le « corps du drame » (2012 : 293). C’est le cas notamment du « rhapsode hypostasié en

41 « [L]’auteur de Théorie du drame moderne met en évidence l’apparition au sein de la forme dramatique, d’un "moi épique" censé objectiver le monde dans lequel il évolue – et, surtout, le monde sur lequel il exerce son regard. Mais ce que Szondi ne semble pas pouvoir envisager, du moins à l’époque de la Théorie du drame moderne, c’est que ce sujet épique puisse être également un sujet dramatique, un sujet lyrique. Bref un sujet rhapsodique » (Sarrazac, 2012 : 312).

42 Définition tirée du Littré et citée par Sarrazac en exergue du premier chapitre de L’Avenir du drame (1999 [1981] : 21).

43 « [L]a rhapsodie s’affirme comme un concept transversal majeur, qui se décline en une série de termes opératoires, aboutissant à la constitution d’une véritable constellation rhapsodique. À travers le rhapsode, la rhapsodie fait entendre une voix rhapsodique, laquelle produit une rhapsodisation qui se résout en un débordement rhapsodique – un rapport concurrentiel entre le dramatique et l’épique au sein des dramaturgies contemporaines – qui lui-même s’inscrit dans un devenir rhapsodique » (Hersant ; Naugrette, 2005 : 184).

didascale » (2012 : 320) dont la « voix rhapsodique » se « fait entendre » dans les interstices du

texte ou du spectacle (entre la voix des personnages ou à travers les didascalies44). Cependant, il note que la présence du sujet rhapsodique « [l]a plus évidente, et la plus objective, est celle de chœurs ou d’annonciers dont les adresses au public vont scander le déroulement de la fable, non sans y introduire quelques turbulences» (2012 : 15).

Si pour Sarrazac le détour-parabole est « l’art du détour par excellence », le paraboliste quant à lui « rassemble mieux que toute autre figure du théâtre contemporain, les caractéristiques de […] ''l’auteur-rhapsode'' […] » (2002 : 240). Comme instance rhapsodique, le paraboliste

[a]pporte de l’oralité, il jongle avec les différents tons – comique et tragique, grotesque et pathétique ; il pratique une sorte de vivisection à même le corps du drame qu’il « coud et découd » (selon l’étymologie du grec rhaptein) ; grâce à une sorte de montage dans l’organique, il instaure dans la fiction la plus grande liberté formelle, notamment spatiale et temporelle, et cela sans jamais sombrer dans l’absence de forme (2002 : 240).

Le chœur de la pièce de Pierre Lefebvre s’apparente à cette figure du paraboliste-rhapsode en ce qu’il « coud » « à même le corps du drame » un matériau extra-théâtral (essentiellement de nature mythologique, biblique et philosophique), pratique le « retournement constant du haut et du bas » en familiarisant les références lettrées et étrangéisant les images populaires qu’il introduit.

Les trois choreutes « jongl[ent] » également « avec les différents tons », comme le remarque Aurélie Olivier lorsqu’elle écrit dans son compte rendu pour la revue Jeu que « [t]antôt elles respirent de manière audible, tantôt elles se prennent par la taille, parfois elles crient, se jettent au sol, serrent Lortie dans leurs bras, rient » (2009 : 24). Cependant, j’aimerais ici mettre l’accent sur deux principaux modes d’énonciation, à la fois distincts et complémentaires, par lesquels le chœur de Lortie intervient à titre de paraboliste.

Son premier mode d’énonciation parabolique, de nature épique et lyrique, prend la forme de récits ou de chants que l’on peut apparenter aux stasima de la tragédie grecque45. Si par leur caractère narratif, les interventions du chœur relèvent du mode épique, les modalités selon lesquels elles sont performées les apparentent également au registre lyrique. C’est-à-dire que bien que le chœur parle d’une seule voix, l’énonciation est assumée par les trois choreutes qui se

44 « La didascalie peut n’être qu’une voix sourde et incertaine, qui se confie – c’est la tradition – au lecteur, au metteur en scène, à l’acteur ou au décorateur, lesquels l’entendront plus ou moins – plutôt moins. Elle peut également se muer en une voix sonore, qui, de la scène ou de son pourtour, s’adresse directement au spectateur. Dans ce cas, la didascalie – un certain type, moins fonctionnel que narratif ou poétique, de didascalie ouvre un théâtre des

voix – voix de la romanisation, voix du commentaire, voix du commentaire et du questionnement – qui s’intercale

dans le dialogue entre les personnages, et quelquefois s’y substitue » (Sarrazac, 2012 : 320).

45 Les stasima, au singulier stasimon, constituent « le moment où le chœur chante » (Biet, 2010 : 15). Au cours du présent mémoire, j’utiliserai le terme comme synonyme du mot chant.

relancent, se complètent, se corrigent (se relayant plusieurs fois la parole pour déclamer une seule phrase). Aurélie Olivier remarque justement que « [l]es trois comédiennes […] font preuve d'une remarquable coordination, prononçant l'une après l'autre des morceaux de phrases, de manière presque musicale » (2009 : 23). À titre d’exemple, voici un extrait du premier chant :

Chœur 1 Le père…/ Chœur 2 …Au début…/ Chœur 3 …Tout le temps…/ Chœur 1 …C’est toujours un voleur…/ Chœur 2 …Rien qu’un ostie de voleur…/ Chœur 3 …Qui vole tout le temps la même maudite affaire…/ Chœur 1 …C’est comme une manière d’obsession…/ Chœur 2 …Il est pas capable de s’en empêcher…/ Chœur 3 …C’est pour ça qu’il se promène dans les rues…/ Chœur 1 …Sur les routes…/ Chœur 2 …. Dans les champs, dans les bois aussi…/ Chœur 3… Il rôde comme un loup… (2008 : 11-12). Cet échange continuel de la prise de parole, qui apparente cette dernière à la versification (à travers des procédés comme l’enjambement, le rejet et le contre-rejet) confère également à l’énonciation une certaine lenteur et permet de mettre en exergue les images mobilisées par le choeur. Il s’avère ainsi particulièrement adapté au caractère « artisanal » et « flexible » que nécessite la parabole.

Le second mode d’énonciation parabolique relève pour sa part plus strictement du tableau, au sens que Mireille Losco lui donne le Lexique du drame moderne et contemporain, c’est-à- dire : comme « une composition de signes gestuels qui se constitue en un îlot de sens […] » (2005 : 210-211). Au cours du premier acte se déploient en effet des pantomimes impliquant Lortie et différents accessoires (par exemple une Bible ou une corde pleines de nœuds). Les choreutes sont souvent directement à l’origine de leur déroulement qu’elles enclenchent en remettant les objets au caporal et en installant les éléments du décor dans lequel celles-ci prennent place. C’est le cas de la Bible et de la corde que le chœur a en sa possession dès son entrée en scène et qu’il donne au caporal lors du sixième tableau.

Dans la Parabole ou l’enfance du théâtre, Sarrazac insiste sur le fait que « la pièce- parabole procède à une accentuation radicale du corps » (2002 : 242). Dans les pantomimes46 provoquées par le chœur, le corps du caporal se trouve précisément accentué. Chacun de ses gestes est souligné, mis en évidence et sert à figurer la vie psychique prêtée au personnage. À titre de paraboliste, le chœur de Lortie constitue une instance narrative métadramatique habilitée à manipuler l’ensemble des systèmes de signes impliqués dans la représentation, y compris le personnage de Lortie et les manifestations de sa psyché. C’est ce qui a mené Aurélie Olivier à

46 Par pantomime, je désigne ici les passages « qui extériorisent au maximum le jeu des comédiens [surtout celui du caporal Lortie] et facilitent la production de jeux de scène et de tableaux vivants » (Pavis, 2002 [1996] : 239).

avancer que les trois choreutes « semblent faire partie de Lortie lui-même, comme un symbole de sa schizophrénie » (2009 : 24). Je montrerai au second et troisième chapitre comment le chœur donne à interpréter, à partir des références qu’il introduit, la vie inconsciente de Lortie comme une parabole. Pour l’instant, je tâcherai plutôt d’examiner dans quelle structure tragique ce chœur prend place.