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Chapitre 3. Dialectique de l’étranger et du familier et nouveaux modes de perception et

3.1. La dialectique de l’étranger et du familier 91

3.1.1. Intertextes mythologiques, bibliques, philosophiques et imagerie populaire québécoise

3.1.1.1. Éloigner pour mieux rapprocher 93

Dans son entretien avec Pierre Lefebvre, Sylvano Santini a bien remarqué que l’action du chœur permettait d’« élev[er] ce ''drame bien de chez nous'' […] parmi les grandes fables de la culture occidentale » (2009 : 45). Si une première composante du mouvement dialectique permet effectivement de « montrer qu’une histoire de famille, l’histoire d’un fils et d’un père, d’un parricide, ne se réduit pas à un drame intime » (2009 : 44), je m’efforcerai cependant ici de décrire comment elle éloigne pour mieux rapprocher. Compromis entre l’étranger et le familier113, elle a pour effet de ramener le biblique, le mythique et le philosophique au particulier du cas Lortie tout en projetant ce dernier dans le général. À ce titre, Sarrazac écrit que « [l]e proche n’est en définitive accessible que par ce passage au lointain que permet le détour » (2004 : 18). Quant à savoir si le résultat de cette dialectique est d’« élever » ce « drame intime », il en sera question plus loin. C’est précisément en tentant de répondre à cette question que je pourrai cerner quelle part de nos modes de perception et d’intellection la pièce de Pierre Lefebvre cherche à renouveler.

Comment donc et en quoi le cas Lortie est-il rendu étranger ? Le drame intime est d’abord éloigné du cadre de référence développé dans la trame fictionnelle. Si les références des cultures

113 Dans ce qui suit, j’utiliserai indifféremment les termes éloignement/étranger et rapprochement/familier pour désigner les pôles de la dialectique à l’œuvre dans le détour-parabole.

lettrée et populaire introduites dans les chants et les pantomimes sont familières au public, elles sont de prime abord étrangères au cas Lortie114. Ainsi, les « histoires sacrées » que sont les récits bibliques et mythologiques se situent dans ce que Mircea Eliade a désigné comme le « temps primordial », le « temps fabuleux des commencements »115. Cependant, comme le souligne justement Legendre, le « discours tragique est devenu pour nous, Modernes, affranchis de la mythologie antique, un simple assemblage de métaphores » (1989 [2000] : 39). Si la mythologie grecque et les écrits de la Genèse judéo-chrétienne ne bénéficient plus de ce caractère sacré qui furent les leurs116, elles mettent toutefois en scène des « Êtres surnaturels » – Thésée, le Minotaure et Alexandre le Grand117, pour la première; Abraham, Isaac, Caïn, Abel pour la seconde – dans un temps indéfini qui contraste avec celui, très précis (le Québec des années 1980) durant lequel s’est déroulé le massacre.

Ce geste d’éloignement est esquissé au début de la plupart des chants du chœur, en particulier lorsque celui-ci convoque de nouvelles références. Ceux-ci partent d’un élément plus ou moins explicite de la trame fictionnelle pour le projeter dans le général du discours mythique, biblique ou philosophique. Ainsi, le chant du dixième tableau, qui s’articule au récit de la tuerie et coïncide avec l’arrivée de Lortie dans le Salon bleu, met en scène le contexte d’énonciation des mythes dans la société antique, puis passe à l’histoire de Thésée et du Minotaure (dixième tableau) :

Chœur 1…Pis les Grecs…/Chœur 2…On veut dire les vieux…/Chœur 3…Les anciens…/Chœur 1…Se racontaient des mythes…/Chœur 2…Pour essayer de comprendre ce qu’il faisait, le soleil, quand il était caché…/Lortie (crie) Où ce que t’es ?/Chœur 3…Pis un de ces mythes-là c’était celui de Thésée…/Chœur 1…C’était celui de Thésée pis du Minotaure (2008 : 49-50).

Chez les Grecs anciens, les mythes étaient racontés pour expliquer « comment, grâce aux exploits des Êtres surnaturels, une réalité est venue à l’existence » (Eliade, 1963 : 16). Dans l’exemple donné par le chœur, il est question de savoir ce que fait le soleil durant l’éclipse. Pour ce qui est du cas de Lortie, c’est la référence au phénomène astronomique qui permet d’expliquer ou plutôt

114 Le spectateur de Lortie qui aurait lu Legendre aurait déjà en tête le lien entre le crime du caporal Lortie et les épisodes bibliques du sacrifice d’Isaac et celui de Caïn et Abel.

115 « Le mythe raconte une histoire sacrée; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps fabuleux de commencements. Autrement dit, le mythe raconte comment, grâce aux exploits des Etres surnaturels, une réalité est venue à l’existence, que ce soit la réalité totale, le Cosmos, ou seulement un fragment : une île, une espèce végétale, un comportement humain, une institution. C’est donc toujours le récit d’une ''création'' : on rapporte comment quelque chose a été produit, a commencé à être » (Éliade, 1963 : 16-17).

116 Bien que les religions judéo-chrétiennes ne jouent plus dans les sociétés occidentales le rôle légitimant qui fût le leur dans les derniers siècles, les épisodes de la Genèse sont encore, dans une certaine mesure, objets de croyance. Le christianisme et le judaïsme sont des religions « vivantes », contrairement au polythéisme grec antique.

de figurer ce qui se trame dans la psyché du caporal. Tout en offrant un référent visuel à ce problème abstrait qu’est la folie (et plus précisément le mécanisme psychique de la surimposition des places), le renvoi à l’éclipse tend à ériger la folie au statut de « phénomène naturel ». Dans le cas du mythe de Thésée et du Minotaure, le choeur introduit les grandes lignes du récit mythologique en insistant, comme je l’ai montré, sur l’origine de la monstruosité du fils mi- homme mi-taureau (qui évoque celle de l’enfant produit par l’inceste de Lortie père).

De même, le premier des chants consacrés à Caïn et Abel (dix-septième tableau) s’ouvre sur le premier meurtre (impossible à situer historiquement) de « l’histoire de l’humanité » :

Chœur 1…Le meurtre…/Chœur 2…Dans l’histoire de l’humanité…/Chœur 3…Ça commence de bonne heure en maudit…/Chœur 1…Le premier meurtre…/Chœur 2… C’est le premier fils qui le commet…/Chœur 3…Pis le premier des premiers…/Chœur 1…C’est Caïn…/Chœur 2…Le fils aîné/Chœur 3…D’Adam (2008 : 95-96).

Il s’agit ici de remonter à la genèse (« le premier fils », « le premier des premiers »), de ce crime « total » que constitue le meurtre. Ce crime premier est marqué par le mystère entourant ses circonstances (de par le silence du texte biblique) et par sa dimension généalogique fondamentale.

Les références à la pensée d’Aristote et de Nietzsche consistent pour leur part en une inscription dans le général de la réflexion philosophique. Les deux chants sur Aristote portent sur la généralité de l’Homme : « Chœur 1 L’Homme…/Chœur 2…C’est Aristote qui dit ça…/Chœur 3…C’est un animal politique… » (2008 : 71) Le stasimon sur Nietszche fait référence à ces êtres surnaturels que sont Bouddha et Dieu, et dont les ombres, par-delà leur mort, continuent de hanter les hommes.

S’il ne fait pas directement référence à un épisode mythologique ou biblique, le premier chant a recours à un imaginaire s’apparentant à celui du conte pour décrire le phénomène anthropologique de la fondation d’une nouvelle famille. Le contexte et les images impliquées – l’homme, le « loup » qui « se promène » « sur les routes, dans les champs, dans les bois » (2008 : 12) et fait finalement irruption au beau milieu du souper familial pour « voler » la fille – ne sont pas sans évoquer l’imaginaire du Petit Chaperon rouge, ce conte popularisé par Charles Perrault où l’on retrouve précisément un loup et une jeune fille, ainsi qu’une maison et un bois. L’univers évoqué dans le stasimon ne se situe pas dans un temps « radicalement coupé du nôtre » qui serait celui de la « genèse ou de la création », mais plutôt dans un « passé » ou un temps

« indéfini »118 : « Chœur 1 Le père… Chœur 2…Au début… Chœur 3…Tout le temps… » (2008 : 9).

Les chants des troisième et septième tableaux, dont le premier ne renvoie explicitement à aucun discours connus119, procèdent également à ce pas de côté visant à éloigner. Les images du « fils en costume de père » (2008 : 22) et de « la pomme qui s’en va couper le pommier d’où c’est qu’elle est tombée…» (2008 : 29) visent toutes deux à figurer, à rendre tangibles les mécanismes de la permutation des places et de l’ordre généalogique subverti.

Ainsi, la stratégie qui motive ces chants est celle d’un retour aux récits de légitimation de la culture occidentale pour souligner le caractère intemporel de ce qui se joue dans ce crime et l’inscrire dans la durée. Mais il ne s’agit que de la première étape d’un mouvement visant à montrer ce qui, dans le cas Lortie, est intemporel et comment de son côté l’universel des récits issus de l’imaginaire occidental s’incarne, se reproduit dans des évènements particuliers. L’éloignement, le détour par l’étranger de ces différents univers de référence permet de rapprocher certaines composantes de l’histoire du caporal, autrement difficiles à intellectualiser pour les spectateurs. Les différents récits issus de l’imaginaire culturel occidental et qui sont mobilisés par le chœur avaient par ailleurs déjà cette particularité de transposer des problèmes abstraits dans un réseau de métaphores simples et familières.

Cette première composante du détour, qui vise à éloigner pour mieux rapprocher, est parachevée par un retour sur le drame intime du caporal, dont l’amorce est le plus souvent opérée dans la dernière partie des chants. L’articulation de ce retour est donnée à voir par le chœur paraboliste, qui aborde l’histoire de Lortie et sa spécificité québécoise dans les mêmes termes généraux et intemporels que ceux des discours de source mythologique, biblique et philosophique. C’est le cas du chant sur Thésée et le Minotaure, qui présente les grandes lignes du mythe pour mieux montrer ce qui peut rester de l’expérience de la monstruosité et du labyrinthe dans le Québec contemporain :

Chœur 1…Pis l’histoire qu’on raconte, à soir…/Chœur 2…C’est rien qu’une autre une histoire de monstre, c’est rien qu’une autre histoire de labyrinthe…/Chœur 3…Mais comme cette histoire-là, elle se passe au

118 Dans Le Dictionnaire des mythes littéraires, Bernadette Bricout remarque que « si mythe et conte se donnent comme des récits à caractère rétrospectif, échos du mémorable qui par eux nous atteint, le passé qu’ils représentent n’est pas de même nature. Au passé indéfini du conte merveilleux (le « il était une fois » fonctionnant comme un signal textuel qui nous installe au cœur de la fiction), on opposera le temps mythique (''in illo tempore''), celui de la genèse et de la création, radicalement coupé du nôtre. Il n’appartient pas à l’histoire » (1994 [1988] : 362).

119 Les images du pommier et de la pomme renvoient à la notion juridique du « principe causal ». Voir l’analyse menée au point 2.2.2.5 du second chapitre de ce mémoire.

Québec, le labyrinthe, ici, il est dans la tête de Thésée…/Chœur 1… Pis une fois arrivé au bout, il trouve rien… (2008 : 52-53)

Le même procédé est utilisé dans le second des chants consacrés à l’animal parlant aristotélicien (quatorzième tableau) :

Chœur 1…L’homme, c’est un emmuré vivant…/Chœur 2…Par la vie…/Chœur 3…Par la voix…/Chœur 1…Par la parole de tout le monde qui parle pis qui ont parlé avant lui…/Chœur 2…Emmuré vivant par la parole des autres dont il y a personne qui peut sortir…/Chœur 3…Jamais…/Chœur 1…Pis ça, notre héros, il le sait pas…/Chœur 2…Il le sait pas mais il l’est…/Chœur 3…Plus que n’importe qui d’autre dans la province de Québec…/Chœur 1, 2 et 3…Plus que n’importe qui…/Chœur 1…C’est pour ça que c’est lui le héros…/Chœur 2…Que c’est lui, pas un autre (2008 : 81-82).

Après avoir énoncé ce principe philosophique qui veut que l’homme soit « emmuré vivant » dans un ordre symbolique qui lui préexiste (« la parole de tout le monde qui parle pis qui ont parlé avant lui »), les choreutes font le pont avec Lortie, qui en constitue un cas exemplaire. Le « héros » de ce spectacle est emmuré « plus que n’importe qui dans la province de Québec » (2008 : 82).

Les stasima sur l’impératif exogamique et sur le motif nietzschéen de la mort de Dieu (premier et huitième chant) se terminent pour leur part sur une chute qui raccorde les récits abordés dans les chants avec le cas Lortie et la société québécoise. Après un détour par le récit en images figurant l’impératif exogamique, le premier chant aboutit sur l’inceste symbolique de la société québécoise : « Chœur 1…Pis quand il y a rien que du pareil…/Chœur 2…Il y a rien que de l’inceste…/Chœur 3…Rien que de la mort…/Chœur 1, 2 et 3…Rien que du Québec » (2008 : 11-17). De même, le chant sur Nietzsche, se termine sur l’état dans lequel se trouvent les hommes face à la mort de Dieu, c’est-à-dire «…fourrés comme un caporal de l’armée canadienne parti tuer le visage de son père » (2008 : 85-89).

Le chant sur le pommier (septième tableau) et le dernier stasimon sur Caïn et Abel (vingt- cinquième tableau) accomplissent pour leur part le parcours inverse et s’ouvrent par l’« histoire » de Lortie, qu’ils abordent par le biais de la figure du fils. Dans les deux cas, le noyau de la

comparatio est réitéré120 et abordé par le bais d’un nouveau réseau de métaphores (l’arbre fruitier comme image généalogique et le parricide comme un détraquement). Les choreutes introduisent le troisième chant en désignant ce qui vient de se dérouler sous les yeux des spectateurs (la pantomime du pommier, mais plus généralement l’ensemble des tableaux), c’est-à-dire « tout ça », comme étant « juste l’histoire d’un fils qui veut tuer son père » et d’« une pomme qui s’en

120 C’est peut-être ce rappel constant de la comparatio qui a donné à Sylvie Saint-Jacques le sentiment que Lortie « imposait une symbolique ».

va couper le pommier d’où c’est qu’elle est tombée » (2008 : 29). Le dernier chant du spectacle débute sur une phrase similaire : « Chœur 3…C’est un fils qui s’est levé un matin…/Chœur

1…Pour aller tuer son père…/Chœur 2…Un fils qui a décidé que ça faisait…/Chœur 1…Pis qui

s’arrachait aux tracks de son histoire… » (2008 : 114).

Ainsi, dans l’ensemble de ces chants, le « geste verbal » (Sarrazac, 2002 : 46) du chœur paraboliste est montré au spectateur. L’expression « l’histoire qu’on vous conte à soir » (2008 : 52), qui fait référence au présent de l’énonciation parabolique, ou encore les termes « notre héros » pour désigner le caporal, rendent tangibles l’élaboration en direct du récit en image de la parabole. Le passage des discours mythologiques, bibliques et philosophiques à la tuerie de l’Assemblée nationale (le va-et-vient) est marqué par une continuité qui tend à les rapprocher, à montrer ce qu’il y a de familier dans ces récits et ce qu’il y a d’étranger dans l’histoire du caporal. L’amorce du retour facilite également le rapprochement entre ce qui est abordé dans les chants et la trame fictionnelle qui reconstitue les épisodes de l’affaire Lortie. Cet effet d’éloignement/rapprochement repose sur le fait que l’histoire du caporal est abordée dans le langage du mythe, mais également sur le fait que les récits culturels occidentaux mettent en scène un nombre restreint de personnages. En campant les problèmes philosophiques ou moraux abstraits à une échelle humaine (un père qui s’apprête à donner son fils en Holocauste, le combat entre un guerrier et un monstre, la lutte entre deux frères, etc.), les récits occidentaux facilitent le rapprochement avec le drame intime de Lortie.