• Aucun résultat trouvé

Pratiques contemporaines des chants au tambour algonquiens

CHAPITRE 3. COSMOLOGIE ALGONQUIENNE ET DYNAMIQUES COSMO-

4.4 Traditions musicales algonquiennes

4.4.1 Pratiques contemporaines des chants au tambour algonquiens

Les Innus ont davantage conservé les traditions musicales du tambour teueikan (figures 63, 71). Les autres nations ont perdu cette pratique avec l’évangélisation principalement, les missionnaires ayant mis fin à ces pratiques en brûlant leurs tambours et autres objets spirituels. En particulier chez les Innus, le teueikan est un instrument très spirituel et sacré. Comme je l’ai présenté au chapitre 3, il faut tout un processus spirituel pour pouvoir en jouer traditionnellement, s’inscrivant dans la poursuite d’un mode d’être au monde traditionnel, d’un mode de vie de chasseur. Ce sont principalement les hommes qui sont assez âgés, les grands chasseurs reconnus, ceux qui ont acquis de la maturité et qui respectent les animaux et le territoire, qui reçoivent en rêve des chansons et des autorisations à jouer de ce tambour. Tous les chants qui se chantent au teueikan ont été reçus en rêve. Comme on l’a vu, le rêve permet la communication avec le monde spirituel, avec le cosmos.

Aujourd’hui, le mode de vie a beaucoup changé; avec l’impact de la colonisation et de l’évangélisation, la sédentarisation dans les réserves, les tentatives du gouvernement de « mettre en réserve » les Autochtones, de les « civiliser », de les éduquer dans le système occidental par le biais des pensionnats, de les intégrer dans la société en leur faisant quitter leur mode de vie ancestral (voir Charest et al. 2012, 2015a-b-c). Maintenant, les jeunes vont beaucoup moins dans le bois pour chasser et suivre le mode de vie traditionnel. Donc, ils ne

sont plus en contact avec le territoire, ne reçoivent plus les rêves qui permettent de jouer du tambour et les chants qui viennent avec ces rêves. C’est un enjeu très actuel. On a tout le temps l’impression d’être à la fin d’une époque, que les vieux meurent et qu’il n’en restera plus de ces porteurs de traditions… Mais on dirait que c’est vraiment ce qui se passe actuellement chez les Innus. Des aînés qui ont vécu le mode de vie nomade ancestral, qui ont 70-80 ans aujourd’hui et qui chantent au teueikan, il en reste environ 5 seulement... C’est vraiment peu. On ne sait pas ce qui va arriver quand ces personnes nous auront toutes quittés. Leurs cadets vont peut-être prendre leur place, mais de façon différente. Actuellement, ceux qui ont 40-50 ans n’osent pas vraiment. On dit aussi que si on l’utilise de façon inappropriée, incorrecte, qui n’est pas selon le processus spirituel traditionnel, ça peut apporter malheur. On interprète les malheurs de quelqu’un qui joue du teueikan sans y être autorisé comme étant la conséquence d’une mauvaise utilisation de cet instrument spirituel. Il y en a qui suivent moins cette façon de penser, qui se disent qu’il faut quand même faire entendre le teueikan et continuer à en jouer même si ce n’est plus comme avant. D’autres ne savent pas trop quoi en penser… C’est sujet à débat. Certains ont été désignés comme héritiers du teueikan de leur père, de leur grand-père ou d’un proche aîné par ces derniers, mais n’en ont pas encore rêvé ou ne mènent pas des vies assez saines pour l’utiliser. Il y en a même qui ont reçu des rêves les appelant au teueikan et qui n’osent pas en jouer, ne se sentant pas assez responsables ou capables de manier ce pouvoir. Certains attendent plusieurs années avant de se sentir prêts, comme par exemple Alexandre McKenzie, aîné innu de Matimekush, qui est depuis quelques années un chanteur au teueikan reconnu. Mais je connais tout de même des hommes innus de 40-50 ans qui ont été appelés par le teueikan et qui vivent de fortes expériences spirituelles avec leur tambour, mais qui ne partagent leurs chants et leurs expériences que dans des cercles restreints.

Chez les Anishnabeg, l’utilisation du tambour à main n’est pas aussi restrictive que chez les Innus, dépendamment des communautés. Dans certaines communautés, les femmes peuvent s’en accompagner au chant sans avoir l’impression de commettre un sacrilège (E. Monnet 2011 : entretien). Aussi, l’artiste innu Florent Vollant joue du tambour dans ses spectacles, mais ce n’est pas un teueikan innu. Il utilise un autre genre de tambour à main, sans corde transversale et sonnailles, qu’un artiste algonquin lui a donné (F. Vollant 2009 : entretien;

125

figure 73). C’est une question pratique, mais surtout, une question spirituelle de respect envers la tradition et le pouvoir particulier du teueikan innu, dont il rêve de rêver un jour.

Le tambour que j’ai, c’est un cadeau que j’ai eu d’un artiste algonquin. C’est algonquin, celui- là. C’est pas un teueikan comme nous autres on possède, ok. Le teueikan, c’est un autre environnement, je te dirais, c’est un autre esprit, c’est pas la même chose. C’est plus fragile, c’est une sonorité qui est plus difficile à maîtriser, quand tu voyages avec, tu sais. Pis j’ai un grand grand respect. […] Quand l’artiste algonquin m’a laissé ce tambour-là, [dans] ma musique, ça a pris beaucoup de place, pis ça a fait un gros changement. Pis celui-là, il est plus voyageable on dirait. […] Mais je reste très respectueux de tout ce qui s’appelle […] musique traditionnelle autochtone. Je suis très respectueux des tambours, des gestes qui accompagnent les chants traditionnels. (F. Vollant 2009 : entretien)

Puamuna [Vollant 2015] est aussi un hommage aux rêves qu’il rêve de faire : celui des

chanteurs traditionnels qui reçoivent leurs mélodies par les rêves avant de les transmettre. (Bernard 2015)

Les Anishnabeg et les Atikamekw revitalisent des traditions de chants individuels au tambour à main, qu’ils peuvent pratiquer seuls ou en groupe (voir Jérôme 2005, 2010). Les jeunes femmes notamment s’approprient davantage ce style (Rising Moon, Odaya, Kathia Rock), peut-être avec l’influence du groupe autochtone féminin Ulali des États-Unis qui est reconnu internationalement depuis une vingtaine d’années, et dont les membres chantent en s’accompagnant au tambour à main. Aussi, plusieurs participant-e-s aux cérémonies de tentes à sudation (mateshan en innu-aimun) chantent à l’intérieur de la tente, et certain-e-s s’accompagnent d’un tambour à main. Les chants sont un élément constitutif de ces tentes à sudation. Différentes personnes participantes, de différentes nations lorsqu’il y a lieu, sont appelées à chanter leur chant de prédilection, ou tel chant traditionnel approprié à la cérémonie, et les autres l’accompagnent en chœur lorsqu’ils la connaissent. Il y a même des chants de musique populaire autochtone qui peuvent y être chantés, soit parce que c’est son auteur-compositeur qui la chante, ou parce qu’elle est chère au participant qui choisit de la chanter et qui s’y identifie.

Les Innus ont leur danse traditionnelle, le makushan (ou makusham), qui est dansée sur les chants au teueikan lors des fêtes (figures 54, 71, 72). Makushan, c’est à la fois la danse, l’événement qui rassemble et la nourriture qui est partagée à ce moment. C’est généralement de la nourriture de chasse, de pêche ou de cueillette, en particulier la « graisse de caribou » qui a une valeur spirituelle et de communion (commune union) entre les personnes humaines et

autres-qu’humaines. Aujourd’hui, la danse de makushan est aussi dansée avec joie et fierté lors des spectacles de musique populaire, en particulier sur certains chants identitaires au rythme battant comme Ekuan pua et Tshinanu (voir 10.2.1-2), et sur des chants traditionnels repris de façon populaire, comme Uapan nuta et Uisha, uishama (voir Audet 2012a).

Plus à l’ouest du Québec, les Atikamekw, les Anishnabeg-Algonquins, les Cris, les Mohawk, les Wendat et les Innus de l’ouest se sont approprié la culture musicale des pow wow, avec la pratique des chants au grand tambour pow wow collectif. C’est un tambour placé à l’horizontal sur des petits piliers, autour duquel plusieurs chanteurs assis en cercle frappent le tambour et chantent collectivement des chants formés de vocalises et de quelques paroles. Cette tradition musicale vient de l’ouest et a été créée par les Sioux à la fin du 19e siècle, d’une autre famille culturelle et linguistique, à la suite d’un rêve fait par une femme et transmettant aux hommes les enseignements sur ces nouvelles pratiques (Hoefnagels 2012; Hoffmann 1997). Les Anishnabeg-Algonquins sont plus proches traditionnellement et géographiquement de cette culture. C’est un débat à savoir à quel point, chez les nations du Québec, l’univers spirituel et rituel fondant ces pratiques est ancestral, perdu et retrouvé, ou si c’est plus récent comme emprunt (Hoefnagels 2012; Jérôme 2010), par exemple concernant les tentes à sudation collectives, la danse du soleil et les danses et chants associées au tambour de pow wow. Mais chez les Atikamekw par exemple, depuis une quinzaine d’années ils se l’approprient, composent des chants de ce style dans leur langue et sont des grands organisateurs de pow wow et performeurs des danses de pow wow avec tous leurs regalia (voir Jérôme 2010; Black Bear Singers; Wemontashee Singers; figure 42). C’est toute une spiritualité qui accompagne cette pratique et ce mouvement qui sont très liés aux mouvements de décolonisation, de revitalisation et de guérison autochtones. Plusieurs Autochtones d’aujourd’hui, peu importe si ça origine de leur propre nation ou non, y trouvent des échos à leur propre culture d’origine, s’y identifient et s’y reconnaissent car c’est une manifestation impressionnante par laquelle les Autochtones sont reconnus et valorisés. Ils y trouvent l’expression d’une identité autochtone très forte et fière, l’appartenance à une communauté proprement autochtone et la pratique d’une spiritualité autochtone les incitant à prendre en main leur cheminement de vie à travers un processus de guérison des blessures de la colonisation.

127

Comme nous l’avons discuté dans le chapitre 3, pour les musiques innues anciennes et les musiques algonquiennes en général, la création est très importante (voir 3.3.3 et 3.3.5; Audet 2015). Peu de répertoire se transmet de génération en génération. Chaque personne doit chanter son chant ou ses chants propres; c’est très personnel et inspiré de la vie, de l’expérience, du senti. Quelqu’un qui chante seulement les chansons des autres et qui n’a pas ses propres créations n’est pas très bien considéré. Souvent, nous concevons un stéréotype des musiques traditionnelles comme étant transmises de la même façon sur plusieurs générations, comme étant très stables. Mais ce n’est pas le cas chez les Algonquiens. Seulement très peu de chants se transmettent sur plusieurs générations; ce sont les grands succès qui traversent les générations. Ces chants peuvent être réinterprétés selon la personnalité et l’expérience de chaque chanteur. Même dans les nouvelles pratiques du tambour à main et du tambour collectif de pow wow, la création de nouveaux chants exprimant la réalité propre du groupe et du chanteur leader (auteur-compositeur-interprète) est essentielle afin de se démarquer et de s’affirmer les uns parmi les autres, surtout chez les hommes.

4.5 Espaces de rassemblement et de manifestations musicales