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Prédilections thématiques : prophéties accomplies, faux messie, faux traître

I.2. Métafictions historiographiques et littérature commerciale

I.2.4. Prédilections thématiques : prophéties accomplies, faux messie, faux traître

Dans la littérature, les Jésus proposés sont presque tous des variantes de Messies ratés, qui ne font qu’accomplir aveuglément les prophéties de l’Ancien Testament, des Jésus humains qui souffrent dans leur chair, en amour, des Jésus qui, suivant Pascal, font le pari d’être le Messie. Par exemple, Eric-Emmanuel Schmitt confesse : « Dans mon livre, je le [Jésus] voudrais d’abord homme, puis peut-être Dieu… »226, « Pour moi Jésus a un père humain et une mère humaine. Il est le fruit des amours de Joseph et de Marie. […] C’est la résurrection de Jésus qui m’étonne, pas sa naissance. […] Jésus naît et meurt comme un homme. C’est la Résurrection qui en fait le fils de Dieu »227.

Une image récurrente des transpositions littéraires contemporaines est la messianité dont Jésus doute et que les autres lui insufflent, tout en se penchant sur les prophéties vétérotestamentaires228. En l’occurrence, le destin de Judas est immanquablement lié à celui de Jésus. Tout un cycle d’anticipations et d’accomplissements, des fatalités tragiquement jouées se mettent en place. Par exemple, le Judas de Job justifie la trahison dans une logique scripturale, mais aussi il explique la cause par l’effet : « Il fallait bien que je sois un salaud depuis le début, puisque j’ai fini comme un salaud »229. Quant à Judas de

223

Julian Barnes, Une histoire du monde en 10 chapitres 1/2, traduction par Michel Courtois-Fourcy, Stock, Mercure de France, 2011.

224 Daniel Kehlmann, Les Arpenteurs du monde, traduit de l’allemand par Juliette Aubert, Val-d’Oise, Cergy-Pontoise, 2007.

225

David Lodge, Un tout petit monde, traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Coutourier préface de Umberto Eco, Paris, Rivages, 1992.

226

Eric-Emmanuel Schmitt, L’Évangile selon Pilate, op. cit., p. 246. 227

Ibid., pp. 250-251 228

C’est le cas de Giorgio Seviane, comme le constate Bertrand Westphal : « Jésus vit consciemment le mythe qu’il accomplit » (Bertrand Westphal, Roman et Évangile. Transposition de l’Évangile dans le roman

européen contemporain (1945-2000), op. cit., p. 311).

229

Claudel, il évoque ironiquement le même accomplissement des prophéties, tout en passant la responsabilité de son acte à Caïphe : « Caïphe, qui était grand prêtre cette année-là, nous le faisait remarquer avec autorité : Il est expédient qu’un homme meure pour le peuple. Il n’y a rien à répondre à ça »230.

Dans le texte de Schmitt, l’agonie est une remémoration. Les questions « Comment tout cela est-il arrivé ? »231, « Comment se font les choses ? », « Comment en suis-je arrivé là ? »232 permettent au lecteur de refaire l’itinéraire, le parcours de la vie de Jésus par étapes, à partir de sa naissance jusqu’à son dernier souffle. Ces étapes montrent comment Jésus est devenu Jésus-Christ. Judas ne joue pas un rôle quelconque dans cette affaire. Si les évangiles sont assez lacunaires en ce qui concerne le disciple bien aimé de Jésus (cf. Jean 20, 2), dans L’Évangile selon Pilate le disciple préféré de Jésus est, sans doute, Yehoûdâh. Yéchoua va jusqu’à avouer : « Je crois que de ma vie je n’ai jamais aimé un homme autant que Yehoûdâh »233. Seul disponible à entendre et comprendre Yéchoua, il est presque son manipulateur. Il contrôle les expériences quasi-mystiques de Yéchoua :

Il m’avait convaincu que j’avais un autre rapport avec Dieu que les autres hommes. […] Il retrouvait des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Elie, Jérémie, Ezéchiel ou Osée. […] parce qu’il maîtrisait très bien les textes, il m’ébranlait parfois.234

Bien mieux, Yehoûdâh est responsable de la propagation de cette conception sur Yéchoua : « Yehoûdâh, je t’en supplie : fais taire ce bruit idiot. Je n’ai rien d’extraordinaire, à part ce que Dieu m’a donné235.

Pareillement, le roman Saint Judas insiste sur une relation interprétée en termes de prédestination et prophétie entre Jésus et Judas. De la même manière que chez Schmitt, Jeshua, dans ses moments d’incertitude – le texte abonde en interrogations messianiques –, cherche l’encouragement auprès de Judas et à l’inverse : « Parfois, le Maître le suit. Il rejoint son premier disciple quand il le sent au bord du désespoir. Tous deux restent côte à côte, silencieux, et peu à peu revient l’apaisement »236. En tant que premier disciple, Judas

230

Paul Claudel, Mort de Judas, op. cit., p. 19. 231

Eric-Emmanuel Schmitt, L’Évangile selon Pilate, op. cit., p. 11. 232 Ibid., p. 15. 233 Ibid., p. 56. 234 Ibid., pp. 58-59. 235 Ibid., p. 58. 236

est le privilégié des apôtres, il est même sujet de jalousie parmi les douze. Le choix semble arbitraire. Si ce n’était pas Judas, il y aurait eu quelqu’un d’autre. Ce qui distingue le geste de Judas, c’est son consentement à le commettre. Cela le rend supérieur car le geste de trahison se transforme ainsi en sacrifice. Ce geste le rend même plus grand que Dieu car symbole et manifestation de la liberté : « Comprends donc que tu es le seul homme pour qui la liberté prendrait tout son sens », lui dit Jeshua237. Le texte touche ici l’apogée de sa nouveauté herméneutique : deux sacrifices, l’un de Jésus, l’autre de Judas, s’imbriquent dans une autre dimension de connaissance et de compréhension que celle commune (on sent ici un air gnostique). La valeur et l’authenticité du pacte assumé résident dans le fait que celui-ci reste à jamais incompréhensible pour les hommes et pour l’histoire :

Alors tu seras glorifié dans les Cieux, et maudit sur la Terre, de siècle en siècle, jusqu’à la fin. […] La rédemption du monde, si tel est le destin terrifiant et sublime qu’il m’est donné d’accomplir, dépendrait alors de toi autant que de moi. L’Éternel ne veut, ne peut délivrer ses créatures du néant malgré elles. Tu les représenterais, en leur nom tu choisirais ton sort, comme moi le mien. Si tu refusais, l’alliance conclue au premier jour du monde avec l’homme – c’est-à-dire le choix de ce qu’il y a de divin contre ce qu’il y a de bestial en notre nature – serait abolie, elle n’aurait jamais même existé. Il n’y aurait, littéralement, pas eu de Création. Le rachat, la vie surnaturelle de l’espèce, serait alors entre nos mais ; plutôt, puisque je suis consentant, entre les tiennes.238

Il semble que la salvation du monde, telle que Jeshua l’envisage, dépende de la collaboration de Judas. Jeshua réévalue la dimension surnaturelle de la vie humaine. Par sa participation au projet, Judas permettrait de détruire le néant, de faire tabula rasa du monde pour le recréer sans tâche. Cette théorie explique aussi le statut de damné en apparence de Judas. 237 Ibid., p. 160. 238 Ibid., p. 159.

Si on voit donc dans ces récits un Jésus devenant le Christ239, il est urgent de s’interroger sur le destin de Judas : est-il traître dès le début ou le devient-il ? Une panoplie de possibilités s’ouvre : chez Armel Job, Judas trahit par amour, sacrifice et devoir en vue d’accomplir les prophéties. Jean Ferniot et Pagnol voit le revers de la trahison : il ne s’agit pas de la trahison du Christ, mais de la trahison du peuple dupé. La trahison est aussi l’occasion d’exercer sa liberté ou bien au contraire, elle devient expression d’une prédétermination. Le thème est exploré par Pagnol, mais aussi par Saramago qui dresse un portrait parodique de la prédestination : l’homme y est libre de pouvoir être puni pour des fautes que Dieu l’oblige à faire. Stimulant, ce thème fait l’objet des esquisses philosophiques très complexe, mais il est aussi un sujet choisi pour son impact.