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II. 1.2. « Cyber-littérature religieuse »

II.1. Les valeurs du péché (originel) et la grâce

Le célèbre épisode du vol des poires 561, anecdote rappelant la pomme adamique, est pour Augustin essentiel pour lancer une réflexion sur le bien, le mal, la grâce et leurs corrélats. Saint Paul avait déjà vitupéré contre le plaisir et le penchant à la transgression, contrariant l’auteur lui-même : « je ne fais pas le bien que je veux et commets le mal que je ne veux pas » (Romain 7, 19). Une telle aporie interrogeant la liberté humaine aura des conséquences dans le discours apologétique chrétien autour du péché et de la grâce, discours qui connaîtra, en fonction de la position religieuse choisie, de nombreuses polémiques. Catholiques ou protestants, jésuites ou jansénistes, molinistes ou dominicains, augustiniens ou pascaliens, ils apporteront tous des nuances très sensibles aptes à dessiner des théologies et des dogmes différents. En conséquence, l’acte de Judas dépend de l’optique théologique et il est interprétable à la lumière d’une doctrine religieuse.

Minorée, l’histoire du péché originel a des conséquences sur le plan de la relation entre l’homme et Dieu. Le péché change les paradigmes ontologiques et entraîne des interrogations au sujet de la liberté humaine, du bien, du mal, de la concupiscence ou de la grâce. Le système est solidement assemblé autour d’un Messie qui se charge de libérer l’homme de son esclavage, engendré par le péché. Théologiens et philosophes s’accordent pour faire de Jésus la synthèse de la création, nouveau, véritable et parfait Adam (Saint Paul, Épitre aux Éphésiens I, 10 ; Saint Ambroise562, Schleiermacher)563. Le péché, « une sorte de bien dans une autre échelle de valeurs »564 n’a entraîné que des conséquences positives : « progrès de l’humanité », gain d’immortalité par la connaissance réflexive

561

Saint Augustin, Confessions, traduction par Arnauld d’Andilly, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1993, Livre II, Chapitre IV, pp. 73-75.

562

Il semble que saint Ambroise (Hexamaeron) ait vu dans la source de l’Eden l’incarnation du Christ. Voir Henri Rondet, s. j., Lé péché originel dans la tradition patristique et théologique, Le Signe / Fayard, Lyon, 1967, p. 131.

563

Pour une vision panoramique de la tradition patristique et philosophique du péché originel Consulter Henri Rondet, Lé péché originel dans la tradition patristique et théologique.

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(Hegel), preuve et instauration de l’amour absolu avec l’acte de rédemption du Christ, possibilité de choisir librement Dieu. Même l’apparition du rire y serait liée. Pour Georges Bataille l’enjeu de la vie et de l’érotisme, en tant que transgression d’interdits, est rattaché à la formule de saint Augustin : felix culpa ! « dont l’excès même nous rachète »565.

Les scénarios théogoniques et cosmogoniques puisent dans la problématique du mal comme dans le cœur de l’organisation du monde. Le mythe babylonien de la création de l’homme explique l’origine corrompue de l’homme, créé à partir de terre et de sang (Epopée de Gilgamesh566). Dans la mythologie grecque et indo-européenne, l’homme naît des Titans foudroyés par Zeus qui s’étaient rendus coupables du meurtre de Dionysos-Zagreus, le fils de Zeus et de Perséphone, à cause de la jalousie d’Héra. De nouveau, dans la nature humaine réside une étincelle divine567.

Inventé ou pas568, le péché originel, donne sens au christianisme et constitue une explication à l’imperfection physique569, au malaise et à l’incomplétude spirituelle de l’être qui ne pourra s’accomplir qu’en Dieu (voir Augustin570). Exaltant l’homme, les humanistes proposeront à la place de la vision obscure et culpabilisante du christianisme, une optique

christo-centrique. Le magister christi y joue un rôle important.

Georges Bataille envisage une vision inédite de la dualité de l’être pécheur qui participe au bien par le mal dissociant ainsi les conditions divine et humaine. Son essai, à l’aspect d’une esquisse571 même si foncièrement intéressant, avance l’idée que le péché est une ouverture de l’être à Dieu572. En tant que créature de Dieu, l’être vivait dans l’isolement, ainsi que son Créateur. Le péché et la chute ne feront que cimenter un autre type de relation avec Dieu. Cette relation doit respecter la hiérarchie ontologique et se bâtit

565

Georges Bataille, L’Érotisme, Paris, Éditions de Minuit, 1957, p. 290. 566

Épopée de Gilgamesh, introduction, traduction et notes de Raymond Jacques Tournay, Aaron Shaffer, Cerf, 2003.

567

Georges Minois, Les Origines du mal. Une histoire du péché originel, op. cit., p. 15. 568

Saint Augustin est considéré comme l’inventeur du péché originel. Il y a des exégètes qui soutiennent que le chapitre de Saint Paul sur le péché est une extrapolation tardive en vue de mieux expliquer l’économie de la rédemption, tellement débattue au cours des siècles. Les évangiles n’en parlent pas précisément et jusque-là, l’histoire de la rédemption était moins clairement liée aux péchés de nos ancêtres. (Henri Rondet, s. j. Lé

péché originel dans la tradition patristique et théologique, p. 35). Avec Augustin, le péché originel devient

un syntagme essentiel de la grammaire chrétienne et l’élément indispensable du discours apologétique chrétien.

569

La tradition patristique plaide pour l’entrée de la mort dans le monde par le péché. 570

Selon Ricœur « innocenter Dieu c’est accuser l’homme » (Apud. Georges Minois, Les Origines du mal.

Une histoire du péché originel, op. cit., p. 55).

571

Georges Bataille reconnaîtra les limites de cette nouvelle optique. Comme Sartre le lui reproche, Bataille applique au péché un système de valeurs qu’il rejette, qu’il décontextualise, système non valide dans l’absence d’une dialectique bien / mal, possible dans une logique post-primordiale. Voir Georges Bataille,

Discussion sur le péché, op. cit., p. 135.

572

sur un crime dont la réparation rend l’œuvre plus merveilleuse. Le péché rejette l’homme dans une autre temporalité où la morale devient possible grâce justement à la transgression. Jésus-Christ est l’exemple par excellence du sacrifié, immolé non seulement par les pécheurs, mais aussi par les saints et mystiques : « Plus qu’aucun fidèle, un mystique chrétien crucifie Jésus. […] Le crime des saints par excellence est érotique »573. De même, l’acte érotique devient tanathique car anéantissement de soi-même en vue de l’union avec l’autre. Cette conception est développée par Bataille dans l’Érotisme574 : le péché ne serait

qu’un crime fondateur qui permettrait la légitimation du bien par son contraire. Le rôle de Judas en tant qu’archétype du bon pécheur est ainsi remis en cause. Le péché de l’homme originel est répété par le geste de Judas et permet à Jésus de restituer à l’homme son immortalité. Si le premier péché a séparé l’homme de son Créateur pour instaurer un régime de dépendance libre et responsable, le péché de Judas inverse la logique édénique : avec le Christ, Dieu est sacrifié pour l’homme. Ce dynamisme sacrificiel couronne Dieu, l’homme et la création, imperfectibles sans Adam, Ève et Judas. Judas serait l’incarnation d’un Adam pécheur qui permet à l’homme d’être sauvé. Saint Augustin parle, sans pour autant excuser Judas, du mécanisme de l’économie du salut comme d’un pilier de la doctrine de la liberté qui permet à l’homme de choisir Dieu de façon libre et responsable : « Le péché restitue à l’homme la possibilité de choisir un état qui lui avait été donné avant sans qu’il consentisse »575.

Claudel met en épigraphe du Soulier du Satin576 la célèbre confession augustinienne « Etiam peccata » et dans Partage de midi577, il se propose d’explorer les conséquences positives que le mal peut entraîner.

Si l’on prend ce parti, la théologie inscrite dans l’iconographie confirme que Judas fait partie du plan de Dieu578 : le Coffret d’Ivoire (voir en Annexe, Illustration 14) n’exclut pas Judas de l’économie de la rédemption. Il y est, les yeux levés, le menton pointé comme un prolongement du baiser, vers Jésus triomphant sur sa croix. La branche de l’arbre, garnie d’un nid, se penche vers cette croix et se divinise.

Une idiotie originaire a été invoquée pour expliquer le penchant de l’être vers le péché. Partiellement transmise à ses descendants, elle est devenue responsable du choix du

573

Ibid., p. 71. 574

Voir Georges Bataille, L’Érotisme, op. cit. 575

Lire l’article de Charles-Eric de Saint-Germain, « Grâce et liberté » in Apologétique 1650-1802. La nature

et la grâce, op. cit., p. 40.

576

Paul Claudel, Le Soulier de Satin in Théâtre II, op. cit.. 577

Paul Claudel, Partage de midi, Paris, Gallimard, 1984. 578

mal579. Pierre Senges s’éloigne de cette idiotie spirituelle pour parler de sa dénaturation biologique. Il met dans la catégorie des idiots tous ceux qui, dans leur état de pureté, se trouveront victimes de leur prochain. Ce seraient les cas de Caïn, Joseph. Même Adam pourrait en être considéré comme victime de Dieu, selon Minois580 qui se réfère à l’Apocalypse de Sedrach (Esdras). Cette Apocalypse suggère que Dieu a voulu que l’homme pèche. Mélanchthon soutient l’effacement du libre arbitre de Judas non en faveur du diable, mais de Dieu lui-même : « Il est clair que Dieu fait tout, non seulement en permettant, mais en agissant, c’est-à-dire que la tradition de Judas est autant son œuvre que la vocation de Paul »581. Le texte de Pagnol souligne la même thèse : « rien n’arrive sans sa permission [de Dieu] »582. Affrontant ou se soumettant à la volonté de Dieu, Judas reste un exemple éclatant du conflit qui se joue entre lui et l’autre, un autre hypostasié par le prochain, par Dieu ou bien par soi-même perçu comme un autre.