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Chapitre 2. Une lecture parabolique de la tuerie de l’Assemblée nationale 41

2.1. Le dispositif spectaculaire de Lortie 41

2.1.3. Dispositif spectaculaire et détour-parabole 45

Le dispositif spectaculaire dans son ensemble participe à camper le paradigme de la pièce qui est celui de la rétrospection (de la reconstitution). Le fait que les spectateurs soient d’emblée installés dans l’espace de l’Assemblée nationale (bien que la fiction ne s’y déroulera qu’à partir du deuxième acte), de même que la présence de téléviseurs évoquant la médiatisation à posteriori du massacre, appuient cette scission de la fable dramatique en une fiction et son questionnement.

J’ai montré plus haut que les références à l’institution parlementaire, à l’appareil médiatique et au spectacle tragique convergent dans leur caractère cérémoniel ou rituel. Toutes trois contribuent à générer un cadre propice à la prise de parole questionnante du chœur paraboliste. La parabole constitue justement, de par son caractère fondamentalement oral et « pré- logique » une forme d’énonciation éminemment collective. Sarrazac remarque que « [m]ême lorsqu’elle est écrite, même lorsqu’elle s’organise en œuvre littéraire, elle renvoie à un temps convivial de la parole. Elle suppose un lien affectif, fut-il discret et ténu, entre le locuteur et ses destinataires. Une sorte d’appartenance communautaire » (2002 : 67). Ce caractère collectif est appuyé par la configuration bifrontale. Le face à face entre les deux gradins amène les spectateurs à intégrer dans leur champ de vision tant les différents personnages de la pièce que les spectateurs situés de l’autre côté de l’aire de jeu. Les choreutes viennent pour leur part occasionnellement s’installer dans les gradins et deviennent au même titre que le public des observateurs de la tragédie tout en prolongeant l’espace fictionnel à l’ensemble de la salle. Ce bouleversement de la distinction entre la scène et la salle et sa réunion en une même communauté symbolique se fait

75 Le travail d’interprétation élaboré dans le cadre de ce mémoire ne saurait se présenter autrement que comme ce que Patrice Pavis nomme une « analyse-reconstitution » et qui « [é]ffectuée post-festum, […] collectionne les indices, les reliques ou les documents de la représentation, ainsi que les énoncés d’intention des artistes écrit pendant la préparation du spectacle et les enregistrements mécaniques effectués sous tous les angles et toutes les formes possibles (bande-son, vidéo, film, CD-Rom, ordinateur) » (Pavis, 2012 [1996] : 14).

donc par deux mouvements complémentaires : le dispositif bifrontal intègre le public dans la fable de même que les choreutes se joignent aux spectateurs (voir Figure II ci-dessous).

Figure II: Le chœur récitant le chant sur Caïn et Abel dans l’espace du public (vingtième tableau)

Le rôle du mur de téléviseurs est quand à lui plus diversifié. Animé par le vidéaste Yves Labelle, il participe directement à l’élaboration de la parabole en appuyant le discours du chœur. Lors du prélude, les écrans affichent les grands thèmes76 autour desquels vont s’organiser le détour-parabole (« visage », « de », « Dieu », « père ») mais viennent également appuyer le bruitage intradiégétique lié au récit de l’entrée de Lortie dans le parlement (« rarrrrr », « silences », « cris », « rafales », « courses ») en offrant un pendant linguistique aux sons diffusés sur scène (Figure III). Lorsque le chœur a pris place derrière le bureau où le caporal est assis et que le dialogue avec la Voix de l’ombre commence, tous les écrans diffusent simultanément le nom « Lortie ». Au troisième acte, les mots « secret », « mémoire », « Québec », « État » et « famille » apparaissent sur le fond bleu diffusé par les téléviseurs. Ce procédé s’apparente aux panneaux du théâtre brechtien et évoque plus précisément le titrage d’un reportage télévisé ou d’un documentaire.

76 Dans « Lortie : hommes entre eux (et un cœur en trop) », la journaliste Sylvie Saint-Jacques critique pour sa part ce procédé : « Un mur fait d'écrans de télé surplombe ainsi la scène, diffusant toutes sortes d'images et de mots-clés pour favoriser la "bonne compréhension" du spectacle » (Saint-Jaques, 2008).

Figure III. Le mur de télévisions diffusant les thèmes de la tragédie (prélude)

D’autre part, les téléviseurs participent aux pantomimes paraboliques en introduisant des images avec lesquelles le personnage de Lortie interagit. L’éclipse (Figure VII), la silhouette du pommier (Figure X) et le tracé labyrinthique du premier acte (Figure V) servent à figurer le contenu et les enjeux du conflit intrasubjectif se manifestant dans les pantomimes de Lortie. Le dispositif télévisuel se présente ainsi comme un prolongement de la psyché du caporal fictionnel. Lorsque le sergent d’armes s’adresse aux forces de l’ordre pour les empêcher de pénétrer dans le Salon bleu, son visage apparaît sur les écrans. Alors que Jalbert, vers la toute fin de la pièce, amorce le processus de reconnaissance par Lortie de l’issue tragique de son geste, les téléviseurs font apparaître « le vrai visage de l’État » qui correspond aux policiers assemblés devant le parlement (Figure VI).

Figure IV. Le chœur et le mur de téléviseurs (hypotypose du dixième tableau)

Le mur de téléviseurs contribue également à l’élaboration de la trame documentaire du spectacle en diffusant des images qui permettent de l’ancrer dans le réel de l’événement. Durant le récit par le chœur de l’entrée de Lortie dans le parlement (chant du dixième tableau), les écrans adoptent la perspective du tueur et reconstituent visuellement son parcours en synchronie avec le chant des trois choreutes. Ils affichent ainsi successivement la muraille de la citadelle criblée de balles, l’extérieur du parlement, la porte latérale (dite « porte du sauvage ») par laquelle il entre dans l’Assemblée, son avancée dans les couloirs et finalement son arrivée dans le Salon bleu. Y sont également insérées des images d’archives montrant l’attroupement des policiers à l’extérieur du parlement et l’arrivée d’ambulances77 (Figure IV). La diffusion simultanée des images sur l’ensemble des écrans et la démultiplication ainsi occasionnée évoquent le caractère à la fois collectif et individuel tant de la réception médiatique du massacre que celle du spectacle.

La description du dispositif ayant permis de cerner les rapports entre la configuration bifrontale, le mur de télévisieurs et le chœur paraboliste, je vais maintenant entrer au cœur de l’analyse de cette lecture parabolique de la tuerie de l’Assemblée nationale que Lortie propose.

77 Dans l’entretien de la revue Hors champ, Pierre Lefebvre confirme que Daniel Brière a eu recours aux images de l’événement : « HC : Évidemment, on n’a pas les images en direct de l’assemblée. Il n’y a pas moyen de les faire passer. Mais je me demande si, à cette époque, au moment même où ça se déroule, on envoie les équipes de télé…PL : Oui, oui, oui ! Je sais effectivement qu’il y a des images, que Daniel a utilisées d’ailleurs, où on voit les ambulances, on voit les flics, etc » (Habib, 2009).