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Traditions orales algonquiennes: des processus plutôt que des produits, le sens plutôt

CHAPITRE 3. COSMOLOGIE ALGONQUIENNE ET DYNAMIQUES COSMO-

3.1 Traditions orales algonquiennes: des processus plutôt que des produits, le sens plutôt

Les traditions orales algonquiennes sont des processus plutôt que des produits et mettent de l’avant le sens plutôt que la forme matérielle. Les traditions orales, « archives vivantes des sociétés sans écriture » (Vincent 1976 : 22), et même des sociétés avec écriture puisque tout ce qui se vit n’est pas écrit, sont et contiennent tout ce qui est transmis de génération en génération, autant par les formes verbales que gestuelles, visuelles, émotives, kinesthésiques, par le contact de personne à personne et la vie partagée socialement, contribuant à la reproduction d’un mode de vie, de pensée, d’être au monde. Les traditions

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cosmologiques et artistiques algonquiennes en dépendent, s’étant transmises, perpétuées et renouvelées oralement jusqu’à maintenant. Plus récemment, elles sont aussi consignées par écrit ou par enregistrement sonore, photographique et vidéo, et parfois réapprises par le biais de ces nouveaux moyens de transmission et de renouvellement des traditions.

Chez les Algonquiens, ce ne sont pas tant des corpus de récits, de chansons, de motifs décoratifs, de rituels et de cérémonies, de savoir-faire et de savoir-vivre bien établis qui sont traditionnellement transmis, que des processus dynamiques, suivant des modèles culturels, permettant à chaque personne d’expérimenter et de forger, à partir des exemples traditionnels des aînés, des ancêtres et de l’environnement à sa disposition, son propre mode d’être au monde, sa propre compréhension du monde, ses propres relations, savoirs et pouvoirs dans le monde, ainsi que ses créations (ou manifestations) artistiques propres à son univers personnalisé (voir notamment Preston 2002; Hallowell 1976, 1992; Speck 1977; Clermont 1982).

As he develops physical strength and mental cunning, he formulates his individual systems of procedure, keeping, however, within the bounds of traditional knowledge acquired through imitation of the older men, whose systems appear to him as having virtue in proportion of the length of life and prosperity of their advocates. (Speck 1977: 13)

Comme l’affirme Preston, les modes d’être au monde traditionnels cris, et par extension algonquiens, montrent cette tendance « of Cree individuals to emphasize the meaning more than form, to view events personnally rather than objectively » (Preston 2002: 69; voir aussi 70, 74). Les mondes algonquiens valorisent l’autonomie et la liberté de la personne, la fluidité et la flexibilité plutôt que la rigidité; la personne algonquienne n’aime pas être soumise à qui et quoi que ce soit, pas même à son Mistapeu (« grand homme », esprit-médiateur de l’humain avec les esprits autres-qu’humains). Traditionnellement, l’humain algonquien est surtout soumis aux animaux qu’il chasse et aux humeurs de l’environnement. Cependant, il est conscient qu’il est membre unique d’un vaste tout, du cosmos qu’il partage avec une quantité d’autres êtres qui ont chacun leurs particularités, leurs désirs et leurs responsabilités.

Avant les transformations radicales qui ont eu cours principalement au 20e siècle, on enseignait aux jeunes, dans le cadre familial et de façon plutôt informelle, dans l’expérience de l’action, les rudiments des activités de subsistance, les techniques cynégétiques, de confection

matérielle des outils, tentes, vêtements, moyens de transport, etc. Mais on enseignait aussi à être attentif aux diverses manifestations de l’environnement et à y comprendre les messages encodés, par un sens de l’observation, de l’écoute et kinesthésique très développé, et à être réceptif, ouvert et disposé aux rencontres et aux messages des personnes autres-qu’humaines, à partir desquels chacun développait, par sa propre expérience personnelle, ses relations spirituelles qui guidaient sa vie et complétaient ses enseignements36.

Les dynamiques fondamentales de ces traditions, qui en sont aussi des valeurs fondamentales, sur lesquelles j’élabore au fil de cette thèse, sont notamment la nécessité d’entretenir des relations spirituelles avec les personnes autres-qu’humaines; l’acquisition de savoir et de pouvoir par le rêve; la communication avec les esprits37 par le rêve et les manifestations artistiques; l’inachèvement du monde et sa transformation perpétuelle; l’adaptation et la flexibilité; une solidarité collective mettant de l’avant la réciprocité, l’autonomie et la liberté individuelle; la créativité et l’expression personnelles; une épistémologie relationnelle en miroir; une cosmologie/ontologie animiste d’unité avec le monde environnant.

Quand on lit Speck, Preston, Tanner, Hallowell, les traditions orales semblent davantage transmises, officiellement, formellement et artistiquement du moins, par les hommes. Mais les

36 Voir notamment Hallowell : « they ‘go to school in dreams’ » (1992: 85) et Speck: « [...] every individual male hunter [...] holds to a doctrine and a system of practices by which he maintains and propagates his existence in the flesh. Every successful hunter is more or less of a conjuror adjusting himself to a realm of the Unknown which he senses about him, and of which he thinks he sees everywhere evidences as convincing as those he can grasp with his hands. This theory [...] is an individual concern, not something brought to his attention by any school of sages, nor controlled by a long-evolved heritage of standardized teaching, but by a process of independent experience interpreted out of the background of suggestion leveled upon the mind of the native by the tribally inherited pattern. He imitates the practices; he profits by the sayings and doings of his elders through association with them in their wanderings as he grows from boyhood to maturity. [...] In short, he learns two things as the requirements of existence: ‘to work’, that is, to hunt, trap, fish, to make and use the articles employed therein; and to ‘operate mantu (Manitu)’, a native term ... something near our notion of unseen force. The two are equally important and inseparable, according to his notion. This means that a sprititual factor in human industrial activity is as important a mechanical process as a physical. » (1977: 8-9)

37 J’utilise le terme « esprit » pour faire référence à l’« esprit », l’âme, de chaque personne humaine et autre- qu’humaine qui possèdent également chacune un corps (Viveiros de Castro 2007, 2009). La communication de ces dernières avec les humains se fait le plus souvent d’esprit à esprit, bien que leur dimension corporelle puisse aussi être vue et rencontrée à l’occasion dans le monde terrestre, dans le vécu éveillé des humains. J’utilise donc aussi les termes « spirituel » et « spiritualité » pour faire référence à ces esprits, qui possèdent par ailleurs un corps.

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femmes y jouent également un grand rôle, du moins pour ce qui touche à leur domaine d’activité et de compétence, davantage lié à la transmission et à l’entretien de la vie, à la vie au campement et autour du campement, aux tâches et soins domestiques, dont l’éducation des enfants (Vincent 1976; Flannery 1935; Rousseau 1951; Brown dans Hallowell 1992 : 113- 115). Quoiqu’à la fois les hommes et les femmes puissent accomplir les tâches et les compétences habituellement réservées à l’autre genre, et que leurs rôles soient complémentaires dans une même chaîne de production, les hommes semblent davantage liés au maintien des relations avec les forces spirituelles et l’acquisition de pouvoirs, et aux arts sonores et immatériels, et les femmes semblent davantage liées aux arts visuels et matériels (Brown dans Idem; Diamond 1989). Concernant les récits, les femmes comme les hommes peuvent conter, les plus âgés étant généralement les conteurs attitrés (Preston 2002 : 69, 73).

3.2 Traditions cosmologiques : l’être humain algonquien en