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I.2. Métafictions historiographiques et littérature commerciale

I.2.1. Hypertextes correctifs. Judas le témoin

I.2.1. Hypertextes correctifs. Judas le témoin

Il est nécessaire de relire Genette pour ce qui est de l’hypo/hypertexte. Même s’il ne pointe pas précisément les réécritures de figures religieuses ou s’il le fait de façon assez lacunaire, ne l’abordant que tangentiellement169, ses taxinomies restent utiles. Situés entre

165

C. K. Stead, Mon nom était Judas, op. cit., 2007. 166

Bertand Westphal constate ce phénomème qui subit une mutation : d’anachronisme, il se transforme en

panchoronisme : Bertrand Westphal, Roman et Évangile. Transposition de l’Évangile dans le roman européen contemporain (1945-2000), op. cit., p. 201.

167

C. K. Stead, Mon nom était Judas, op. cit., p. 235. 168

Ibid., p. 230. 169

Bertand Westphal complète les notions proposées par Genette. L’auteur « contredit » même son affirmation suivant laquelle « l'écriture transfocalisante n’a pas encore été très pratiquée » (Gérard Genette,

la charge, dont la fonction dominante est la dérision et la « forgerie »170 – « imitation en régime sérieux » –, qui se veut continuatrice « d’un accomplissement littéraire préexistant »171, ces récits mélangent les mimétismes thématiques et les mimétismes stylistiques pour simuler l’ambiance et la couleur ancienne. Judas fait l’objet de remise en cause depuis les premiers siècles du christianisme avec les productions gnostiques et apocryphes qui l’excusent172 ou qui, au contraire, renforcent sa noire tradition, tout en le diabolisant. C’est le cas de plusieurs textes apocryphes qui le rendent coupable de déicide, tout en lui chargeant de péchés connexes remontant à une longue tradition, comme l’inceste, le parricide et enfin le suicide.

Les transpositions du XXe siècle sont généralement assumées, et souvent elles se veulent prophétiques. Une question sous-jacente porterait sur les relations que ces textes abondants et abusifs entretiennent avec la foi, les autorités ecclésiastiques et les réactions des lecteurs. Discréditant la religion, il est possible qu’elles ne soient qu’un agent de conservation et de perpétuation : « Les plaisanteries de sacristie perpétuent la foi en blaguant la liturgie »173, comme l’explique Genette174.

Mais, il y a une autre complication : ce genre de textes n’annule pas le sacré, mais il réévalue ce qui se tient à la base de ce sacré, la mémoire collective et tout ce qui se cache au-delà des perceptions. « La continuation oblitère presque complètement l’œuvre »175, elle l’oublie, tout en autonomisant l’hypertexte176. Les textes contemporains se servent de certains aspects du christianisme pour créer des controverses et provoquer des réactions. Le moteur de la logique contemporaine semble tourner autour de la logique réactive, de la

réaction177 et de la réaction à la réaction qui privilégie l’impression à la perception immédiate.

Ces hypertextes concernant la figure de Judas s’inspirent tout d’abord des évangiles canoniques. Mais le réseau d’hypertextualité est beaucoup plus complexe. Les traductions bibliques ont été elles aussi passées par une censure et c’est souvent à cela que certains Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., p. 408) in Bertrand Westphal, Roman et Évangile. Transposition de l’Évangile dans le roman européen contemporain (1945-2000), op. cit., p. 37.

170

Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, op. cit., p. 111. 171

Ibid. 172

Le texte gnostique fait de Judas le seul disciple véritable, choisi par Jésus pour le trahir, donc son collaborateur.

173

Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, op. cit., p. 93. 174 Ibid. 175 Ibid., p. 269. 176 Ibid., 274. 177

La problématique est décortiquée par Jean Baudrillard qui parle d’une logique de la réaction plus que d’une logique de la réflexion. Voir La Société de consommation : ses mythes, ses structures, op. cit., p. 154.

textes s’attaquent. Pas mal de récits parlent de la trahison de Judas en se référant à des détails linguistiques, comme le registre employé pour évoquer l’acte de trahison. Dans ce sens, Herbert Krosney analyse le terme employé pour désigner l’action de trahison attribuée à Judas : le mot grec, paradidomi, serait plus proche du champ lexical de « livrer », « transmettre », « remettre »178. L’évangéliste Luc (Luc 6, 16) emploie le mot

prodotès, tandis que les autres évangélistes paradidonai. Tout comme l’hébreu et

l’araméen masar et mesar, prodotès signifie « livrer » et non pas « trahir »179. Cela prouve qu’au niveau linguistique la tradition de Judas comme figure du traître par excellence a été soumise à des préjugés transmis de génération en génération. Le Judas de Jean Ferniot le précise bien dans la scène du dialogue de Judas avec la servante : « – […] Il [Képhas] a renié son Maître, mais moi je l’ai trahi. / – Comment cela, trahi ? / – Trahi. Livré »180. Dans la pièce Judas, Marcel Pagnol insiste lui aussi sur la nuance linguistique. Un dialogue de Judas avec Pilate en rend compte :

PILATE. – C’est celui que tu as vendu ? JUDAS. – C’est celui que j’ai livré. PILATE. – Je ne vois pas la différence.

JUDAS. – Elle est grande, mais je ne puis encore te la dire. PILATE. – Pourquoi ?

JUDAS. – C’est le secret des Écritures et tu le connaîtras bientôt.181

Ce type de continuations a souvent une fonction corrective. On peut évoquer la « transhéroisation »182, c’est-à-dire un « déplacement de statut »183, d’où l’homologie des noms et des titres : « Judas », « Judas, disciple ou diable », « Saint Judas », la longue chaîne des « évangiles selon… » (Judas, Pilate, Jésus-Christ, Marie-Madeleine etc.). La transformation pragmatique se met en place pour changer le cours et les données de l’histoire par transformations thématiques, translations spatiales. Mais aussi pour proposer des fictions qui donnent une autre résonance à des événements historiques graves.

178

Herbert Krosney, L’Évangile perdu. La véritable histoire de l’Évangile de Judas, op. cit., p. 64. 179

Catherine Soullard, Judas, op. cit., p. 29. 180

Jean Ferniot, Saint Judas, op. cit., p. 245. 181

Marcel Pagnol, Judas, op. cit., p. 789. 182

Bertrand Westphal, Roman et Évangile. Transposition de l’Évangile dans le roman européen

contemporain (1945-2000), op. cit., p. 36.

183

On peut avoir aussi à faire à des « proliférations malignes de continuation »184, « continuations infidèles, voire meurtrières »185, des entreprises parodiques (« appliquer un texte noble à une action vulgaire »). Il s’agit des livres faisant des protagonistes chrétiens l’objet d’une certaine moquerie, sans pourtant que le caractère sérieux leur soit enlevé. Ou bien des travestissements burlesques au sens de Genette (« transcrire dans un style vulgaire un texte noble »186). Par exemple, l’opéra Jesus Christ Superstar187, qui n’a pas cessé de

connaître des représentations dans le monde entier, est un opéra rock datant des années 1970, attribué à Andrew Lloyd Webber et Tim Rice. Le sujet de l’album s’inspire de Fulton J. Sheen, The Life of Christ188 et met en scène les deux dernières semaines de Jésus, à partir de sa magistrale entrée à Jérusalem jusqu’à sa mort sur la croix, tout en insistant sur les relations entre les trois personnages centraux : Jésus, Judas et Marie-Madeleine. Judas a peur que Jésus dévoile seulement à Marie de Magdala ses mystères, raison pour laquelle il décide de le vendre. Le but de telles démarches est de problématiser et de questionner une réalité qui se reconnaît elle-même incertaine et sans réponse figée.

Ou bien, ce type de réécritures porte sur l’amour qui animerait les figures bibliques comme Jésus, Judas, Marie-Madeleine. À titre d’exemple, arrêtons-nous sur le cas de Jésus. Dans la Bible, le thème de l’amour de celui-ci pour la femme est décrit seulement en termes d’amour filial. Dans une icône byzantine, Jésus embrasse doucement et presque voluptueusement sa mère à l’instar d’un amoureux (voir en Annexe, Illustration 1). L’image renvoie au Cantique des Cantiques et à l’interprétation de ce chant comme dialogue et mariage entre le Christ et l’Église, représentée par sa mère, Marie. Mais supposons qu’il s’agisse là d’une forme latente, cryptée et indicible de questionnement sur un aspect tabou : l’amour de Jésus dans un autre sens que celui qui se dégage des Évangiles. S’inspirant plus ou moins de cet imaginaire, Anne Sexton s’interroge sur la relation entre Jésus et sa mère, jusqu’à en faire une relation incestueuse. Le thème est repris par Eduardo Manet qui exploite la relation mère-fils à travers la dialectique divin-humain (Ma vie de Jésus). Dans un topos paradisiaque où résonnent les versets du

Cantique des Cantiques, Saramago (L’Évangile de Jésus-Christ189) tisse une belle histoire d’amour corporel entre Jésus-Christ et Marie-Madeleine, qui devient leur seule possibilité de rédemption.

184

Gérard Genette, Palimpsestes. La Littérature au second degré, op. cit., p. 244. 185

Ibid., p. 271. 186

Ibid., p. 193. 187

François Claude, Jesus Christ Superstar, document audio. 188

Fulton J. Sheen, La Vie de Jésus, op. cit. 189

Le livre fantaisiste de David Safier190 propose encore une deuxième venue de Jésus dans le monde contemporain et ses doutes en tant qu’homme tombé amoureux d’une femme de façon charnelle, Marie, l’incarnation actualisée de Marie-Madeleine, ancien amour inaccompli de Jésus. Enfin, un peu plus ancien, L’homme qui était mort191 (1930), renverse l’univers érotique quasi candide de L’Évangile de Jésus-Christ de José Saramago pour lui substituer une vision complètement érotique. D. H. Lawrence fait l’éloge de la résurrection dans / de la chair du Christ. La mort sur la croix n’est qu’une étape vers l’amour de la femme à travers laquelle Jésus s’accomplit en tant qu’homme et dieu. Chez lui, Judas n’est qu’un agent qui lui sert pour connaître ses limites :

Maintenant je peux m’en remettre à la vie, et ne rien dire, et il n’y aura personne pour me trahir. J’ai voulu donner à ma vie une plus grande portée que celle de mes mains et de mes pieds, aussi ai-je attiré sur moi la trahison. Et je sais que j’ai fait tort à Judas, mon pauvre Judas. Car je suis mort et je connais maintenant mes propres limites. Maintenant, je puis vivre sans faire effort pour plier les autres. […] Mais Judas et les grands-prêtres m’ont sauvé de mon propre salut, et bientôt je pourrai m’en retourner vers mon destin comme le baigneur de l’océan qui, à l’aurore, vient de descendre sur la grève.192

Judas lui avait donné « le baiser de la mort »193 et Jésus en éprouve de la culpabilité. Jésus meurt sans ramener le salut ni au monde, ni à soi-même. Tout simplement parce qu’il avait accepté la loi humaine de l’amour et du sacrifice : « je leur ai demandé d’aimer avec des corps morts »194. Même s’il y a eu une trahison, le christianisme ne s’est pas accompli. Le romancier met donc en question la légitimité du sacrifice dit rédempteur de Jésus-Christ.

Une autre initiative un peu persifleuse est celle de Cauwelart195, qui imagine la création du clone de Jésus à partir du sang du linceul de Turin. Ce Jésus n’est qu’un homme ordinaire et devient victime des machinations politiques et des intérêts économiques. Un autre élément d’ironie tient au caractère profondément humain de Jimmy : il est atteint par l’hypersexualité, même s’il vit et aime une seule femme. Ce détail répond à une provocation intrigante qui a fait l’objet de discussions véhémentes au long

190

David Safier, Jésus m’aime, traduit de l’allemand par Catherine Barret, Paris, Presses de la Cité, 2009. 191

D. H. Lawrence, L’Homme qui était mort, traduit de l’anglais par Jacqueline Dalsace et Drieu la Rochelle, préface de Drieu de Rochelle, Gallimard, 1933.

192 Ibid., p. 75. 193 Ibid., p. 167. 194 Ibid. 195

des siècles : la sexualité de Jésus. Comme une ironie, le roman fait de Jimmy un homme stérile.

Le scénario d’un Judas amoureux, notamment jaloux de Jésus à cause de Marie-Madeleine, est assez courant. Judas voit une relation d’amour de type « filia » et « agapè » entre Jésus et Marie-Madeleine, femme plus fidèle à Jésus que les autres disciples. Ce statut de prédilection accordé à Marie de Magdala est un héritage apocryphe. Dans

L’Évangile de Marie196 et L’Évangile de Philippe197, Marie-Madeleine représenterait le premier témoin de Jésus et son plus important disciple. Même si le personnage de Stead prétend éprouver une sympathie envers Marie, son discours trahit une jalousie inavouée capable d’influencer subtilement ses actes. Mais il y a d’autres textes où ce paradigme est mieux exploré comme celui d’Eduardo Manet198. Chez Fulton J. Sheen199, Sebastionno Vassalli200 aussi, le personnage de Marie-Madeleine s’interpose et ravage le couple Jésus – Judas. Une autre facette de la jalousie est avancée par Schmitt et Claudel : celle-ci est expression d’une tension et d’une confrontation entre Jésus et Judas. Une autre thèse proposée : Judas trahirait par déception devant un messie soufrant et humble, se laissant crucifier, à la place d’un messie triomphant201 (chez Eduardo Manet, partiellement chez Schmitt et Ferniot).

Dans toutes ces réécritures, Judas corrige l’histoire par sa simple présence à côté du Christ, comme son témoin direct, mais muet. Sur le plan romanesque, une épopée biblique abordant un sujet si discutable entraîne une série de réactions.