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Chapitre 1. Lortie comme pièce-parabole : considérations esthétiques et dramaturgiques 15

1.1. Le détour-parabole selon Jean-Pierre Sarrazac 15

1.2.1. Le chœur paraboliste de Lortie 22

1.2.1.1. Le chœur grec antique et le chœur de Lortie 22

Le chœur est l’élément central, le pilier du spectacle tragique grec. Dans son essai La

tragédie, Christian Biet note que le chœur est composé originellement de quinze « jeunes gens

mâles choisis au sein de la cité » (2010 : 15). Ces derniers « forment un personnage collectif (des vieillards, des marins, etc.) qui représente la cité et permet aux spectateurs de voir leurs représentants sur scène » (2010 : 15). Évidemment, le choeur de Lortie ne recoupe que de bien loin le rôle qu’a pu traditionnellement assurer son homologue dans la cité athénienne. Le chœur grec s’inscrit dans un cadre rituel complexe que la latiniste Florence Dupont a bien mis en

34 Il s’agit ici bien plus d’une référence à la tragédie telle que la critique savante occidentale a pu traditionnellement la concevoir à partir de la Poétique d’Aristote (Œdipe étant par ailleurs un modèle indépassable pour le philosophe grec), qu’au rituel complexe que pouvait constituer la tragédie athénienne des Grandes Dionysies. À ce sujet, la latiniste Florence Dupont écrit : « On ne saurait trop insister sur la distance séparant la Poétique – qui est une théorie du texte tragique et la réalité historique du théâtre à Athènes. Une tragédie ou une comédie s’insérait toujours dans un concours "musical" opposant trois poètes-compositeurs qui se dénommaient eux-mêmes "chanteurs" (aoidos). […] Il n’est pas possible d’isoler les tragédies de tout ce contexte liturgique et épidictique, en ne regardant que leur matériau verbal et en les interprétant comme des textes. Cela revient à les couper de cet événement [la célébration des Grandes Dionysies] qui leur donne sens en conjoignant plaisirs musicaux et glorification de la cité » (Dupont, 2007 : 26-27).

évidence. Liés à une institution (la Chorégie), les choreutes auraient été, selon une hypothèse, des éphèbes dont la présence au sein du chœur tragique constituait un rite de passage au statut de citoyen35. Si celui de Lortie ne remplit évidemment pas une telle fonction civique, il y a cependant un trait qu’il partage avec le premier, c’est-à-dire sa marginalité par rapport à l’action représentée. À ce titre, Florence Dupont remarque que chez les trois grands tragiques athéniens, Eschyle, Sophocle et Euripide, « l’identité fictionnelle des chœurs les place toujours en marge de la vie civique. Ce sont des femmes, des vieillards, des barbares, des esclaves » (2007 : 92). Les trois choreutes qui composent celui de la pièce de Pierre Lefebvre sont de jeunes femmes vêtues d’une sorte de kimono blanc36. Leur appartenance au sexe féminin ainsi que ce recours à un niveau de langue qui s’apparente au français québécois familier, sont à peu près les seuls traits définitionnels que le spectateur peut au premier abord dégager. Si les interprètes de Lortie et du sergent d’armes, dans leurs costumes comme dans leur jeu, mobilisent des signes qui ont un fort degré d’iconicité avec leur modèle37 (Denis Lortie et René Jalbert), le chœur est marqué par l’absence de caractéristiques permettant de l’ancrer référentiellement. Il présente un degré d’abstraction important dont je chercherai maintenant à cerner les conséquences.

Dans la tragédie grecque, « les choreutes et le coryphée sont au centre de l’action, figurent les émotions du public et préparent ses jugements, enfin, donnent la leçon dans l’exodos. Comme le spectateur, le chœur espère, supplie, pense l’action en la scandant, comme le spectateur, il voit l’action sans y jouer aucun rôle » (Biet, 2010 : 15). Le chœur antique appartenait en quelque sorte au même espace-temps que les spectateurs et convoquait des mythes issus d’un seul paradigme religieux (le polythéisme grec antique). Dans l’entretien de la revue Spirale, Sylvano Santini remarque cependant que Pierre Lefebvre

donn[e] au chœur une fonction plus étendue que celle que l’on retrouvait dans la tragédie grecque qui se limitait à accompagner ou à commenter l’action en tant que telle, et très souvent de façon ironique. Or, [s]on chœur invoque d’autres fables, comme s’il voulait comprendre le drame qui se déroule sous ses yeux à partir d’autres récits qui ont marqués l’imaginaire de l’Occident (2009 : 44-45).

Si l’ironie était plutôt le fait du chœur comique, Santini souligne cependant un point important.

35 C’est ce que Dupont nomme « L’hypothèse éphébique » (2007 : 293-298).

36 Le texte de Pierre Lefebvre prévoyait plutôt que les choreutes soient vêtus de noir : « Chœur 1 : femme. Vêtue de noir/ Chœur 2 : femme. Vêtue de noir/ Chœur 3 : femme. Vêtue de noir » (2008 : 2).

37 La description qui figure dans le manuscrit décrit des personnages physiquement près de leurs modèles :« Le caporal Denis Lortie : homme, 25 ans. Il porte un uniforme militaire. / Le sergent d’armes René Jalbert : homme, 50- 60 ans. Il porte un habit : Veston-cravate, trench-coat et mallette de travail » (2008 : 2). Comme je le montrerai au point 3.1.2 du troisième chapitre, Alexis Martin effectue un fin travail de personnification physique et psychologique de Denis Lortie.

Le chœur de Lortie tire la matière de ses chants dans divers paradigmes culturels appartenant plus globalement à « l’imaginaire de l’Occident »38. En effet pour élaborer le détour-parabole, les trois choreutes ont essentiellement recours aux « scènes fondatrices »39 puisées dans l’essai de Legendre (le sacrifice d’Isaac par Abraham, le meurtre d’Abel par Caïn) ainsi qu’à d’autres références tirées plus généralement parmi les discours d’origine mythologique (le mythe du nœud gordien, de Thésée et du minotaure ou celui d’Œdipe) et philosophique (les écrits d’Aristote et de Nietzsche) de la « mémoire culturelle de l’Occident » (Santini, 2009 : 44). Ces sources érudites sont transposées dans un langage familier et amalgamées à d’autres images « inventées- racontées » 40 dont le caractère improvisé correspond tout à fait à cette « dimension artisanale » que revêt traditionnellement le langage parabolique (Sarrazac, 2002: 47). Son rôle au sein de cette « tragédie grecque bien de chez-nous » m’apparaît ainsi pouvoir être ramené à celui d’« artisan » ou de « producteur » de la parabole, que Jean-Pierre Sarrazac désigne sous le terme de paraboliste. À ce sujet, le poéticien écrit que « [l]’écrivain qui aborde littérairement et/ou théâtralement une parabole doit aussi, s’il veut rester dans l’esprit de la parabole, mettre en scène, dans ses paroles et dans ses gestes, le paraboliste lui-même » (Sarrazac, 2002 : 47). Pour mieux comprendre en quoi consiste cette figure, il convient de la rapporter à ce que Peter Szondi nomme le « sujet épique » et que pour sa part Jean-Pierre Sarrazac désigne plutôt comme un « sujet rhapsodique ».