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Rêves, esprits-visiteurs du rêve, savoir-pouvoir et épistémologie relationnelle en

CHAPITRE 3. COSMOLOGIE ALGONQUIENNE ET DYNAMIQUES COSMO-

3.2 Traditions cosmologiques : l’être humain algonquien en relation dans une société

3.2.3 Rêves, esprits-visiteurs du rêve, savoir-pouvoir et épistémologie relationnelle en

C’est dans l’expérience du rêve (puamun en innu-aimun) que les humains algonquiens établissent des relations avec les esprits des personnes autres-qu’humaines, nommés atanukan, manitos ou pawaganak selon les circonstances. Les rêves sont des processus fondamentaux de la cosmologie/spiritualité algonquienne en tant que sources de pouvoir, d’enseignement et d’ordre moral (Hallowell 1992 : ix, 84-92).

Du côté des Innus (Montagnais-Naskapis), « [c]’est par lui [le rêve] en effet que chacun peut entrer en relation avec son Mistapeu […]. Pendant que l’individu sommeille son Mistapeu, qui mène une vie autonome dans un autre monde, utilise les songes pour lui faire des révélations » (Vincent 1976 : 24). On pourrait dire aussi, qu’il utilise les songes pour lui faire part de ce qui

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se passe dans le monde des personnes autres-qu’humaines et des messages que lui transmettent ces dernières. Comme le résume Vincent, « [e]n général les rêves concernent la chasse : ils informent de l’endroit où se trouve le gibier, c’est par eux aussi que sont révélés les chants de chasse et ceux de la suerie. Mais ils fournissent également les éléments de l’art décoratif puisque ce sont les objets vus en songe qui seront transposés dans la décoration (Speck, 1935; Rousseau, 1952). » (Vincent 1976 : 24-25).

Les femmes rêvent autant que les hommes (Hallowell 1992 : 88; Vincent 1976: 25). « [L]es rêves des femmes engagent les maris » (Rousseau, 1952 : 194) et ont autant d’importance que ceux des hommes, même quand ils se rapportent à la chasse (Flannery, 1935 : 85) » (Vincent 1976 : 25). Elles ont aussi des esprits-visiteurs en rêve, quoique chez les Ojibwa, elles ne fassent pas le jeûne rituel comme les jeunes hommes. Elles peuvent même, exceptionnellement cependant, et normalement après leur ménopause, jouer les rôles spirituels et rituels habituellement réservés aux hommes (Hallowell : idem).

C’est le rêve qui accorde le savoir/pouvoir et qui valide les pratiques mettant en œuvre le manitu. Chaque personne faisant appel à des pouvoirs, par exemple pour faire la tente tremblante, chanter au tambour, guérir et exercer un leadership, est sujette à la suspicion et l’évaluation de tous afin que sa pratique soit reconnue comme vraie (obtenue et validée par la visite des esprits en rêve et respectant les prescriptions données par ces derniers) ou fausse, charlatane (Hallowell 1971 : 7, 22). Ceux qui pratiquent sans cette validation onirique sont punis par la maladie (physique ou mentale) ou la mort s’attaquant sur eux-mêmes, leur parenté ou leur progéniture41 (Idem). Par exemple, concernant la licence et la reconnaissance pour pratiquer la tente tremblante :

[D]ream validation of conjuring is not merely a theory, it actually involves real dream experiences of the required pattern interpreted as divine revelation. [...] Since everyone accepts the supernatural origin of significant dreams, the sincere conjurer is supported by this common tenet of belief, as well as by his private experience. Within such a cultural context, surely this must be convincing enough to make most individuals feel that their efforts are supernaturally

41 Comme pour les autres fautes punies par la maladie, la famine ou la mort, ils peuvent tenter de s’en rétablir en avouant ce qu’ils ont fait d’incorrect ou d’irrespectueux (Hallowell 1971 : 22 et 1992 : 92-97; Preston 2002).

inspired42. The native charlatan then is a man who has not experienced the stereotyped dreams

demanded by the culture pattern, yet, motivated by a desire for prestige or the material compensation involved, undertakes to conjure. (Hallowell 1936: 1300 dans Hallowell 1971: 22)

Cette licence accordée par la relation aux esprits des personnes autres-qu’humaines en rêve, ainsi que le châtiment par la maladie et la mort lorsque ce processus n’est pas respecté, est selon mon analyse, l’une des dynamiques fondamentales des traditions algonquiennes. Aussi, ces relations interpersonnelles, à la fois avec les humains et les autres-qu’humains, doivent être entretenues et respectées selon l’éthique algonquienne, sans quoi la maladie, voire la mort, s’affligera.

[C]auses of illness are sought by the Ojibwa within their web of interpersonal relations, both human and cosmic. This causality is consistent with a world view in which the fear of becoming seriously ill functions as the major social sanction in the Ojibwa sociocultural system. (Hallowell 1992: 93)

Les esprits-visiteurs en rêve, dans la vie courante et lors du jeûne rituel chez les Ojibwa, deviennent pour le rêveur des esprits-gardiens, des guides spirituels, et sont nommés pawagan (singulier) ou pawaganak (pluriel) par les Ojibwa; ces esprits-visiteurs sont aussi surnommés grands-pères, connotant leur appartenance à un espace-temps ancestral, le respect et l’autorité qui leur sont accordés et la relation de parenté qui s’établit entre les rêveurs et les rêvés (Hallowell 1992 : 68; 1971 : 7, 24-25). Ils sont les personnes autres-qu’humaines de la cosmologie algonquienne. Les atsokanak dont on parle dans la mythologie peuvent aussi être des pawaganak, visiteurs en rêve (1971 : 7). Ces relations personnalisées avec ces personnes autres-qu’humaines assurent la sécurité, le confort, le bien-être et la longévité dans la vie du rêveur et de son entourage (Hallowell 1992 : 88). La narration de ces visites en rêve et la révélation de ces esprits-alliés sont tabou; ces relations doivent demeurer secrètes, sans quoi les pouvoirs conférés seront affaiblis ou nuls; elles sont seulement racontées à la fin de la vie ou lorsque quelqu’un ne compte plus s’en servir, par exemple après une conversion aux

42 Quelques artistes autochtones contemporains m’ont confié qu’ils/elles se sentaient inspiré-e-s, appuyé-e-s et poussé-e-s par une force hors d’eux-mêmes lorsqu’ils pratiquent leur art, ou par exemple comme si quelqu’un d’autre parlait à travers eux, lorsqu’ils s’expriment en public (comm. pers.).

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religions chrétiennes (Idem : 89). Pinip Piétacho, à la fin de sa vie, m’a raconté deux de ses rêves de chants au teueikan, soit celui des rapides où il garde le contrôle en canot et celui des deux bouleaux où on lui demande de faire le choix du bon arbre (Audet 2005a : 55, 2012a). Le monde du rêve permet la rencontre des esprits, mais n’est pas si différent du monde éveillé; il constitue une continuité de l’expérience de l’humain rêveur, qui rejoint des vrais endroits et des vraies personnes en rêve, avec son esprit (Hallowell 1992 : 90-91; voir aussi P. Piétacho dans Audet, ibid.). Le grand-père d’un ami atikamekw lui disait que ce monde, qui est celui des esprits des personnes autres-qu’humaines, est « juste de l’autre bord », autour de nous, mais « de l’autre bord » (P. Moar comm. pers. 2008). Comme le rapporte Hallowell,

This dream [celui de la rencontre de William Berens avec les memengweciwak] reflects the conceptual and empirical unity of the spatiotemporal world of the Ojibwa and why it is possible for individuals to integrate all self-related experience in terms of it; any dichotomy between experiences when awake and those undergone in sleep is unnecessary. (Hallowell 1992: 90)

Parmi les humains, il y a une gradation des pouvoirs; chaque humain ne possède pas les mêmes pouvoirs et les mêmes esprits-gardiens, et peu en possèdent beaucoup. Ceux qui acquièrent des pouvoirs exceptionnels s’apparentent alors aux personnes autres-qu’humaines, et certains deviennent légendaires (Hallowell 1992: 91).

Dans ces exemples de savoirs/pouvoirs acquis par des relations spirituelles dans le monde onirique conceptualisé comme étant « de l’autre bord », on distingue l’épistémologie relationnelle (Bird-David 1999) des Algonquiens, dite « en miroir » (voir Audet 2005a : 45- 48, 2012a). Les motifs de décoration visuelle comme la double courbe, présentant des symétries bilatérales, en miroir, en seraient des représentations, soit des métaphores pour « ways of knowing » (Battiste et Henderson dans Diamond et al. 1994: 54). Aussi, les membranes et les objets circulaires en forme de disque, comme la membrane du teueikan, la toile de la tente, de la tente à sudation et de la tente tremblante, les miroirs et même les osties chétiennes, ont la propriété de faire communiquer avec l’autre monde, « de l’autre côté » (Cavanagh 1988: 7; Diamond et al. 1994: 55; Whidden 1985: 31; Tanner 1979; Audet 2005a, 2012a).

This feature is found in rites in which the actor uses the membrane to communicate with the spirit world, a world which is represented as being on the other side. (Tanner 1979 dans Cavanagh 1988: 7)

La membrane du teueikan représente la frontière entre le monde éveillé et le monde du rêve: le son, le battement, la vibration résonnent d’un palier de l’existence à l’autre (Diamond et al.,

Ibid.). Pour beaucoup d'Amérindiens, le miroir symbolise cet échange-communication entre les

mondes. (Audet 2005a: 48)

Il est intéressant de remarquer que le miroir est nommé wapanatcakwoman, « see-soul- metal », que l’on peut traduire par « métal pour voir l’âme » (Speck 1977 : 33)43. Preston mentionne à plusieurs reprises cette pratique chamanique qui consiste à regarder dans les yeux d’un animal ou de fixer le regard dans l’eau ou un miroir pour contacter son mistabeo et ainsi voir l’avenir, savoir comment agir et/ou prendre du pouvoir sur une situation (Preston 2002 : 110, 130).