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Chapitre 3. Dialectique de l’étranger et du familier et nouveaux modes de perception et

3.1. La dialectique de l’étranger et du familier 91

3.1.1. Intertextes mythologiques, bibliques, philosophiques et imagerie populaire québécoise

3.1.1.2. Rapprocher pour mieux éloigner 98

En plus de cet éloignement qui rapproche, la stratégie de détour repose sur un mouvement inverse qui vise pour sa part à rapprocher pour mieux éloigner. Celui-ci repose sur le fait que les références mythiques, bibliques et philosophiques sont abordées dans un langage québécois familier. Les chants sont parsemés de nombreuses expressions populaires, de sacres et plus généralement d’images issues de la réalité quotidienne québécoise. Certaines d’entre elles ont été rapidement évoquées au cours de l’analyse du second chapitre. Je ne chercherai pas ici à les relever exhaustivement et me contenterai plutôt de cerner les principales manifestations de ce langage québécois familier et décrire leur effet sur les récits culturels occidentaux abordés par les trois choreutes.

Au cours de l’analyse du second chapitre, j’ai souligné la présence du sacre « ostie », qui revient à de nombreuses reprises121 dans les chants du chœur. La manifestation la plus frappante de cette transposition des récits de la culture occidentale dans un langage familier consiste cependant en le recours à des expressions et tournures populaires québécoises. Plus ou moins subtilement intégrées dans les chants, elles sont porteuses de leurs propres images qui entrent en résonnance et/ou tension avec celles des références lettrées.

Dans l’amorce aux chants sur Caïn et Abel, le chœur souligne l’intemporalité du meurtre dans l’histoire de l’humanité par la formulation « ça commence de bonne heure en maudit » (2008 : 95). Le superlatif « en maudit » (Desruisseaux, 2003 : 257) est repris dans le second chant sur Caïn et Abel (vingtième tableau), alors que les choreutes rapportent le passage de l’offrande des deux frères à Dieu :

Chœur 2…Mais ça pas de l’air à l'exciter ben ben le Seigneur…/Chœur 3…Parce qu’il regarde même pas ce que le pauvre Caïn lui apporte…/Chœur 1…Il aime mieux l’agneau…/Chœur 2…C’est bon l’agneau…/Chœur 3…Pis ça, ben ça fait ben de la peine à Caïn…/Chœur 1…Pis ça le met en maudit…/Chœur 2…Fait que un moment donné…/Chœur 3…Pas longtemps après…/Chœur 1…Il s’en va voir Abel… (101-102).

Le registre populaire de l’ensemble des termes utilisés tranche avec celui (sacré) qui sied traditionnellement au récit biblique. Ainsi le mystère entourant le rejet de l’offrande de Caïn par Dieu, objet de nombreux commentaires dans la tradition biblique122, est ramené à des explications « bien de chez-nous » qui tendent à rapprocher le récit de la Genèse du cas Lortie. L’attitude de Dieu à l’égard du présent de l’aîné est présentée par le chœur comme une absence de stimulation (« Ça pas de l’air à l’exciter ben ben le Seigneur »), alors qu’il lui préfère celle du cadet tout simplement parce que : « C’est bon l’agneau ». La colère proverbiale du cultivateur se présente pour sa part par la périphrase euphémistique « ça fait ben de la peine à Caïn ». Par ces euphémismes, le chœur familiarise la réaction de Dieu comme celle des protagonistes bibliques et, par le fait même, se réapproprie le récit de Caïn et Abel.

Le chant sur le labyrinthe (huitième tableau) est particulièrement riche en expressions populaires québécoises. À propos des choses qui avancent « toutes croches » au fond du

121 Le sacre apparaît au premier chant (premier tableau), au troisième chant (huitième tableau), au septième chant (quatorzième tableau) et au huitième chant (quinzième tableau).

122 Dans l’entrée « Caïn » du Dictionnaire des mythes littéraires, Philippe Sellier remarque : « Pourquoi Dieu agrée- t-il l’offrande d’Abel, et non pas celle de Caïn? Les conjonctures peuvent se donner libre cours. Au nom d’une perception globale de l’univers biblique, il est aisé d’évoquer le thème si fréquent de la libre préférence de Dieu pour les cadets (Jacob, Joseph) et pour les faibles (David); ou le leitmotiv des prophètes : Dieu regarde le cœur de ceux qui offrent et non la matérialité du sacrifice » (1994 [1988]: 256).

labyrinthe, les choreutes disent qu’elles « morpionnent…», qu’elles « fuckent le chien » (2008 : 34) et que finalement : « Chœur 1…Ça arrive…/Chœur 2…Pas encore mais pas loin…/Chœur 3…Ça accouche, qu’on baptise…» (2008 : 33). Dans le langage québécois familier, l’expression « se morpionner » est utilisée pour parler du temps (« Le temps se

morpionne ») lorsque celui-ci « se gâte, se couvre » (DesRuisseaux, 2003 : 267). Le terme

évoque également l’insecte (le morpion), dont la présence sur le corps constitue une infection de nature sexuelle. De même, le fait de « foquer/fucker le chien », qui se dit du fait de « perdre son temps, paresser, vivoter, besogner sans but » (2003 : 104), réfère à l’accouplement contre nature (zoophilie) d’un homme et un canidé. L’expression « accouche qu’on baptise », qui signifie « cesse de tergiverser » (2003 : 20), évoque pour sa part la natalité.123

Les trois expressions employées par le chœur font référence à ce qui travaille subrepticement la psyché du caporal, de même qu’à la nature de ce qui s’y « gâte » : le traumatisme laissé par l’inceste et la violence de Lortie père. Un néologisme semblable se retrouve également dans le premier chant sur Aristote (treizième tableau). Le mot « enfuckoillés », qui advient comme synonyme des mots « empêtrés » et « emmêlés », sert à désigner l’inextricable du lien qui unit les hommes par le biais de leurs paroles. À l’instar des termes employés dans le chant sur le labyrinthe, il porte également une connotation sexuelle.

Les exemples d’expressions québécoises disséminées dans les chants sont nombreux. Au passage, je mentionnerais aussi le chant sur Nietzsche, dont la terminologie est très riche : « Chœur 2…Parce que Dieu, c’est pas comprenable…/Chœur 3…Dieu Il était juste pas comprenable…/Chœur 1…pis Il était dur de comprenure…/Chœur 2…Mais, Il nous entendait pareil… » (2008 : 87-88). Le silence et l’indifférence de Dieu devant l’appel de l’homme est ramené au fait qu’« Il était dur de comprenure », expression qui signifie « comprendre difficilement, être difficile à raisonner » (DesRuisseaux, 2003 : 121).

La familiarisation opérée par les chants se fait également par le recours plus général à des images issues de la culture québécoise populaire. Dans le cadre de l’analyse menée dans le précédent chapitre, j’ai pu en cerner certaines : le souper composé de « steak, de petits pois, de patates », le petit gars en costume de pirate, ou le canari descendu dans la mine pour s’assurer de la qualité de l’air (quatorzième tableau). Complétant la réflexion philosophique sur l’homme

123 J’ai également traité de cette métaphore au second chapitre. Voir le point 2.2.1.2 : L’héritage familial comme un labyrinthe (mythe de Thésée et du Minotaure).

emmêlé dans la parole des autres hommes, le chœur compare le mal psychique et métaphysique dont le cas Lortie est le symptôme à l’image plus triviale du canari qui s’étouffe :

Chœur 3…Il est comme les canaris qu’on mettait dans les mines de charbons…/Chœur 1…Sauf qu’il meurt pas…/Chœur 2…Il vire fou…/Chœur 3…Mais ça, le monde le voit pas…/Chœur 1…Faut dire qu’ils sont pas des mineurs…/Chœur 2…Fait qu’ils regardent le canari qui s’étouffe…/Chœur 3…pis ce qu’ils se demandent, c’est : coudonc, c’est quoi son ostie de problème? » (2008 : 82-83).

Plus généralement, le recours à cette langue populaire québécoise tend à rapprocher le chœur des protagonistes du drame.Ce dernierpartage le même registre de langage que les personnages de Lortie et Jalbert, mais aussi, plus généralement, un même univers de référence. Le « steak, les patates, les petits pois », le canari dans la mine et le p’tit gars en costume de pirate appartient au même imaginaire populaire que « les camions Tonka », « les assiettes en carton » et les « casseaux de patates frites » mentionnés par Lortie dans son monologue du quatrième tableau (2008 : 21).

Mais le recours au langage québécois familier n’a pas seulement pour effet de rapprocher/familiariser le cas Lortie et les récits de la culture occidentale : il contribue également à générer un effet d’étrangeté. À propos du détour-parabole, Sarrazac note que le paraboliste « fait en sorte que son récit imagé se transforme en un tableau qui surprend, qui '' frappe '' l’esprit, qui sollicite la pensée du destinataire » (2002 : 42). En « puisant dans cet esprit d’enfance qui reste attaché au langage imagé de la parabole », le chœur de Lortie « tente d’effectuer, dans le domaine des idées abstraites et complexes, un travail d’étonnement et de déconditionnement » (2002 : 43).

L’éloignement n’est pas la seule façon de rendre étrange. Le fait de raconter ces récits issus des traditions mythologique, biblique et philosophique – étrangers au cas Lortie, mais connus du public puisqu’ils appartiennent à la mémoire culturelle de l’Occident – dans un langage québécois populaire tend à « déconditionner » les habitudes selon lesquelles les spectateurs perçoivent ces discours. Les extraits cités plus tôt peuvent ainsi être examinés sous l’angle de cet effet d’étrangeté.

Le silence de Dieu expliqué par le fait qu’« Il » est « dur de comprenure », le rejet divin de l’offrande de Caïn sous prétexte que « ça l’excite pas ben ben » et que « c’est bon l’agneau » (etc.), ont en commun d’être des formules qui rompent avec le sacré et la grandeur que revêtent traditionnellement le texte biblique et ses exégèses. Les expressions québécoises disséminées au sein des discours culturels occidentaux tendent ainsi à susciter l’étonnement des spectateurs en

bousculant les réflexes selon lesquels ces derniers ont l’habitude de les recevoir (dans un contexte religieux ou universitaire). De cette stratégie, on peut dire qu’elle participe d’une familiarisation qui « étrangéise ». Pour reprendre l’expression de Sarrazac, elle « instaure de la distance au cœur même de la proximité » (2004 : 18).

Ce montage de références lettrées et populaires est sans doute la caractéristique la plus manifeste du travail rhapsodique du chœur paraboliste. C’est également par son concours que les chants peuvent s’ériger en tableaux. En ébranlant les conditions selon lesquelles les récits de la mémoire occidentale sont usuellement perçus et racontés, l’emploi des expressions familières québécoises tend à rendre plus « vivantes » et « colorées » les scènes bibliques et mythologiques abordées dans les chants, et peut donner l’impression que celles-ci se « déroulent sous les yeux du spectateur » (Pougeoise, 2001 : 147).