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Ontologies relationnelles et la notion de résonance

1.2 Problématique de la recherche

1.2.3 Ontologies relationnelles et la notion de résonance

Le concept de résonance que je développe ici permet de lier et de mettre de l’avant la dimension intersubjective qui est au cœur de la pratique anthropologique (Wikan 2012, 1992) mais qui fait partie également des ontologies animistes (Ingold 1996, 2004; Viveiros Castro 2009; Descola 2007; Poirier 2005, 2013; Bird-David 1999). L’idée de la résonance fait allusion aussi à la dimension sonore et vibratoire qui permet la communication d’effets sensibles à travers la musique (Ingold 2004).

L’anthropologue Unni Wikan utilise le concept de résonance pour parler de l’empathie, de la sensibilité et de l’intersubjectivité mises en œuvre dans la pratique et l’épistémologie anthropologiques (Wikan 2012, 1992). Elle affirme et démontre par son expérience qu’il est nécessaire de chercher à établir une résonance avec les personnes et les problématiques du terrain afin de les comprendre. Cette résonance nous oblige à développer une conscience de ce que la présence de l’autre fait remonter en nous, non seulement une réponse rationnelle à la proximité physique momentanée.

I must create resonance in myself with the people and the problems I seek to understand. To explain this concept of resonance, the [Balinese] professor-poet said: it is what fosters empathy or compassion. Without resonance there can be no understanding, no appreciation. But resonance requires you [and here he looked entreatingly at me] to apply feeling as well as thought. Indeed, feeling is the more essential, for without feeling we’ll remain entangled in illusions. (Wikan 1992: 462-463)

La résonance implique donc impérativement le ressenti émotionnel dans la recherche de compréhension, qui n’est pas celle proposée par le courant interprétatif moderniste de Geertz (Wikan 2012).

Resonance thus demands something of both parties to communication […]: an effort at feeling- thought; a willingness to engage with another world, life, or idea; an ability to use one’s experience [...]. An attempt to develop greater resonance would mean implicating ourselves, actively and emotionally, in the other’s world […]. (Ibid. : 475)

La posture décrite par Wikan - une ouverture au « feeling-thought » - correspond à celle des épistémologies autochtones qui favorisent l’apprentissage et la connaissance par un

engagement actif dans le monde, par l’expérience sensible et l’expression personnelle partagées socialement, plutôt que par l’abstraction et la prise de distance. L’objectif est de toujours mieux participer au monde, au mouvement de la vie (Ingold 1996, 2004 ; Lassiter 1998 ; Audet 2005, 2012 : 47-56, 247-248 ; Goulet 2007; Chernoff 2002; Wickwire 1985). Le concept de résonance proposé par Ingold (2004) correspond à l’ontologie relationnelle qui est au cœur de la signature sonore chez les chasseurs-cueilleurs et plus particulièrement chez le groupe algonquien Ojibwa étudié par Hallowell (1955, 1960).

The Ojibwa model of the person […] does not posit the self in advance of the person’s entry into the world; rather, the self is constituted as a centre of agency and awareness in the process of its active engagement within an environment. Feeling, remembering, intending, and speaking are all aspects of that engagement, and through it the self continually comes into being. In short, the Ojibwa self is relational. If we were to ask where it is, the answer would not be « inside the head rather than out there in the world. » For the self exists, or rather becomes, in the unfolding of those very relations that are set up by virtue of a being’s positioning in the world, reaching out into the environment – and connecting with other selves – along these relational pathways. Talking this view of the person, as Hallowell does, it is clear that no physical barrier can come between mind and world. […] But this is precisely the dichotomy, as we have seen, by which speech and similar expressive gestures are conventionally distinguished from the sounds of nature. To take Hallowell at his word means having to adopt a quite different view of speech, not as the outward expression of inner thoughts, but as one of the ways in which the self manifests its presence in the world. Thus, when I speak or clap, I myself am not separate from the sound I produce, of my voice or the mutually percussive impact of my hands. These sounds are part of the way I am, they belong to my being as it issues forth into the environment. In other words, speech is not a mode of transmitting information or mental content; it is a way of being alive. (Ingold 2004 : 46-47)

The rumbling of thunder is the manifestation of its presence in the world, just as the sounds of human speeking, singing, clapping, or drumming, are manifestations of ours. Indeed, the world is full of such sounds, each one the signature of a particular mode of life. As people move through their environment, they constantly listen to the speech of these manifold life forms, revealing each for what it is, and respond with speech of their own. Both non-human sounds, like thunder, and human speech have the power to move those who hear them, and both kinds of sound take their meaning from the contexts in which they are heard. (Ingold 2004 : 47)

Ces différents sons entendus dans l’environnement parcouru et habité sont considérés comme la présence acoustique de différents êtres humains et non humains, que l’humain cherche à décoder comme autant de messages potentiels (Idem). La dimension sonore, conçue comme intime et subjective, semble établir une résonance entre les êtres, une vibration qui signale un lien ou plus précisément une co-présence. On peut ainsi ressentir directement dans notre corps, par les vibrations sonores, la présence des êtres qui nous entourent et se sentir ainsi

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physiquement en relation à travers ces ondes qui nous relient. Les expressions « être sur la même longueur d’onde » et « se mettre au diapason » à propos des relations humaines compréhensives prennent ici tout leur sens. Selon une ontologie algonquienne, le son est aussi le véhicule et l’essence des âmes.

There is a long tradition, in the history of Western thought, of distinguishing between vision and hearing along the lines that the former is remote and objective, cutting the viewer off from things seen, whereas the latter is intimate and subjective, establishing a kind of interpenetration or resonance between the listener and the world. […] There are some hints, in Hallowell acounts, that the Ojibwa might make a similar kind of dictinction. Thus, he tells us that under no circumstances can the inner essence of the person, the soul, be a direct object of visual perception. « […] The only sensory mode under which it is possible to directly perceive the presence of souls … is the auditory one » (CE [Hallowell 1955] 179-80). […] And this sound, as we have seen, is of the essence of being rather than its outward expression. […] for a being who is alive to its surroundings, experience does not mediate between things in the world and representations in the mind, but is intrinsic to the sensory coupling, in perception and action, of the awareness of the self to the movement of those features of the environment selected as foci of attention. (Ingold 2004 : 47-49)

La résonance est ainsi liée également au corps, aux sens, au mouvement et à l’action, à la participation et à l’engagement sensible et total dans le monde. Comme selon Wikan, elle implique une attitude intersubjective d’empathie, un geste d’attention et de sensibilité envers la présence des autres personnes peuplant le monde, une tentative de se mettre dans leur peau afin de comprendre leur point de vue sur le monde (Ingold 2004 : 49-50). L’ontologie relationnelle en est ainsi une de l’habiter et de l’engagement, of dwelling, afin d’être le plus possible en relation intime avec son environnement (Ingold 1996, 2004). Ces propos rejoignent ceux de Viveiros de Castro (2009) sur le perspectivisme et la métamorphose comme ontologie relationnelle en Amazonie.

[…] de nombreux peuples du Nouveau Monde (vraisemblablement tous) partagent une conception selon laquelle le monde est composé d’une multiplicité de points de vue : tous les existants sont des centres d’intentionnalité, qui appréhendent les autres existants selon leurs caractéristiques et puissances respectives. (Viveiros de Castro 2009 : 20)

Descola souligne que les travaux anthropologiques sur les peuples d’Amazonie et les Algonquiens du Nord se rejoignent en plusieurs points et fait ressortir les similitudes de leurs ontologies et cosmologies relationnelles, animistes, « dans lesquelles humains et non-humains sont dotés d’une forme d’humanité commune » (Descola 2007 : 4).

Le livre Métaphysiques cannibales de Viveiros de Castro (2009) propose une formulation particulièrement convaincante de la différence entre les ontologies occidentales et celles, relationnelles, associées aux pratiques chamaniques amérindiennes.

Le chamanisme est un mode d’agir qui implique un mode de connaître, ou plutôt, un certain idéal de connaissance. Un tel idéal est, sous certains aspects, aux antipodes de l’épistémologie objectiviste encouragée par la modernité occidentale. Pour cette dernière, la catégorie de l’objet fournit le telos : connaître c’est « objectiver »; c’est pouvoir distinguer dans l’objet ce qui lui est intrinsèque de ce qui appartient au sujet connaissant et qui, comme tel, a été indûment ou inévitablement projetée sur l’objet. Connaître, ainsi, c’est désubjectiver, rendre explicite la part du sujet présente dans l’objet, de façon à la réduire à un minimum idéal (ou à l’amplifier en vue de l’obtention d’effets critiques spectaculaires). Les sujets, tout comme les objets, sont vus comme les résultats de processus d’objectivation : le sujet se constitue ou se reconnaît lui-même dans les objets qu’il produit, et il se connaît objectivement lorsqu’il réussit à se voir «de l’extérieur», comme un « ça ». Notre jeu épistémologique s’appelle l’objectivation; ce qui n’a pas été objectivé reste irréel ou abstrait. La forme de l’Autre est la chose. (Viveiros de Castro 2009: 25-26)

Ainsi, pour les Occidentaux modernes, connaître, c’est objectiver, prendre ses distances. La devise, formulée par Descartes, est « Je pense, donc je suis » (Bird-David 1999). Pour les peuples chamaniques amérindiens, connaître, c’est subjectiver, personnifier. Leur devise est ainsi « I relate, therefore I am », « Je suis en relation, donc j’existe » (Idem) (voir la discussion dans Audet 2012a).

Le chamanisme amérindien est guidé par l’idéal inverse : connaître c’est « personnifier », prendre le point de vue de ce qui doit être connu. Ou, plutôt, de celui qui doit être connu; car le tout est de savoir «le qui des choses» (Guimaraes Rosa), sans quoi on ne saurait répondre de façon intelligente à la question du pourquoi. La forme de l’Autre est la personne. […] nous pourrions dire que la personnification ou la subjectivation chamaniques reflètent une propension à universaliser l’» attitude intentionnelle » mise en valeur par certains philosophes modernes de l’esprit (ou philosophes de l’esprit moderne). […] [le chamanisme est] un art politique. Car la bonne interprétation chamanique est celle qui réussit à voir chaque événement comme étant, en vérité, une action, une expression d’états ou de prédicats intentionnels d’un agent quelconque. […] Une entité ou un état qui ne se prête pas à la subjectivation, c’est-à-dire, à l’actualisation de sa relation sociale avec celui qui la connaît, est chamaniquement insignifiante – c’est un résidu épistémique, un «facteur impersonnel» résistant à la connaissance précise. […]

Donc, si dans le monde naturaliste de la modernité un sujet est un objet insuffisamment analysé, la convention épistémologique amérindienne suit le principe inverse : l’objet est un sujet incomplètement interprété. (Viveiros de Castro 2009 : 26-27)

L’intersubjectivité est ainsi au cœur des ontologies relationnelles, du mode d’être au monde, de ces peuples autochtones. Je conçois l’intersubjectivité comme un processus qui met en

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relation deux ou plusieurs subjectivités, soient des personnes humaines (et non humaines) ayant chacune leur propre subjectivité (marquée par leur identité, personnalité, émotivité, tradition, histoire), au cours duquel se développe un échange de perceptions et de compréhensions (Audet 2010; voir Strohm et White 2014). Les concepts d’intersubjectivité et de relationalité sont ainsi directement liés au concept de personne (voir la citation d’Ingold plus haut : 2004 : 46-47). Et les personnes peuvent ainsi être des humains, des animaux ou d’autres manifestations de l’environnement, toutes douées de qualités subjectives propres. Toutes ces personnes vivent en relation les unes aux autres au sein du cosmos, et ce sont leurs relations, davantage que le soi, qui les définissent et identifient. C’est ce que les Innus nomment Mamu kataiak (être ensemble), l’univers-cosmos (voir Nametau Innu 2010), et que plusieurs peuples autochtones nomment All my relations. Les concepts de cosmopolitiques/poétiques autochtones et d’ontologies relationnelles traités par Poirier (2008) rejoignent cette idée du chamanisme comme un « art politique » (Viveiros de Castro 2009).