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Liens affectifs et liens de responsabilité sur le terrain

1.3 Définition du sujet de recherche

1.3.2 Liens affectifs et liens de responsabilité sur le terrain

L’anthropologue s’engage nécessairement (avec plus ou moins de conscience) dans un processus intersubjectif24 afin de créer un certain savoir25. Le terrain ethnographique est classiquement conçu comme un travail d’observation, d’écoute, de dialogue, de participation et de partage, réalisé dans un espace et un temps délimités. Ce terrain devient ensuite la mémoire d’une expérience transformatrice, quoique passée, et ailleurs. Cependant, et de plus en plus dans le monde globalisé contemporain, ces limites spatiales et temporelles éclatent, au point où la frontière entre le « monde étudié » et le « sujet-chercheur/e » devient difficilement repérable, ce dernier étant pleinement engagé dans et avec le monde qu’il/elle cherche à comprendre et représenter.

Comme on le sait, les mauvaises expériences des peuples autochtones avec la recherche, notamment anthropologique, et la méfiance qui en résulte, ont donné lieu à une série d’ouvrages et de protocoles sur la décolonisation et l’éthique de la recherche visant à assurer le respect des populations et de leurs préoccupations dans la relation et le produit de la recherche (Audet et al. 2010; Jérôme 2008, 2009a; APNQL 2005; Tuhiwai Smith 1999). Dans mon travail d’anthropologue, je m’assure de travailler sur des sujets pertinents aux yeux des personnes concernées et participantes, de mettre en valeur leurs points de vue et expériences

24 La réflexion anthropologique autour de l’intersubjectivité en terrain ethnographique a été développée notamment par Fabian (1991 ; 2000 ; 2001), Goulet (2007), Miller (2007), Wikan (1992), Taylor (1998) et White (2012b, et Strohm 2008, 2014).

25Cette section reprend en grand partie les analyses déjà publiées dans un article des Cahiers du CIÉRA (Audet

2010), qui était lui-même le résultat de mes réflexions et mes analyses déjà entamées et présentées dans le cadre du Workshop « How does Anthropology Knows » (White et Strohm 2008) et du séminaire « Théories de la rencontre » de Bob White à l’Université de Montréal.

du monde tout en offrant un regard critique, d’échanger à propos de mes interprétations, de faire vérifier et approuver mes écrits par certains participants avant publication et enfin de retourner les produits de la recherche dans les communautés aux personnes participantes intéressées. Comme le soutient Poirier (2000), les relations de recherche dans le monde autochtone gagneront en mutuelle confiance, en impact et en pertinence à travers un engagement affectif et politique clair, voire sérieux et honnête, de la part de l’anthropologue, ainsi que des populations concernées.

Si les anthropologues entendent jouer le rôle de médiateurs entre les mondes, et s’ils désirent participer à accroître le pouvoir (empowerment) des autochtones, contribuer à étayer leurs actions culturelles et politiques, et favoriser la reconnaissance et l’expression d’autres modes d’être-au-monde, d’autres choix de sociétés, il leur faudra manifester « un engagement affectif et politique parfaitement clair à l’égard des cultures locales » (Escobar 1997 : 553). (Poirier 2000 : 151)

Les paroles du Petit Prince en dialogue avec le renard abordent la question de la relation.

Qu’est-ce que signifie « apprivoiser » ? - C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens… ». - Créer des liens ? - Bien sûr, dit le renard. Tu n’es encore pour moi qu’un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n’ai pas besoin de toi. Et tu n’as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde… (Saint-Exupéry 1961 : 68)

La suite de ce dialogue explique que la création de liens implique la responsabilité mutuelle. Ainsi le lien et la responsabilité devraient-ils perdurer au-delà de l’espace et du temps délimités de la rencontre et du vécu simultané « sur le terrain des autres ». On reproche souvent aux voyageurs et aux anthropologues de créer des liens qu’ils oublient d’honorer une fois partis.

Avec ma thèse de doctorat consacrée à la scène musicale populaire autochtone au Québec, je suis attentive à l’actualité musicale des différentes nations autochtones. La ville de Québec, que j’habite, et Wendake, qui la voisine, sont de hauts lieux de la programmation musicale autochtone, qui rassemblent des artistes originaires de différentes nations du Québec et d’ailleurs, ainsi que des artistes québécois en général, de différentes origines. En plus de séjours de terrain ethnographique dans les communautés, j’accorde de l’importance au terrain « chez moi », comme une prolongation de ma vie quotidienne, en partageant des moments avec des ami-e-s autochtones, en assistant à des représentations dans ma région et en réalisant

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des entretiens avec des artistes pour la radio et/ou mes recherches de doctorat. Plusieurs artistes rencontré-e-s à ces occasions sont devenu-e-s de bonnes connaissances et sont passé-e- s d’un statut d’étranger-ère-s et de vedettes inaccessibles, exotiques, à des personnes familier- ère-s, humbles et amicaux-ales. Je crée des relations et j’entretiens des relations, dans leur monde et dans le mien, directement interconnectés. Je participe au monde qui m’entoure tout en restant attentive à ce qui peut éventuellement renseigner ma compréhension anthropologique. Sans faire pression, sans provoquer de situation, sans poser trop de questions. Je reste à l’écoute tout en partageant des moments de ma vie personnelle, et souvent l’écoute de la musique permet d’autres formes de compréhension sur soi ou sur le rapport à l’autre (White et Yoka 2010; White 2010).

Comme Wikan et Ingold avec le concept de résonance, Agar souligne que la compréhension du participant est différente et plus complexe que celle de l’observateur :

Shutz notes that his analysis of observer’s understanding is different from and simpler than understanding where one human is “attuned in simultaneity” in a “we-relationship” with another […]. (Agar 1982 : 785)

La résonance (Wikan 2012, 1992), c’est se mettre au diapason avec les gens que nous rencontrons. Geertz souligne aussi ce caractère intersubjectif de la pratique ethnographique, où l’anthropologue utilise sa propre personne, sa propre humanité, comme instrument de compréhension de l’autre, et la sociabilité comme technique principale.

What sort of scientists are they whose main technique is sociability and whose main instrument is themselves? (Geertz 2000 : 94)

J’ai appris à apprécier les chansons innues en les écoutant dans leurs contextes (radio, spectacles et représentations, fêtes, écoute à la maison, en auto, etc.) avec des ami-e-s innu-e-s qui me les traduisaient et me les expliquaient, qui m’en donnaient leur interprétation personnelle, souvent avec beaucoup d’émotions. C’est ainsi que j’ai peu à peu compris le sens des paroles de plusieurs chansons, par leur traduction/interprétation et en mettant ces compréhensions en perspective avec le monde vécu, en partageant le monde de ceux qui les chantent et qui les écoutent. Ainsi que l’écrit Taylor, « [a]ll of this, then, is what I think at the same time that it is what I have learned I should think when I hear » (1998 : 44). J’ai fini par adopter, comprendre et ressentir ces émotions, le feeling de chaque chanson que l’on m’avait

communiqué, intellectuellement et sensiblement. Par exemple, à mon sens, ces inflexions micro-tonales qui paraissent souvent fausser viennent chercher les sentiments, font vibrer tout en écorchant, donnent un caractère innu, local, identitaire, aux thèmes musicaux. J’ai aussi appris à ressentir le rythme du makusham (danse innue accompagnant traditionnellement certains chants au tambour) et à écouter le désir de danser sur ce rythme et sur toute chanson suffisamment forte pour faire se lever et danser les auditeurs. On arrive à un point où l’on ne comprend plus uniquement avec les mots et l’intellect ; on ressent et on partage des émotions. Toutefois, malgré une grande compréhension de l’autre que nous pouvons acquérir de cette façon, nous ne pouvons jamais devenir l’autre et être totalement dans sa peau. Chacun reste soi-même, tout en étant transformé par cette rencontre (Rabinow 1977 dans Agar 1982 : 784). Comme Miller (2007 : 204), Goulet (2007 : 228) et Tedlock (1991 : 2) le démontrent, je dirais plutôt qu’on devient biculturels ou multiculturels, comme nous pouvons être bilingues ou multilingues, en multipliant les capacités de se comporter et de comprendre « comme il faut » selon différents contextes culturels et professionnels, tout en conservant sa personnalité professionnelle d’anthropologue et la capacité d’exprimer notre compréhension d’un contexte à l’autre. On devient « one with them, but not one of them » (Obeyesekere 1990 : 11, cité par Goulet et Miller 2007 : 4).