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Chapitre 2. Une lecture parabolique de la tuerie de l’Assemblée nationale 41

2.2. La tuerie de l’Assemblée nationale comme un parricide raté 49

2.2.1. La transgression du double interdit oedipien de l’inceste et du meurtre 51

2.2.1.3. L’interdit du meurtre : l’épisode biblique de Caïn et Abel 61

Si le père Lortie a exercé la violence et l’inceste, le fils Lortie transgresse pour sa part le second interdit impliqué dans le complexe d’Œdipe, soit le meurtre. Dans son essai Le crime du

caporal Lortie, Pierre Legendre résume les grandes lignes de l’épisode du massacre:

Sa première action a été de courir vers la Citadelle, pesamment armé, pour tirer une rafale de pistolet- mitrailleur en direction des sentinelles, qu’il n’a pas touchées. Il revient ensuite à la course en direction de l’édifice de l’Assemblée nationale, séparé de la Citadelle par quelques centaines de mètres. Il y pénètre par l’entrée latérale, arrache un téléphone de couleur rouge qui se trouvait à sa droite et qui servait à communiquer avec le service de sécurité, dévisage longuement la réceptionniste, interloquée devant cet énergumène. Après quelques secondes d’hésitation, il s’écrie : "Allons-y! " Il ouvre alors le feu sur la réceptionniste, qu’il touche à la poitrine de plusieurs balles, sans la tuer cependant. À partir de ce moment, il court dans les couloirs de l’Assemblée, tout en tirant indistinctement sur les gens qu’il rencontre (il fera alors trois morts), jusqu’à ce qu’il arrive à la Chambre – dite Salon bleu –, où se réunissent les députés. Là, il s’aperçoit que, contrairement à son attente, l’Assemblée ne siégeait pas et que la salle était vide. (Legendre, [1989] 2000 :120-121)

Comme je l’ai déjà souligné au premier chapitre, le déroulement de la tuerie de l’Assemblée nationale n’est pas représenté, mais fait l’objet d’un récit par les trois choreutes. Le procédé s’apparente à celui de l’hypotypose. D’après le Dictionnaire de la rhétorique de Michel Pougeoise, celui-ci consiste en une « [f]igure descriptive qui peint une scène de manière frappante et saisissante permettant à l’auditeur ou au spectateur (au théâtre) de visualiser les choses comme s’il s’agissait d’un tableau, d’une scène vivante se déroulant sous ses yeux (d’où la fréquence de la narration dans cette figure) » (Pougeoise, 2001 :147). A priori, tous les chants du chœur peuvent être apparentés à ce procédé rhétorique en ce qu’ils peignent les références mythologique, biblique et philosophique dans un langage simple et imagé, susceptible de faire tableau93. Cependant, alors que les stasima participent au questionnement de la fable, le récit du massacre a cette particularité de décrire ce qui est en train de se dérouler hors scène et joue un rôle dans le déroulement de l’action. La figure de l’hypotypose « est fréquemment utilisée dans le théâtre classique pour que le spectateur puisse se représenter aussi précisément que possible, de la façon la plus pittoresque et la plus "colorée", les scènes racontées par les personnages » (Pougeoise, 2001 : 147). L’emploi du terme « hypotypose » permet ainsi de distinguer l’effet de

93 Sarrazac établit justement un lien entre la parabole et l’hypotypose : « Ramassée sous l’espèce d’une comparaison, elle [la parabole] concentre toute son énergie dans un tableau très imagé qu’elle met sous nos yeux afin de s’emparer de notre attention – voire d’emporter leur adhésion. Car la parabole – il est temps de le rappeler – appartient autant à l’avocat et à l’homme politique qu’au poète. Arme stratégique, elle dispose d’une force de frappe – celle de l’hypotypose, qui transforme un récit en tableau – de nature à emporter la conviction du spectateur » (2002 : 64).

style propre à ce passage narratif du langage monopolisé plus généralement par le détour- parabole.

Dans le théâtre classique, l’hypotypose permettait de respecter le principe de la bienséance, c’est-à-dire de ne pas représenter directement les meurtres sur la scène. Le recours à la narration plutôt qu’à la représentation directe de l’action facilite ici l’évacuation de toute représentation sensationnaliste de la tuerie. Le manuscrit de Lefebvre emploie la didascalie « la

mitraillette, les cris, les splashes » (évoquant d’éventuels cris de victimes et des effusions de

sang). Dans la production du NTE, les choreutes imitent le bruit des rafales en répétant l’onomatopée : « tatatatata », ce qui permet également de rythmer la narration.

Le recours à l’hypotypose vise plutôt à rendre la perspective délirante du caporal en insistant sur sa relation à l’instance paternelle. Le récit du chœur fait coïncider la reconstitution des différentes étapes du déroulement de la tuerie avec l’évolution de son rapport au père. Il s’organise en trois étapes : l’attente que ce dernier vienne l’arrêter, l’identification à sa « toute puissance » 94 et finalement la dimension parricide de l’attentat. L’échange continuel de la prise de parole auquel les trois choreutes procèdent, permet de décrire cette évolution d’une « manière frappante et saisissante » (Pougeoise, 2001 : 147). En se relayant le discours, ces dernières répètent, précisent et font voir sous un nouvel angle ce qu’a énoncé la précédente.

La première partie du récit des trois choreutes reprend et développe plus amplement les circonstances introduites lors du prélude, soit l’entrée de Lortie dans le parlement, les rafales tirées sur la « fille de la réception »95 et surtout l’attente que quelqu’un intervienne pour mettre fin à la tuerie96 :

Chœur 1 Il est dix heures du matin. Lortie tire dans les murailles de la Citadelle…/Chœur 2…Pis là, il est certain que c’est fini…/Chœur 3…Il est sûr que rendu là, qu’après ça, la police, elle s’en vient…/Chœur 1…Qu’un gars, une police, va sortir de son char de police pis le tirer… /Chœur 2…Mais le char, il vient pas…/Chœur 3…La police, elle vient pas…Chœur 1…Le coup de pistolet, il vient pas…/Chœur 2…Pis ça fait qu’il reste là…/Chœur 3…Il est là, il reste là…/Chœur 1…Longtemps…/Chœur 2…Pas longtemps…/Chœur 3…Il est à peu près 10 heures et vingt pis il s’en va…/Chœur 1…Il s’en va en courant au parlement du gouvernement du Québec…/Chœur 2…Il est là qui monte les marches…/Chœur 1…Il est là qui rentre…/Chœur 2…Par une petite porte qui se trouve, là, sur le côté…/Chœur 3 …Qu’on appelle : « la porte du sauvage »…./Chœur 1…Il rentre dans le Parlement par la porte du sauvage/Chœur 2…Pis là il regarde la fille de la réception qui comprend pas ce qui ce passe…/(Bruit de mitraillette, splashes)/Chœur

94 L’expression est empruntée à l’essai de Legendre ([1989] 2000 : 119).

95 Parmi les trois morts (Camille Lepage, Georges Boyer, Roger Lefrançois) et les treize blessées résultant de la tuerie, la seule victime à laquelle la pièce de Lefebvre fait référence est la téléphoniste alors en poste à la réception. 96 « Voix de l’ombre…Bon, t’arrives, tu rentres, tu vois la fille, t’as tiré…après?/Lortie Après ça, j’ai attendu…/Voix de l’ombre…T’as attendu quoi?/Lortie…Que mon père vienne m’arrêter…/Voix de l’ombre…Ton père!? Lortie…Mon père…n’importe qui…je voulais que quelqu’un vienne…pis qu’il me dise que… c’était pas…que quelqu’un vienne me dire que…mais…mais y’a personne qui est venu…» (2008 : 7-8).

3…Pis là, il attend…/Chœur 1…Il attend que quelqu’un vienne l’arrêter…/Chœur 2…Que quelqu’un vienne y dire que ça fait…/Chœur 3…Ça fait! …/Chœur 1…Mais il y a personne qui vient… (2008 : 40- 42).

L’absence de son père, d’un policier qui pourrait « sortir de son char et le tirer » ou plus généralement de toute personne qui « vien[drait] y dire que ça fait », conforte Lortie dans le bien- fondé de sa quête. Ainsi, la suite de la narration cherche à rendre le sentiment de toute-puissance qui domine alors le caporal:

Chœur 2…Dans le corridor /La mitraillette, les cris, les splashes/ Chœur 3…Il marche…/Chœur 1…Il avance…/La mitraillette, les cris, les splashes/Chœur 2…C’est comme s’il était le plus grand…/Chœur 3…Le plus beau…/Chœur 1…Le plus fort…/La mitraillette, les cris, les splashes/Chœur 2…Pis que personne…/Chœur 3…Non personne…/Chœur 1…Pouvait plus l’arrêter…/Chœur 2…Parce qu’il est plus arrêtable…/La mitraillette, les cris, les splashes/Chœur 3…Il est crinqué…/Chœur 1…Il est crinqué…/Chœur 2…Il est crinqué…(2008 : 43-44).

Cette impression d’être le « plus grand », le « plus beau », le « plus fort » suggère l’identification du caporal à son père tyrannique. À l’instar du géniteur qui ne connaît pas l’interdit, Lortie affirme lors du dialogue avec le sergent d’armes qu’il possède la « superpuissance » :

Lortie : […] Pourquoi que tu penses qu’il y a pas personne qui m’a arrêté, han? (soudain très agressif) Pourquoi que tu penses que j’ai…que j’ai la superpuissance ? !!!/Le sergent d’armes : La superpuissance…qu’…/Lortie (l’interrompt, exalté) La superpuissance !!! La superpuissance, ça veut dire qu’il y a pas rien, qu’y a personne, même pas moi, qui peut arrêter ce que je fais là!! » (2008 : 78-79). Le mur de télévisions offre un référent visuel à la narration des trois choreutes. Si la répétition des mêmes images sur les différents téléviseurs évoque la médiatisation de la tuerie – en suggérant la réception à la fois collective et individuelle de la nouvelle de l’attentat –, le point de vue subjectif adopté par la caméra participe à traduire cette impression de toute-puissance habitant le caporal. Ainsi, comme je l’ai mentionné un peu plus haut, le gros plan sur la muraille de la citadelle criblée de balles, l’édifice du parlement en contre-plongée, la « porte du sauvage », les couloirs de l’Assemblée et le Salon bleu apparaissent sur les écrans, au fur et à mesure de la progression du caporal. Outre l’identification à la toute-puissance du père tyrannique, la dernière partie du récit aborde le déplacement (au sens psychanalytique) opéré par le caporal, c’est-à- dire l’analogie entre le gouvernement du Québec et l’instance paternelle :

Chœur 3…Pis là, au bout du corridor…/Chœur 1…Il y a la porte…/Chœur 2…Il y a la porte du Salon bleu de l’assemblée du gouvernement du Québec…/Chœur 3…Pis dans le Salon bleu… /Chœur 1…Il y a le gouvernement…/Chœur 2…Le visage de son père…/Chœur 3…Le ministre…Chœur 1…Le premier…/Chœur 2…Les autres aussi…/Chœur 3…Les députés…/Chœur 1…Le trône de l’orateur…/Chœur 2…Le Salon…/Chœur 3…bleu…/Chœur 1…Le cœur du cœur de la loi…/La

mitraillette, les cris, les splashes/Chœur 2…Pis il marche…/Chœur 3…Pis il avance…/Chœur 1, 2 et

La description de l’arrivée de Lortie dans le Salon bleu insiste sur son désir d’y trouver « le visage de son père », le « trône de l’orateur » et « le cœur du cœur de la loi ». Le noyau de la

comparatio introduit lors du prélude et sur lequel se fonde l’ensemble de la lecture parabolique

(le gouvernement du Québec comme le visage de son père) se trouve ainsi réitéré. Le récit du chœur se termine par le retour de Lortie sur scène, armée de sa mitraillette.

À la narration de l’épisode de la tuerie répond l’interrogation du chœur sur l’interdit du meurtre. Ce thème est développé dans les chants neuf à treize, par le biais du récit biblique du premier assassinat de l’humanité, celui d’Abel par Caïn97 :

Chœur 1 Fait que, bon, le premier meurtre de l’histoire de l’humanité c’est Caïn qui le commet…/Chœur 2…Celui qu’il tue, c’est son frère …Chœur 3…Abel…/Chœur 2…Abel, il faisait brouter ses moutons…/Chœur 3…Caïn, il était cultivateur…/Chœur 1… Ce qui arrive, c’est qu’un matin, Abel, il apporte un agneau au Seigneur…/Chœur 2…Caïn, de son côté, il lui amène de sa récolte…/Chœur 3…La Bible, elle le dit pas, ce qu’il fait pousser…/Chœur 2…Mais ça pas de l’air à l'exciter ben ben le Seigneur…/Chœur 3…Parce qu’il regarde même pas ce que le pauvre Caïn lui apporte…/Chœur 1…Il aime mieux l’agneau…/Chœur 2…C’est bon l’agneau…/Chœur 3…Pis ça, ben ça fait ben de la peine à Caïn…/Chœur 1…Pis ça le met en maudit…/Chœur 2…Fait que un moment donné…/Chœur 3…Pas longtemps après…/Chœur 1…Il s’en va voir Abel…/Chœur 2…Il s’en va voir Abel pour y parler…/Chœur 3…Mais la Bible nous dit pas ce qu’il dit…/Chœur 1…Elle dit pas tout la Bible…/Chœur 2…Pis sur cette affaire-là, …/Chœur 3…Elle est muette…/Chœur 1…Comme une tombe… (2008 : 101- 102).

La référence à Caïn et Abel est tirée de l’essai de Pierre Legendre. L’auteur de Le crime du

caporal Lortie consacre un long commentaire à ce passage de la Genèse, dont il note qu’il « est

véritablement au cœur de l’interrogation occidentale sur le meurtre et l’interdit » (2000 [1989] : 142). À l’instar du sacrifice d’Isaac, que j’aborderai un peu plus loin, le récit biblique du premier meurtre de l’humanité constitue une « scène fondatrice » chargée de représenter ce « crime absolu » dont l’exécution « stipule l’écroulement du monde » (2000 [1989] : 146). Pour Pierre Legendre, le fratricide et plus généralement tout meurtre constituent un parricide en puissance en ce qu’ils impliquent toujours une dimension généalogique. C’est ce que révèle selon lui la version hébraïque de l’épisode biblique, lorsque Dieu s’adresse à Caïn après qu’il eut commis son crime :

Revenons à la Genèse, chapitre 4, verset 10. Contrairement à la Vulgate, qui s’exprime, dans ce texte, au singulier, la Torah écrit ainsi la parole divine s’adressant au meurtrier : « La voix des sangs de ton frère crie de la terre jusqu’à Moi. » Dans la littérature rabbinique sur ce texte, je transcris l’extrait suivant des Leçons des Pères du monde, 31 : « Bien qu’il ne répandît que le sang d’un seul homme, il est dit "des sangs" au pluriel. Ce qui nous enseigne que Caïn versa aussi le sang des enfants d’Abel et des enfants de ses enfants et

97 Le récit biblique est introduit à la fin du deuxième acte : « Chœur 1 …Le meurtre…Chœur 2…Dans l’histoire de l’humanité…Choeur 3… Ça commence de bonne heure en maudit…Chœur 1…Le premier meurtre…Chœur 2… C’est le premier fils qui le commet…Choeur 3…Pis le premier des premiers…Chœur 1…C’est Caïn…Chœur 2…Le fils aîné…Choeur 3… D’Adam » (2008 : 95-96).

de tous ses descendants destinés à sortir de ses reins jusqu’à la fin de toutes les générations. – tous se dressaient en criant devant le Saint, béni soit-Il ». Réfléchissons à la portée d’un tel commentaire, qui situe ce meurtre comme crime généalogique. En tuant son frère, Caïn a tué tous les fils d’Abel, puis les fils de ses fils et ainsi de suite – tous les fils possibles de son frère. Autrement dit, il a tué Abel en tant que père de fils, ceux-ci pères de leurs fils, etc. Ainsi, ce n’est pas trop affirmer que d’énoncer : la mise en scène biblique du premier meurtre vise, à travers la victime, une figure de la paternité (2000 [1989] :145-146).

Pierre Legendre convoque le récit biblique pour étayer sa lecture soutenant que le meurtre met toujours en scène le Père, celui qui incarne la Référence et la Loi. C’est ce qu’il cherche à montrer en avançant la formule « un fils tue un fils » : « La perspective généalogique impose de faire intervenir la triangulation, c’est-à-dire la logique du tiers de la filiation dans ce duel entre frères. Un fils tue un fils. La formule laisse entendre plus directement l’implication du père. En ce sens, le père préside à cette scène de meurtre, comme il préside à la filiation » (2000 [1989] : 146). De cette lecture parricide du crime de Caïn, les choreutes retiennent le principe voulant que le meurtre « est toujours une histoire de famille » en ce qu’il met fin à une lignée. Ce motif est développé dans les stasima des vingt-troisième et vingt-quatrième tableaux :

Chœur 2…Quand quelqu’un est tué…/Chœur 3…Ce qui est tué avec lui c’est toujours les enfants qu’il aura pas…/Chœur 1…C’est toujours tous les enfants de ces enfants-là…/Chœur 2…C’est le lignage au complet qui meurt…/Chœur 3…Parce qu’un meurtre …/Chœur 1…C’est toujours une histoire de famille… » (109-110) […] Chœur 3… Faque ce qu’on disait c’est qu’un meurtre c’est toujours une histoire de famille…/Chœur 1…De filiation…/Chœur 2… De descendance…/Chœur 3…Mais quand on tue un homme qui a déjà un fils…/Chœur 2… Qu’est-ce qui se passe dans ce fils-là ?.../Chœur 1… Quand c’est un fils qui tue son père, de quel bord il s’en va, le lignage? (2008 :112).

Dans la structure de l’acte trois, la référence à Caïn et Abel alterne avec la dernière partie du dialogue entre Lortie et Jalbert. Au cours du second acte, la confrontation entre les deux protagonistes s’organise autour de la connaissance des motifs entourant la présence du caporal dans le Salon bleu. Le sergent d’armes cherche à comprendre la logique selon laquelle Lortie procède, alors que ce dernier vise à expliquer la nature de son conflit intrasubjectif. Le troisième acte marque un changement dans la relation entre les deux protagonistes. Jalbert prend alors le dessus sur son interlocuteur et le dialogue s’oriente vers le processus de la reconnaissance.

La révélation des conséquences de la tuerie se fait tant dans les stasima du chœur que dans les répliques du sergent d’armes. La trame narrative et les chants finissent d’ailleurs par fusionner vers la toute fin du vingt-quatrième tableau. Dans le premier chapitre, j’ai apparenté ce moment de communion entre le chœur et les deux protagonistes au kommos de la tragédie grecque. La fiction et son questionnement par le chœur paraboliste abordent les conséquences du meurtre sous deux angles complémentaires.

La démarche du sergent d’armes est de faire comprendre à ce caporal qui veut « arrêter d’être le fils de son père » que « ce que [il] veux tuer c’est pas ici que ça se tue » (2008 :105). Sa démonstration s’appuie sur une pantomime. À l’instar du chœur au cours du premier acte, Jalbert l’enclenche en pointant les téléviseurs :

Lortie…Je veux voir mon père…/Le sergent d’armes…Il est pas là./Lortie : Je veux voir le visage de mon père…/Le sergent d’armes Tu veux le voir, le visage ? Lortie (suppliant): Montre-moi le…/Le sergent d’armes : Je te parle du vrai, moi, là…je te parle du seul visage qui se trouve ici, de celui qui est toujours là, de celui qui se montre quand tous les autres ont sacré le camp…/Lortie (hurlant) Montre-moi le !!… /Le sergent d’armes Tu veux le voir, le visage de l’État!!!? Tu veux le voir, le vrai de vrai?!!! (Il montre du

doigt la toile pleine d’ombres menaçantes.) Le vrai visage de l’État, c’est ça!!! Lortie NON! » (2008 :111).

Dans la mise en scène de Daniel Brière, la « toile pleine d’ombre menaçantes » est remplacée par l’apparition d’images de policiers sur les postes de télévision. Le caporal les tire avec son arme, mais les images qui disparaissent réapparaissent sur d’autres écrans, révélant l’absurdité de son geste (Figure VI).

Figure VI. Lortie tire sur les images des policiers qui disparaissent et réapparaissent sur les écrans (vingt-troisième tableau)

Cette dernière pantomime met en image ce que Jalbert a précédemment expliqué à Lortie : « Le

sergent d’armes…Qu’est-ce tu penses qui serait arrivé si tu les avais tous tirés?/ Lortie…Ils

seraient morts./Le sergent d’armes À part ça./ Lortie Je sais pas…/Le sergent d’armes Tu le sais comme moi. / Lortie…/Le sergent d’armes On en aurait élu d’autres. C’est tout. Lortie est

médiation des écrans de télévision souligne que les policiers visés par Lortie constituent des « effigies vivantes » (2000 [1989] : 9) du pouvoir. Il s’attaque à des représentations.98

Si le meurtre vise toujours le Père, il ne met pas fin au principe de paternité, à la Loi. La Référence, selon l’expression de Legendre, est « impérissable ». C’est sur ce point que se croisent le discours du sergent d’armes et les chants du chœur sur le premier meurtre de l’humanité. Pour