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II. 1.2. « Cyber-littérature religieuse »

I.2. La Tradition et les légendes

L’intérêt de la tradition tient à ce qu’elle lie la trahison à une immixtion diabolique qui prive Judas de sa liberté et l’instrumentalise. Suivons brièvement quelques images-clé utilisées par les écrivains du corpus. Sur ce point, cette tradition sera complétée par les écrits apocryphes. Cet imaginaire surprenant Judas diabolisé sera lié à la thématique de l’idiotie, dans sa double manifestation : physique-corporelle et psychique.

Le récit de Paul Claudel ressemble à un texte-image. Usant de symboles traditionnellement attribués à Judas, la réflexion proposée par Claudel est aussi un puzzle de références littéraires. Le texte fonctionne toujours à double entente. À l’inflexibilité de la tradition, telle que l’assimilation de Judas au diable, Claudel répond toujours par un renvoi littéraire (Goethe, Jason, Jupiter, Polyclète) :

Quant à moi, païen avec les païens, je suis chrétien avec les chrétiens en chamelier avec les enfants d’Ismaël. […] Par exemple nul plus que moi n’admire l’héroïque obstination des Macchabées. C’est même le poëme épique que j’ai écrit à ce sujet qui m’a valu l’entrée du Sanhédrin. Et cependant cette civilisation grecque à laquelle ils s’opposaient, quelle tentation ! que de belles choses ! pourquoi les rejeter si brutalement ? Il y avait des raisons nationales, je le sais ! mais combien davantage, je vous le dis tout bas, m’est sympathique l’attitude raisonnable et éclairée d’un véritable clerc, d’un digne prélat, comme celui dont une histoire partiale a travesti ses intentions : le grand prêtre Jason ! Et cette belle statue de Jupiter par Polyclète, comment nous consoler de l’avoir perdue, grâce au zèle farouche de ce Matathias ! – Ainsi parlait le grand homme et il me semblait que littéralement il m’expliquait à moi-même. Je me développais à vue d’œil sous ses paroles, je poussais des feuilles et des branches, ou, si vous aimez mieux, j’étais dans un trou, et il déployait devant mes yeux un panorama. C’est comme s’il m’avait porté avec lui sur le sommet du temple et m’avait montré tous les royaumes de la terre en me disant : Ils sont à toi. Vous voulez savoir le nom de ce grand homme ? Il est bien connu. Il s’appelle G… Excusez-moi si je ne peux achever. J’ai un peu du mal à la gorge. Sa mémoire est en vénération dans toutes les Université. À ce nom sacré tous les professeurs sont saisis d’un tremblement et se prosternent la face contre la terre.460

La technique, accompagnée par une ironie visible, inscrit l’acte de Judas dans l’universalité. Le seul renvoi à G. (Goethe) réactualise la thématique d’un pacte avec le diable, les noms seuls de Jason ou de Jupiter font émerger tout un massif mythique, dont Judas se veut le récupérateur, mais qui le détermina dans son destin. Le refus de prononcer le nom du « grand homme » renvoie aussi à la thématique de la pendaison de Judas qui culminera avec le refus et le refoulement de la parole.

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Si bizarre que cela puisse paraître, Pagnol procède par endroits de la même manière, même si la tonalité est différente. Le décor assez filmique met en scène des images du répertoire chrétien. Le thème de l’accomplissement des prophéties461 est présent dès la première indication scénique : « en l’an 32 de l’ère chrétienne. C’est le jour de la Pâque. Il est onze heures du matin. Un très petit feu dans une grande cheminée. Des jarres sans les coins. Devant la cheminée, une grande table, épaisse et lourde »462. La référence à la Pâque, le renvoi plus tard au parfum, la présence de la table sont des indicateurs qui anticipent l’histoire chrétienne. Le chiffre onze, récurrent dans le texte, n’est pas en vain : il renvoie à l’incomplétude que la trahison de Judas instaurera. Les douze apôtres, expression en miniature du macrocosme divin, se réduiront à onze. La réinterprétation du chiffre onze comme expression de l’arbitraire et de l’aléatoire est biaisée par l’évocation du coup de dès que les soldats jetteront après la mort du Christ :

LE SOLDAT (il lance les dés). – Onze ! LE DÉCURION. – Je te l’avais dit !

LE SOLDAT. – Onze, c’est pas mal quand même. LE DÉCURION. – C’est pas mal, mais ça perd.463

Scène-clé, elle met en abyme la thèse de la pièce : anticipé et décidé, le numéro joué par Judas, « c’est pas mal, mais ça perd ».

Dans l’hypotexte, Judas n’est pas le seul disciple pécheur. Il y a aussi Pierre, Thomas qui doute et plus tard Paul, le persécuteur des chrétiens. Alors pourquoi Jésus s’adresserait-il à Pierre « Arrière, Satan ! » (Matthieu 16, 23), tandis qu’il appelle Judas « son ami » (Matthieu 26, 50)464. La tradition chrétienne, et tout ce qui lui succède, a favorisé l’appropriation dans la conscience des chrétiens d’une figure négative, démonique.

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L’accomplissement des prophéties est présent dans la majorité des hypertextes bibliques. Un cas intéressant est allégué par Anne Vantal qui construit l’image d’un Judas rêveur, dont la trahison finale est la conséquence d’une jalousie produite par sa propre songerie : « Ce n’est pas la première fois que Judas se rend à Jérusalem, il connaît les routes qui y conduisent. Il se souvient que, juste après ce détour du chemin, la Ville va leur apparaître. Une joie immense lui fait hâter le pas. Voici donc l’endroit sacré où vont s’accomplir les Prophéties ! Où le royaume de Dieu sera enfin révélé ! Le cœur de Judas s’emballe : il rêve. Il voit les soldats romains à terre, piétinés par les forces de Dieu ; il croit en l’indépendance d’Israël restaurée dans sa puissance ; il imagine des pharisiens expulsés du grand Temple ; dans son impatience il invente des foules joyeuses réunies autour de Jésus ; il espère la nouvelle alliance pour tous les Juifs, qui auront enfin reconnu leur Messie. » (Anne Vantal, Judas : l’amitié trahie, dossier de Marie-Thérèse Davidson, Illustrations de Julie Ricossé, Paris, Nathan, 2010, pp. 45-46). Judas rêvassera sa mort aussi, qui ne tardera pas de s’accomplir : « Il rêve de s’enfuir ou d’être avalé dans les entrailles de la terre. » (Ibid., p. 93).

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Marcel Pagnol, Judas, op. cit., p. 729. 463

Ibid., p. 814. 464

Associé souvent au peuple Juif465, Judas est devenu le symbole de la damnation éternelle. Au IIe siècle, les épigraphes tombales pour les pécheurs peuvent renvoyer au sort de Judas : « Puisse-t-il souffrir le destin de Judas »466. Assez tard, au XVIe siècle, Antoon van Dyck (L’Arrestation du Christ, 1618-1620, voir en Annexe, Illustration 8) représente l’épisode de la trahison comme une manifestation de l’enfer sur terre. Semblable aux illustrations infernales ou apocalyptiques, la scène est marquée par le déferlement bestial des personnages qui se précipitent sur Jésus dans un geste de désespoir et d’imploration. Dans tout ce chaos, Jésus et Judas se serrent la main. Pareillement, chez William Blake, dans la toile Judas betrays him (voir en Annexe, Illustration 9), la terreur des témoins de la trahison est marquée par de traits hyperbolysés. Dans ce climat tendu, Jésus et Judas harmonisent la scène par l’attente du baiser. Judas rapproche sa paume à l’instar d’un pécheur qui demande pardon ou à l’instar de quelqu’un qui met une barrière. Il en va de même dans la pièce de Pagnol : la grande agitation qui se dégage de la pièce souligne le drame fondateur du christianisme, dont les protagonistes sont Jésus et Judas. Pourtant, le tragique de la séquence ne coïncide pas avec les souffrances d’un Jésus crucifié. La caméra focalise sur les tribulations de Judas, contraint à regarder les conséquences de son acte. Le cadrage permet cette amplification. Par contre, chez Schmitt tout est flou. La seule lumière dans l’obscurité, Judas pénètre dans la salle pour désigner Jésus. Les soldats son insignifiants par rapport à la déformation grandiose de Judas. Un effet de filé statique s’en dégage : « Mais voici la troupe qui vient à travers les arbres. Yehoûdâh porte une lanterne et mène les soldats. Il s’approche. Il va me désigner »467.

À commencer par les évangiles, à continuer par les écrits apocryphes et puis par les légendes médiévales, Judas a été victime d’une interprétation déshonorante. Abject, infâme, traître, diabolique, cette imagine s’est transmise de génération en génération, de sorte que tout ce qui est lié à lui est marqué par l’indignité, par le péché et par l’impureté. Dès le début, une question se pose : la figure de Judas a-t-elle pu être classée dans la galerie des damnés ? Comment au comble de son mysticisme Jean Chrysostome proclame la damnation de Judas ? Le saint ne cerne pas les données eschatologiques concernant ce personnage. Il répète : « Judas ne fut pas sauvé, pas même par le Christ qui a remis dans le

465

« Du Moyen Âge aux temps modernes, Judas est censé représenter les Juifs. […] On a imposé aux Juifs ce stéréotype de traîtres » in Herbert Krosney, L’Évangile perdu. La véritable histoire de l’Évangile de Judas,

op. cit., p. 78.

466

Dictionnaire d’archéologie chrétienne, sous la dirrection de Henri Leclerc, Fernand Cabrol, Marrou Henri-Irénée, Paris, Letouzey et Ané, 1903-1953, p. 272.

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droit chemin la terre toute entière »468. Il s’agit en effet de placer Judas dans une logique infernale en s’appuyant sur des éléments aléatoires et se réclamant d’une tradition dont le bon chrétien ne doit pas se détourner. Le réquisitoire plaide contre Judas, en dépit de la chance qui lui aurait été donnée :

[Judas] qui avait vu des miracles, qui en avait fait lui-même, qui avait ressuscité des morts, qui avait chassé des démons – car il en reçut lui aussi le pouvoir – lui qui avait entendu tant de choses sur le royaume et sur la géhenne, lui qui avait partagé le repas mystique, lui qui avait pris part au festin qui inspire une crainte religieuse, lui qui avait été favorisé de la bienveillance et de la même sollicitude que Pierre, Jaques et Jean, et même de beaucoup plus encore – car outre la sollicitude et la condescendance dont il fut comblé, on lui confia les biens des pauvres - eh bien ! cet homme fut ensuite saisi d’égarement et après avoir accueilli Satan par avarice, il devint traitre selon ses intentions et accomplit el plus grand des crimes : il vendit pour trente deniers un tel sang et trahit le maître par un baiser perfide.469

Ce même baiser est un signe d’amour et de complicité dans des textes passés sous silence, tel que le célèbre évangile gnostique.