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CHAPITRE 3. COSMOLOGIE ALGONQUIENNE ET DYNAMIQUES COSMO-

4.3 Traditions musicales inuites

Les Inuit du Nunavik au Québec, les Nunavimmiut, font partie de la famille linguistique et culturelle eskimo-aléoute s’étendant autour du cercle polaire entre le Groenland, le Canada, l’Alaska et le nord-est de la Sibérie (Dominique et Deschênes 1985 : 145). Dans la langue inuktitut, on dit un (ou une) Inuk au singulier et des Inuit au pluriel. Ils habitent quinze villages dans le Nord du Québec sur les bords des baies d’Hudson, d’Ungava et du détroit d’Hudson, dans le territoire du grand nord québécois nommé Nunavik (voir carte SAA, figure 1). Certains habitent dans les milieux urbains du sud du Québec, notamment à Montréal et Québec, et plusieurs transitent entre leur village et la grande ville pour leur travail, pour visiter de la famille ou pour aller à l’hôpital. Les Inuit sont des Autochtones, mais ne sont pas des Indiens ou des Premières Nations au sens de la Loi sur les Indiens. Leurs communautés sont des municipalités (Northern Village) à l’intérieur du système provincial québécois et non des réserves. Ils ont toutefois leurs propres organisations sociales, culturelles et politiques telles que la Société Makivik, la Commission scolaire et l’Administration régionale Kativik, la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec et l’Institut culturel Avataq. Ils ont été signataires en 1975 de la Convention de la Baie James et du Nord québécois. « Makivik est la société de développement chargée de gérer les fonds patrimoniaux perçus par les Inuit du Nunavik en vertu de la Convention » (www.makivik.org). Les dissidents à la Convention des communautés de Puvirnituq, lvujivik et Salluit avaient formé l’Association Inuit Tungavingat Nunamini (ITN). Depuis 1983, sous l’initiative d’ITN, les

Inuit du Nunavik sont en négociation et en processus d’obtention du Gouvernement régional du Nunavik, qui opérerait dans le cadre de la province de Québec, mais qui aurait des relations particulières avec le Territoire du Nunavut et les Inuit du nord du Labrador (www.nunavikgovernment.ca). L’Entente finale sur la création d’un gouvernement régional inuit a cependant été rejetée lors du référendum inuit du 27 avril 2011 (SRC 2011).

Du côté musical inuit, Beverley Diamond en dresse un portrait contemporain dans son livre sur les musiques autochtones du nord-est de l’Amérique du Nord (2008 : 35-59) et a réalisé une importante étude sur les musiques des Inuit Netsilik (1982). Nicole Beaudry (1985a-b, 1988a-b, 2001b) a consacré sa thèse de doctorat sur les musiques inuites en Alaska (1985a), mais a aussi travaillé avec les communautés inuites du Québec. Jean-Jacques Nattiez a mis sur pied en 1974 à la faculté de musique de l’Université de Montréal, le « Groupe de recherche en sémiologie musicale » qui s’est intéressé à la musique amérindienne et plus particulièrement à la musique inuite traditionnelle (Nattiez 1980, 1988). Cette équipe a travaillé à la production d’un disque sur étiquette Philips dans la collection UNESCO (Nattiez et al. 1978), qui a mérité des honneurs (Dominique et Deschênes 1985 : 151). Johnston (1975) a réalisé une étude comparative de la musique inuite selon les régions arctiques (Idem : 153).

Les Inuit sont reconnus pour leurs chants de gorge (katajjaq, katajjait). Ce sont des chants gutturaux rythmés et alternés chantés généralement par deux femmes placées l’une en face de l’autre et se tenant par les bras. Ils font également des chants au tambour qui sont performés comme une danse avec le tambour (pisiq, pisiit ou ajaja), et des chants sans tambour (aqausit) Diamond 2008: 35-59). Leur tambour est formé d’un grand cerceau mince, avec une membrane de cuir qui maintenant est faite en caoutchouc, qu’ils frappent de chaque côté et sur le cadre. Aussi, selon Tumasi de Puvirnituq, les hommes font traditionnellement des chants de bouche (iqillituktaq) qui s’apparentent au beat box que l’on connaît aujourd’hui dans le courant hip hop (Tumasi Kinuiaq 2009 : entretien). (Voir Beaudry 1985a-b, 1988a-b, 1992, 2001b; Diamond 1982, 2008: 35-59; Nattiez 1980, 1988; Nattiez et al. 1978; Johnston 1975; Wright-McLeod 2005; Tremblay-Matte et Rivard 2001)

Les chants de gorge sont des imitations de sons qui font partie de l’environnement des Inuit tels des sons d’oiseaux, d’animaux, de traîneaux à chien, d’outils, d’insectes, de cours d’eau, etc. Ce peut être le cri des outardes, le son du maringouin, le bruit que fait la scie, le traîneau à

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chiens qui glisse sur la neige ou les chiens qui courent. Le genre est ouvert à la création de nouveaux chants par imitation des sons. Par exemple, la mélodie de « Bonne fête » en chant de gorge fait maintenant partie du répertoire. Le chant de gorge était anciennement pratiqué comme des jeux ou des compétitions entre les femmes alors que les hommes étaient partis chasser. Maintenant pratiqué principalement au Nunavik (Nord du Québec) et sur l’île de Baffin au Nunavut, le chant de gorge est devenu une forme de prestation musicale et culturelle chez les Inuit (Belleau et Koperqualuk, programme de la Soirée culturelle CIÉRA-AÉA 2009).

4.3.1 Pratique contemporaine de chant de gorge inuit

Les chants de gorge sont généralement chantés seulement par les femmes, et seulement par les femmes inuites. Certains hommes en font, mais c’est rare. Les aînés inuits ont fait un grand rassemblement dans les années 2000, où ils ont parlé du chant de gorge : « Qui peut en faire? Qui ne peut pas en faire? » (Belleau 2009 : entretien; Diamond 2008 : 55). Les aînés ont décidé collectivement que le chant de gorge était une pratique réservée aux Inuit, pour des questions de droit et de propriété intellectuelle. Les non-Inuit ne peuvent pas apprendre à en chanter et en faire des prestations publiques. C’est un grand débat, car plusieurs personnes sont tellement fascinées par les chants de gorge inuits qu’elles veulent en faire, par exemple dans les pratiques de fusion de la musique du monde. Même une femme inuk chantant ces sons toute seule d’une façon plus expérimentale est aussi sujet à débat (par exemple Tanya Tagaq). C’est mal vu d’expérimenter en dehors d’un certain cadre autour de cette pratique traditionnelle, comme ce l’est pour l’utilisation du tambour innu teueikan. Les questions culturelles et politiques et les enjeux de transmission entrent ici en jeu, comme pour la plupart des musiques autochtones (Diamond 2008). Les Autochtones sont extrêmement sensibles à se faire voler (emprunter) leur culture, ayant vu leur héritage culturel méprisé, interdit ou volé depuis les débuts de la colonisation. C’est donc souvent mal vu quand des Allochtones utilisent des musiques autochtones, par exemple dans la world music. Il y a des choses qui ne se transmettent tout simplement pas, qui ne se donnent pas; il y a des restrictions et des procédés à suivre.

Concernant les chants de gorge, par exemple, la chanteuse québécoise «amie des Autochtones» Chloé Sainte-Marie voulait apprendre et plusieurs chanteuses de gorge inuites

étaient réticentes à le lui montrer (M. Belleau 2009 : entretien). Certaines toutefois lui montrent, mais elle ne peut pas vraiment utiliser cette pratique musicale en spectacle, même en duo avec une femme inuite. Au spectacle Mishta Amun en mai 2008, elle a accompagné deux chanteuses de gorge, en faisant la troisième voix de chants de gorge; il fallait au moins deux chanteuses inuites pour qu’elle puisse se joindre à leurs chants. Même d’autres chanteurs autochtones, mais non-Inuit, ne peuvent pas emprunter les chants de gorge selon leur bon vouloir. Certains incluent dans leur musique des sons, des souffles, qui ressemblent aux chants de gorge (voir Laveau 2011 : 3; Mckenzie 2009 : 1). Ce n’est pas du chant de gorge comme tel, mais ça s’en inspire ou s’en approche. Tanya Gillis Tagaq, une jeune Inuite, fait des chants de gorge seule, accompagnés musicalement, de façon très expérimentale (Tagaq 2014, 2007; Tagaq dans Björk 2004; voir Diamond 2008 : 56). Certains critiquent cette utilisation, même si elle est Inuite (Diamond 2008 : 56; M. Belleau 2009 : entretien). Elle croise aussi son chant de gorge avec du beat box, que l’on peut entendre dans sa chanson Burst avec le beat box du rappeur Shamik Bilgi (Tagaq 2007 : 10). Marie Belleau (Inuk d’Iqaluit) a aussi fait du chant de gorge avec le rappeur d’origine haïtienne Woods qui fait du beat box (Wapikoni 2008), et Sylvia Cloutier (Inuk de Kuujjuaq) et Akinisie Sivuarapik (Inuk de Puvirnituq) l’ont fait également avec les rappeurs ontariens de Blue Print (PUV 2009; figure 57). Ce genre de fusion devient de plus en plus courant (Diamond 2008 : 55-59). Le public adore ça, mais par exemple, Marie Belleau se pose la question si elle peut ou non faire ce mélange, jusqu’où elle peut aller (2009 : entretien). La grande question que se posent ces artistes est jusqu’où ils peuvent pousser la création dans le monde contemporain qui est de toute façon transformé, jusqu’où ils peuvent se permettre personnellement de transformer la culture et la musique traditionnelle. La création est très valorisée, mais il y a des limites aux possibles. Toutefois, de plus en plus, l’utilisation d’enregistrements de chant de gorge inuit et l’invitation de chanteuses de gorge inuites à collaborer dans des projets d’innovation musicale comme des fusions ou des musiques électroniques deviennent des pratiques courantes (M. Belleau 2015 : comm. pers.)

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