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Le mode de fonctionnement des organisations à caractéristiques

2.1.1. Toile de fond historique

L’Argentine des années 60 et 70 est marquée par des vagues de répression et d’instabilité politique. Depuis la fin des années 50, une grande partie de la société argentine – notamment la classe moyenne antipéroniste - se rassemblait autour d’une demande pour la modernisation de la politique et d’un programme visant le développement rapide de l’économie. Les gouvernements radicaux diamétralement opposés à Arturo Frondizi (1958-1962) – qui a intensifié la répression contre les militants péronistes avec le « Plan Conintes »150 - et d’Arturo Illia (1963-1966) – qui légalisa le péronisme, en éliminant les restrictions qui pesaient sur lui151 et, en

        environs. Ces hommes, également connus sous le nom d’‘escadron de la mort’, escaladeraient les bidonvilles, envahiraient les taudis et feraient exploser les voleurs, en les chassant comme des rats. Ils nettoieraient la ville » (tda.). Voir Ventura, op. cit., p.35.

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DAMIN, Nicolás. Plan Conintes y Resistencia Peronista 1955-1963. Buenos Aires: Instituto Nacional Juan Domingo Perón, 2008.

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amnistiant l'ensemble des prisonniers politiques - ont essayé chacun à sa façon de mettre en place ce programme.

Cependant, gouverner l’Argentine à cette époque n’était pas une tâche facile et ce d’autant plus pour les radicaux : d’un côté, une grande partie de la population demandait le retour immédiat de Perón, de l’autre côté, la montée des secteurs conservateurs exigeait le retour des militaires. Le gouvernement convoqua donc en 1965 des élections législatives qui donnèrent une large victoire électorale aux péronistes. Cette victoire a provoqué des fissures au sein des forces armées dont une partie était fidèle à Peron, mais dont l’autre était farouchement opposée à ce dernier. Les militaires antipéronistes soutenus par certaines branches syndicales et, également, par une partie du radicalisme et de la presse entreprirent une vraie campagne de dénigrement du gouvernement d’Illia. Ce mouvement aboutit au coup d’État qui amena Carlos Onganía au pouvoir et instaura la « Révolution Argentine » (1966-1973), pendant laquelle la répression politique des opposants du régime prit de l’ampleur.

La gestion du général Lanusse (1966-1973) – appelée également de « dictature tortionnaire » par la jeunesse révolutionnaire péroniste (JRP) - a dû reconnaître qu'un système basé sur la proscription du péronisme était impraticable. L'appel à des élections en 1973 a été imposé par des circonstances d’instabilité sociale et politique qui échappaient aux militaires : suite au « Cordobazo »152 en 1969 les groupes armées communistes153 se sont multipliés et ont intensifié leur lutte révolutionnaire en même temps qu’ils exigeaient le retour de Perón. La réponse autoritaire des militaires n’a pas réussi à déstabiliser ce mouvement en aboutissant aux élections de 1973 qui ouvrirent la voie au « deuxième péronisme »154.

Ceci dans ce contexte complexe – entre deux dictatures militaires – où le Péronisme est atteint d’une grave rupture interne (la droite et la gauche péronistes s’entretuaient155) symbolisée par le « Massacre d’Ezeiza » dont émergea la « Triple

        gouverné de facto l'Argentine de 55-58 et il interdisait toute forme d'affirmation idéologique ou de soutien péroniste.

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Important mouvement de protestation populaire qui eut lieu à Córdoba, l’une des principales villes industrielles de l’Argentine, le 29 mai 1969. Ce soulèvement populaire a été à l'origine de la chute de la dictature de Juan Carlos Onganía.

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Notamment, les FAP (Forces Armées Péronistes), les FAR (Forces Armées Révolutionnaires) et les ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple) qui, rejoignirent par la suite aux Montoneros. Ces groupes étaient composés principalement de jeunes étudiants, déçus des pratiques des syndicats et des partis politiques traditionnels de droite et de gauche. Ils ont appelé à la révolution populaire comme moyen de construire une « nouvelle société ».

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Voir Sidicaro, op. cit., 2010.

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Pour comprendre cette rupture interne, il est nécessaire de revenir quelques années en arrière avec le « Mouvement Tacuara » : « Tacuara représentait la jeunesse nationaliste après le premier péronisme. Son soutien théorique était la notion nationaliste de la ‘croix et de l'épée’ de Meinvielle et l'exemple historique du nationalisme de l'entre-deux-guerres. Sa pratique est basée sur l'idée d'un combat de tout ou rien contre un ennemi interne et un traître à la patrie. Son nom revient aussi à Tacuara Joe Baxter, l'un des leaders de l'ERP (Armée Révolutionnaire du Peuple). Ainsi, ce mouvement n'est pas une idéologie avec deux démons mais un seul : l'héritage historique du fascisme argentin. Cette vision militariste de la politique l’avait réduit donc à un conflit qui présentait une guerre

A ». Ce « massacre » qui eut lieu lors d’un rassemblement organisé par la faction gauche du péronisme à l’Aéroport d’Ezeiza le jour du retour de Perón de l’exil marqua un tournant irréversible : la droite et son bras armé, voulant se rassurer sur le fait que leur « leader » tellement attendu, trancherait en faveur de leur camp idéologique, ont créé une mise en scène de terreur, en mettant une centaine de tireurs d'élite, postés à des points stratégiques pour tirer dans la foule. La police et l'armée n'intervinrent pas et le bilan fut lourd : plus d’une centaine de morts et plusieurs blessés156. Ce fait faussa l'équilibre interne des forces au sein du péronisme et produit un phénomène de violence politique incontrôlable. Perón fut élu président le 23 septembre 1973 et se tourna vers la droite du mouvement péroniste, en donnant, (in)directement157, carte blanche aux actions arbitraires des « bandes parapolicières » qui composèrent la « Triple A ». Une guerre larvée suivit entre la droite et les Montorenos et fit des milliers de morts, en préparant le terrain à la prise de pouvoir de la junte militaire en 1976 qui, au delà de la répression politique des dictatures passées, mit en place une machine d’anéantissement idéologique et d’extermination du « communisme » en Argentine.

Si, pour Perón, il avait été très difficile de gouverner un pays divisé, à la tête d'un parti divisé, cela coûta beaucoup plus cher à sa veuve Isabel. Suite à la mort de Perón en 1974, l'influence politique de José Lopez Rega s’accrut de plus en plus depuis son poste de « Ministre du Bien Être Social » et, la « Triple A » entra réellement en action. À la mi-1975, au cours de la crise économique, Lopez Rega et son bras armé étaient tombés en disgrâce, et le péronisme prit un tournant plus à gauche en se

        sacrée d' ‘anéantissement’ comme la seule solution possible. Cet héritage fasciste ne peux pas être limité ni automatiquement lié à la genèse des Montoneros (encore moins dans ses bases de gauche qui n’avaient aucune relation avec Tacuara). Il faudra la chercher dans sa tradition nationaliste dans l'Armée et dans l'Église, dans la Triple A et dans le terrorisme d'État conséquent de la dernière dictature (1976-1983) » (tda.). Voir : FINCHELSTEIN, Federico. La Argentina fascista: los orígenes ideológicos de la dictadura. Buenos Aires: Editorial Sudamericana, 2008. pp.134-135.

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Les chiffres officiels du massacre affirment qu’il y a eu 13 morts et 365 blessés, alors que d'autres observateurs extra-officiels parlent de plus de 300 morts et au moins 1000 blessés.

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Dans l’entretien réalisée par Ragendorfer à Marcelo Larraquy pour le documentaire « Parapolicial Negro… », l’une des questions reposait sur la responsabilité de Perón sur les attentats de la Triple A. À laquelle Larraquy répondit : « Perón lisait les journaux comme tout le monde et il voyait qu’il y avait un groupe, qui n’était pas

montoneros, et qui organisait des actions armées contre des groupes de montoneros. Je ne sais pas si Perón a

demandé à la SIDE (« Service de renseignement de l’État »), tant à l’armée qu’aux services de l’État d’organiser ce type d’attentats. Mais je sais que lorsqu’une journaliste a demandé à Perón ce que le gouvernement était en train de faire contre les attentats fascistes, c’est ainsi que la journaliste Guzzeti les a qualifiés, Perón lui a dit de faire des recherches et de confirmer par elle-même ses dires, c’est-à-dire qu’il essaye de montrer une position équidistante. Mais il y a une différence, car ceux qui constituaient l’orthodoxie, la droite, la défense de la doctrine de Perón, étaient à l’intérieur de l’État que commandait Perón. Il y a plein d’éléments qui le prouvent, comme la restitution de Villar en tant que sous-chef de la police le 24 janvier 1974, ce qui démontre la volonté de Perón de réprimer les mouvements de Montoneros, car Perón connait Vilar et que Vilar avait déjà réprimé le péronisme ». (tda.). Entretien realisée par Ricardo Ragendorfer à Marcelo Larraquy lors de la réalisation du documentaire « Parapolical Negro : apuntes para una prehistoria de la AAA », dont la transcription m’a été gracieusement cedé par la production le 26/04/2016.

rapprochant de sa base syndicale. Cependant, cette tentative de sauver le gouvernement ne fut pas suffisante pour rétablir l’ordre politique et économique durement touché par les années passées d’instabilité et de violence. Ainsi, le 24 mars 1976, le coup d’État mit fin par la force à la deuxième expérience du péronisme au pouvoir et mit fin également aux activités de la « Triple A ».

La toile de fond historique de l’émergence de l’« Écurie Le Cocq » au Brésil dans les années 60 est marquée d’un côté, par des vagues progressistes au niveau national – avec les gouvernements de Juscelino Kubitschek de Oliveira (le père du « Brésil moderne »158) et celui de João Goulart, caractérisé par un vrai tournant à gauche et, d’un autre côté, des mesures conservatrices au niveau régional et local par le biais de l’organisation des forces de droite autour de l’oligarchie rurale et des fractions de droite de l’Église catholique et des forces armées.

C’est à Rio de Janeiro (« État de la Guanabara »159 à l’époque) lors du gouvernement de Carlos Lacerda (UDN) que les réponses conservatrices se prononcèrent davantage avec l’encouragement et l’aide financière à la formation de groupes « parapoliciers » déjà existants au sein de la Police Spéciale depuis la SDE d’Amauri Kruel et qui étaient responsables de « chasser les bandits »160. Lacerda parvint donc à se faire élire, en stimulant les instincts de peur de la petite bourgeoisie

carioca, et conspira presque ouvertement contre João Goulart et le Mouvement pour

les réformes de base sociale qui avaient donné voix à une partie historiquement « marginalisée » de la population.

C’est pourquoi, à cette époque, les bidonvilles de Rio de Janeiro ont été à nouveau les cibles prioritaires de la spéculation immobilière et des politiques de contrôle et de « nettoyage ethnique et social ». D'une part, le gouvernement incitait les politiques coercitives d’« assistance sociale » qui forçait le déplacement des populations pauvres vers des complexes urbains lointains, notamment, vers la zone ouest et la zone nord de la ville161. D’autre part, la police carioca gérait les « problèmes

      

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Juscelino Kubitschek a lancé son « plan pour le developpement » qui comptait sur une forte participation des capitaux étrangers afin de « moderniser » le Brésil. Pour cela, il ciblait les bases des industries automobile et navale et ouvrait de nombreuses routes vers le centre ouest du Brésil, ce qui se consolida avec la construction de Brasilia et, par conséquent, le titre de nouvelle capitale du pays.

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Après le transfert de la capitale fédérale vers Brasilia, la ville de Rio de Janeiro est devenue un État, l’État de Guanabara.

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Cette politique d’ « élimination physique décrite par Amaury comme étant ‘la forme la moins chère de combattre le crime’, était appliquée de manière sélective. On choisissait les victimes et on essayait de garder une certaine apparence légale, en simulant toujours la légitime défense » (tda). Voir : LOPES, Adérito. O Esquadrão da morte. Lisboa: Prelo, 1973. p. 23.

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La majorité de ces complexes urbains lointains – appelés au Brésil de « quartiers prolétaires » (« bairros proletários ») ont été construits avec le financement des États Unis. Le quartier de Vila Kennedy en est l’un des exemples. Ce quartier a été financé avec les ressources de l ' « Alliance vers le Progress », un programme nord-

sociaux » avec une violence inouïe et une idéologie très répandue diffusée au sein du « lacerdisme udeniste » selon laquelle la « pauvreté », l’« indigence » devraient être éliminées d’une manière ou d’une autre, par des moyens légaux ou illégaux.

L’évènement emblématique qui expliqua cette idéologie et la mesure dans laquelle la police se l’appropria ensuite eut lieu pendant les mois qui suivirent la désignation du Général de l’Aéronautique Gustavo Borges – éminent fasciste d’extrême droite – par le gouverneur Lacerda pour le poste de Secrétaire de la Sureté de l’État de Guanabara. La « Section de répression à la Mendicité » de la Police

carioca ne supportant plus de s’occuper des mendiants qui « infestaient » la villa,

décida de les éliminer en noyant 19 d’entre eux dans la rivière Gandu162. C’est grâce à une survivante que l’on apprit la tragédie, et le gouvernement se vit dans l’obligation d’ordonner l’ouverture d’une enquête. La conclusion de cette enquête attribua le massacre à la décision individuelle de quelques policiers sans que la direction de la police ou le gouvernement de l’État en soient tenus pour responsables. Cependant, plusieurs sources démontrèrent qu’entre 1962 et 1963 le gouvernement avait donné carte blanche aux groupes « parapoliciers » afin qu’ils mettent en place une « opération tue-mendiants » pour accueillir la visite de la Reine Elizabeth.

L’« Écurie le Cocq » garda ses racines dans ce contexte arbitraire de montée du fascisme d’extrême droite antérieure au coup d’État de 1964. La victoire des forces de droite libéra les instincts les plus bas d’une fraction de la petite bourgeoisie sympathisante de ce fascisme et les méthodes les plus violentes du système répressif policier. L’élimination physique des soi-disant « marginaux » commença donc avant l’avènement de la dictature163 mais elle ne prit des dimensions nationales qu’en 1968- 1969 avec la recrudescence de la répression politique envers les « communistes », où le modèle de l’« Écurie le Cocq » fut reproduit également à São Paulo, à Santos, à

        américain de promotion de projets sociaux en Amérique latine destiné à freiner la progression du communisme. Villa Kennedy a été contemplée avec une réplique de la « Statue de la Liberté » pour marquer cette « alliance ».

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La rivière Gandu est rentrée dans l’histoire des exécutions par les groupes para-policiers étant donnée la quantité des corps qui y ont été retrouvés : « la rivière Gandú a été le premier cimetière clandestin de cadavres du escadron de la mort (...) le registre des autorités policières, qui ordonnaient recueillir les corps sans au moins un examen sur place, décrivait toujours d’un inconnu, blanc ou noir, habillé ou nu, méconnaissable, emmené à la morgue locale pour être enterré dans une fosse peu profonde (« cova rasa »). Après la date limite légale, ils étaient enterrés, définitivement, comme indigents. Ces dossiers cachent des centaines de crimes » (tda). Voir Barbosa, op. cit., p. 105.

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Même après la dictature, l’Écurie poursuivit ses activités en tant qu’« organisation à fins philanthropiques » formée également par des policiers et des justiciers, qui agirent en ayant pour but d’« améliorer le moral et servir la communauté ». Ses missions – pendant plusieurs années mises dans la clandestinité - étaient désormais ciblées sur des actions d'extermination tout court destinées à « désinfecter » l'espace urbain de personnes considérées indésirables. Aujourd’hui, les nostalgiques de l’Écurie le Cocq au sein de la police prêchent la formation de groupes d’auto-défense pour protéger leurs « hommes de bien » à RJ. Voir par exemple une article très récent dans la presse sensationaliste carioca sur le retour de l’Écurie le Cocq : ALARCÓN, Emílio. « Scuderia Detetive Le Cocq : ‘A vítima agora é o policial, reagrupar é necessário’ ». Jornal Nação, Rio de Janeiro, 25/08/2017. Disponible sur : https://jornalnacao.com/scuderie-detetive-le-cocq-a-vitima-agora-e-o-policial-reagrupar-e-essencial/# (Consulté le 19 mars 2018).

Salvador et à Victoire, capitale de l’État d’Espírito Santo. Le régime militaire et les gouvernements de ces États, devant l’extension prise par les mouvements révolutionnaires se sont aperçus de l’intérêt potentiel de se servir des méthodes des « escadrons de la mort » dans la lutte contre les « subversifs ». Face à ce fait, les autorités ont protégé (« blindé ») les actions de ces groupes en niant leur existence164.

2.1.2. Les origines de la « Triple A » et de