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Le mode de fonctionnement des organisations à caractéristiques

2.1.3. Le mode de fonctionnement autoritaire : les modèles « Triple A » et

« Écurie Le Cocq »

La « Triple A » et l’« Écurie Le Cocq » peuvent être considérées comme des « escadrons de la mort » dans la définition la plus large, en d’autres termes, un groupe armé qui met en place, généralement de façon clandestine, des pratiques répressives et arbitraires, telles que les exécutions sommaires, les séquestrations et les disparitions des corps de toute personne perçue comme interférant avec l’ordre social, économique ou politique établi. Ils peuvent être une branche au sein de la police, un groupe paramilitaire, une unité spéciale d'un gouvernement où ont été détachés des membres de la police ou de l'armée.

La « Triple A » serait plutôt une unité spéciale du gouvernement péroniste composée, notamment des membres de la police. Ce groupe a été créé par Lopez Rega au sein du Ministère du Bien-Être Social lorsqu’il était Ministre des Affaires Sociales de 1973 à 1975 pour combattre l’« ennemi interne » du péronisme ou « tous ceux qui avaient des positions gauchistes ou de dissidence avec l'orthodoxie ou avec ce que l’on appelait les structures classiques du péronisme »180. Lopez Rega voulait défendre les principes historiques du justicialisme face à la montée de ceux – dont les « Montoneros », - qui cherchaient un péronisme plus lié aux valeurs « marxistes » du socialisme national181.

      

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« Todos los que tuvieran posiciones de izquierda o disidentes con la ortodoxia o con lo que se llamaba las estructuras clásicas del peronismo ». Entretien Larraquy.

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Toutefois « ce que le discours officiel de cette époque voulait faire passer pour une éradication de la violence n’était en fait que l’élimination de l’une des sources de violence à travers une véritable politique d’état. Or, les membres de la Triple A, qui enlevaient et assassinaient, ont été très rapidement intégrés aux groupes de travail des forces armées. De nombreux témoignages font état de ces échanges de personnel, voire de partage d’infrastructures. Il ne s’agissait donc pas de mettre un terme aux affrontements, mais de déchainer une violence de l’État plus intense encore ». CALVEIRO, Pilar. Poder y desaparición : los campos de concentración en Argentina. Buenos Aires : Colihue, 2004. p.187.

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La « Triple A » avait une structure pyramidale où plusieurs « groupes opérationnels » qui, bien qu’ils aient été soumis au commandement de Lopez Rega, agissaient de façon assez autonome, et étaient divisés par « zones ».

« La Triple A était un ensemble dispersé de bandes, chaque groupe avait un ennemi et une mission à accomplir. Il me semble qu’en tant que structure, la Triple A n’avait pas de commandement organique, un chef et différents… oui, ils divisaient des zones entre eux, s’ils avaient le même ennemi, s’ils avaient un appui étatique, si des membres des forces de sécurité participaient, ou des délinquants, etc., mais les communiqués expriment tous une sorte de pédagogie de la terreur. Ensuite, la Triple A commence à prendre son envol et je suis convaincu que López Rega finit par être dépassé par les événements, sa capacité de répression n’est plus suffisante et l’organisation se fait infiltrer, d’abord par la police et ensuite par les forces armées, jusqu’au moment où les militaires décident de prendre le pouvoir et la Triple A cesse d’exister parce qu’elle n’a plus de raison d’être »183.

Chaque hameau d’une zone déterminée comprenait un chef qui recevait les renseignements de la « centrale » (le « Ministère du Bien-Être Social ») sur les « terroristes » listés184. Le chef du secteur était responsable de six pâtés de maisons

      

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Couvertures de la revue « El Caudillo », référence pour les membres de la « Triple A » et où la liste de personnes qui allaient être exécutées était diffusée.

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« La triple A eran bandas dispersas, cada grupo tenía un enemigo y una misión que cumplir. Me parece que la estructura triple A como estructura no tenía un mando orgánico, un jefe y distintos... si se dividían zonas, si tenían el mismo enemigo, si tenían apoyo estatal, había participantes de las fuerzas de seguridad, había delincuentes, etc., pero los comunicados, todos expresan como una pedagogía del terror, después la triple A va tomando vuelo propio que estoy convencido que excede a López Rega, a la capacidad represiva de López Rega y se va haciendo infiltrada primero por la policía y después por las fuerzas armadas hasta que finalmente los militares deciden tomar el poder y la triple A deja de existir porque no tiene razón de ser ». Entretien Larraquy, op. cit, 2016..

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A titre d'exemple, l’éxecution du frère de l'ancien président: « Que le peuple argentin sache qu'à 14h20 le numéro 1 déguisé Silvio Frondizi, traître des travailleurs, communiste, bolchevik, idéologue et fondateur de l'Armée populaire révolutionnaire, a été exécuté ». Un autre exemple: « La liste continue ... Troxler est mort. Tué à cause de sa condition de bolchevik et de mauvais argentin. Ils continueront à tomber. Voici la liste jointe des exécutions. Vive la patrie. Longue vie à Perón. Viva Isabel ». Exemples cités par Larraquy, op. cit., 2011, p. 307.

tandis que le chef de la zone de deux secteurs entiers. Ce dernier confirmait la présence du « terroriste » et retransmettait l’information à la « centrale » qui, à son tour, organisait une « opération » afin de séquestrer la victime. Le « terroriste » était arrêté soit chez lui soit sur la voie publique sous les cris « Police Fédérale ! ».

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Par la suite, les responsables de l’opération lui mettaient une capuche et des menottes et il était placé dans un camion où on lisait « Ministère de l’Intérieur » ou « R.2 Secteur de Renseignements ». Il était donc déplacé vers le « Ministère » où il subissait plusieurs séances de torture, notamment avec l’utilisation de la « picana elétrica » (« gégène »186) par les membres de la police. Si le groupe décidait de l’exécution du « terroriste », tous ses objets personnels lui étaient enlevés et brulés dans la chaudière du Ministère afin d’empêcher son identification. Par la suite, ils droguaient la victime, la mettaient dans un sac en plastique et l’emmenaient dans la

      

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« Organigramme fondateur de la Triple A ». Source : Rostica, op. cit., pp. 21-51.

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La picana elétrica était l’une des techniques des torture la plus utilisée lors des dictatures latino-américaines. Il s’agissait d’une dynamo électrique manuelle dont l'utilisation première était d'alimenter les téléphones de campagne. Comme technique de torture, le principe était de placer les électrodes (+/-) à différents endroit du corps, afin que le courant électrique traverse celui-ci. La plupart du temps une électrode était placée sur une oreille et l'autre sur les parties génitales, ce qui entraînait selon l'intensité et la durée d'utilisation des dommages irrémédiables aux emplacements où celles-ci étaient placées. Le général Bignone (dernier dirigeant de la junte argentine) a raconté à la journaliste Marie-Monique Robin, dans le documentaire « Escadrons de la mort, l’école française », ce qui suit : « nous avons tout repris des Français : le quadrillage du territoire, l’importance du renseignement dans ce genre de guerre, les méthodes d’interrogatoire… », précisant même devant la caméra que c’est eux qui leur ont appris l’usage de la picana (la gégène) « dans le cadre du renseignement qui est la pierre angulaire de la lutte antisubversive ». Le documentaire est disponible sur You Tube via le lien : https://www.youtube.com/watch?v=NsmUc-KCy5M (consulté le 5 avril 2016).

banlieue de Buenos Aires, en général dans le bois d’Ezeiza où elle était fusillée. La « Triple A » a également employé des méthodes comme les attentats à la bombe. Quasiment toutes les actions étaient signées « Triple A » avec les trois lettres – AAA - écrites avec du sang, marquées par des balles ou taillées avec un couteau ou une dague dans le corps même du militant assassiné187.

À la différence de la « Triple A », l’« Écurie le Cocq » était plutôt une « branche » au sein de la police qui avait pour but, premièrement, « d’exterminer les bandits » ou toute autre personne considérée « en marge » du système socio- économique (mendiants, enfants de rue, prostituées, personnes sans domicile fixe, habitants des « favelas »…) et, lors de la dictature militaire, exterminer les prisonniers politiques tout en multipliant, leurs actions contre ceux qu’ils considéraient comme des « marginaux ». Il n’y avait pas au sein de l’« Écurie » et – au sein d’autres groupes d’ « escadrons » qui vont poursuivre ses méthodes – une idéologie politique qui menait leurs actions comme celle qui influençait la « Triple A », autrement dit, « salir para cazar surdos » (« aller à la chasse des cocos »). L’idéologie du « nettoyage social » fut simplement transférée, une fois le coup d’État militaire bresilien instauré, vers une doctrine de l’« ennemi politique intérieur », le « communiste », qui fut développée au sein des forces armées et mise ensuite en pratique par les policiers.

Ainsi, l’ « Écurie » a servi en tant que réceptacle des individus – policiers et civils – qui croyaient en la « purification » de la société par le biais d’une politique d’extermination des « déviants ». Même si l’ « Écurie » était structurée autour du groupe fidèle à Milton Le Cocq au sein de la PE, cela n’empêchait pas d’autres policiers – membres de l’ « Écurie » ou seulement inspirés par son « mythe » - de créer d’autres groupes autonomes qui sortaient également pour « chasser les bandits ».

Ce mode de fonctionnement était suivi d’une « spectacularisation »188 de leurs « massacres », en tirant profit de la presse sensationnaliste de l’époque.

« À minuit passé, dans la journée du 6 mai 1968, une voix surgit du mystère de l’Esquadrão da Morte (Escadron de la Mort) :

- Allô, c’est le bureau des reportages sur la police ?

- Je vous écoute – répond le reporter somnolent en service.

- Écoute, c’est la Rosa Vermelha189 (Rose Rouge) qui parle, relations publiques de l’Escadron. On a laissé un cadavre à la Estrada da Barra. Vous

      

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Voir la biographie d’Horacio Paino, l’un des membres de la Triple A : PAINO, Salvador Horacio. Historia de la

Triple A. Montevideo: Editorial Platense S.A. 1984.

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pouvez y aller, c’est tout frais. Il y aura d’autres annonces plus tard. Bonne nuit. […]

La phase la plus violente des tueries venait de commencer. Moins d’une semaine plus tard, un nouvel appel de Rosa Vermelha, personnage sinistre, au bureau des reportages policières :

- Cette fois-ci on l’a laissé dans un jardin, à Bomsucesso. Il est assis sur un banc, un type sage. Allez-y, vous ne serez pas déçus.

Il n’y avait plus rien à confirmer. Rosa Vermelha était, de fait, un des bourreaux et il était au courant de tout. Sur le banc de la petite place de Bonsucesso, le cadavre de l’homme […]. À droite, une phrase : ‘La tête de mort est en cavale’.

À gauche, un message surligné annonçait : ‘Les prochains seront Fávio Vilar, Nijini Vilar et Fernando C.O.’. Tous ceux qui étaient nommés étaient accusés de voler des voitures. »190

Plusieurs policiers membres des « Escadrons de la mort » faisaient partie du corps de fonctionnaires de l’ « Invernada da Olaria », un commissariat situé dans la zone nord de la ville de Rio de Janeiro devenu célèbre pour les innombrables cas de tortures et d’exécutions des prisonniers de droit commun qui eurent lieu dans ses locaux. L’« invernada » fut créée en 1962 par le gouverneur Carlos Lacerda pour « préserver la loi et l’ordre ». Ce commissariat était également l’endroit où, se réalisait, avec le consentement de Lacerda, une série d'arrestations politiques, principalement d’étudiants et de dirigeants syndicaux. Même s’il était connu que l’ « Invernada » était une sorte de « centrale » où circulaient plusieurs groupes des « escadrons » de l’époque, le Gouverneur répétait fièrement la phrase « sur l’ ‘Invernada’ je peux compter »191. Elle fut ensuite aménagée en « Centre Clandestin de Détention » (CCD) des prisonniers politiques lors de la dictature militaire.

       

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Le pseudonyme de Rosa Vermelha (Rose Rouge) est dû à la discussion téléphonique à l'éditeur du journal dans laquelle il affirmait: « Je ressens presque du plaisir sexuel en voyant des balles percer le corps des criminels et le sang qui jaillit comme une rose rouge de la terre » (tda). Voir Revista Veja, de 29 de julho de 1970, p.31. Cité dans le rapport Comissão da Verdade de Rio Relatório, Rio de Janeiro: CEV-Rio, 2015. p. 366. Disponible sur : http://www.memoriasreveladas.gov.br/administrator/components/com_simplefilemanager/uploads/Rio/CEV-Rio- Relatorio-Final.pdf (Consulté le 15 février 2016).

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« Nos primeiros minutos do dia 6 de maio de 1968, uma voz surge no mistério do Esquadrão da Morte : - Alô, é da reportagem policial ?

- Pode falar – responde o repórter sonolento de plantão.

- Olha, aqui fala o Rosa Vermelha, relações públicas do Esquadrão. Deixamos um cadáver na Estrada da Barra. Pode ir. É quente. Aguarde novos avisos. Boa noite. (…)

Estava apenas começando a fase mais violenta da matança. Não demorou mais que uma semana e novo telefonema do Rosa Vermelha, personage, sinistra na madrugada da reportagem policial :

- Desta vez deixamos no jardim, em Bonsucesso. Está sentadinho no banco. Gente boa. Vai que é firme.

Já não se precisava mais de confirmação. Rosa Vermelha era, de fato, um dos carrascos e sabia de tudo. No banco da pracinha de Bonsucesso, o cadáver do homem (…). No canto direito uma frase : ‘A caveira esta solta’. À esquerda um destaque com a inscrição : os proximos serão Flávio Vilar, Nijini Vilar e Fernando C.O’. Todos os elementos citados eram acusados de participação em roubo de carros » (tda). Voir Barbosa, op. cit., p. 54 -55.

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Voir Jornal Correio da Manhã, Edição de 07 de novembro de 1964. p. 3 cité dans le rapport Comissão da Verdade de Rio Relatório, op. cit., p. 365.

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Cet encouragement des hauts échelons du pouvoir politique à la violence envers les « marginaux » a construit une préférence à agir dans l’impunité et à cotoyer de près l’ « arbitraire » pour pouvoir résoudre les « problèmes » liés à la criminalité de l’époque au sein des institutions de sécurité brésiliennes, notamment, cariocas. Cela est évident dans la déclaration au journal « Última Hora » de « Rosa Vermelha », la « porte-parole » des « Escadrons » :

« La distance entre la justice et la police ne permet pas toujours un combat efficace du crime et des criminels. Ainsi, il ne nous reste qu’à parler leur langage : la loi du talion. Nous avons toujours pu compter sur le soutien du Secrétaire de la Sécurité qui voulait voir la ville épargnée du crime, nous allons donc travailler pour mettre ça en pratique. Il en a été ainsi à l’époque du General Kruel, du General Borges et il en est ainsi aujourd’hui avec le General França. Nous espérons que les gens distingués de Guanabara comprendrons notre intention193 ».

      

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Source : Barbosa, op. cit.

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« A distância entre a Justiça e a polícia nem sempre permite um combate mais eficaz ao crime e aos criminosos. Assim, só nos resta falar a mesma linguagem deles: a lei do cão. Sempre que contarmos com o apoio do Secretário de Segurança que queira ver a cidade livre do crime, nós trabalharemos. Foi assim na época do General Kruel, do Coronel Borges e está sendo agora com o General França. Esperamos que o distinto povo da Guanabara compreenda nossa intenção » (tda). Voir Revista Veja, de 29 de julho de 1970, p.31 cité dans dans le rapport Comissão da Verdade de Rio Relatório, op. cit., p. 367.