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autoritaires de la police bonaerense et carioca

1.1. Caudillos et Coronéis

En ce qui concerne le temps long des sociétés coloniales et postcoloniales, il apparaît difficile de saisir avec précision les caractéristiques d’un « autoritarisme enraciné »66 (embedded) dans les mœurs, les comportements et les valeurs des corps policiers d’aujourd’hui. Il nous intéresse cependant d’analyser les « continuités » au sein des forces répressives d’un système patrimonial de domination

      

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Comme le souligne Paulo Sérgio Pinheiro, les violations traditionnelles des droits civils pratiquées par les autorités policières s'articulent avec le non-respect des droits civils au sein des relations interpersonnelles.

L '« autoritarisme socialement implanté » est l'internalisation des méthodes imposées par la violence directe (et/ou indirecte) par les groupes au pouvoir qui collaborent pour restreindre la représentation et limiter les conditions de la participation politique. Voir : PINHEIRO, Paulo Sérgio. Autoritarismo e transição. Revista USP. [En ligne]. Março- abril-maio, 1991. pp. 45-56. Disponible sur : http://www.revistas.usp.br/revusp/article/view/25547 (consulté le 12 novembre 2015) ; Idem. Violência, crime e sistemas policiais em países de novas democracias. Tempo Social USP, [En ligne]. Maio 1997. pp. 43-52. Disponible sur : https://www2.mppa.mp.br/sistemas/gcsubsites/upload/60/violencia%20crime%20e%20sistemas%20policiais.pdf (consulté le 13 novembre 2015).

traditionnelle67 propre à ces sociétés. Nous pouvons retrouver des exemples de ce système et des moyens de répression qui en découlent dans ces deux pays par le biais des figures politiques connues sous le nom des « caudillos »68 en Argentine et des « coronéis » (« colonels »69) au Brésil.

Les « caudillos » et les « colonels » sont des figures clés pour la compréhension des caractéristiques propres à la société argentine et brésilienne coloniales. Dans ce contexte, leurs autorités reposaient sur une base économique (propriétés de terres et contrôle des ressources locales), une implantation sociale en échange de « protection » de la population et un projet politique patrimonial. Cependant, le « colonelisme »70 et le « caudillisme » en tant que systèmes politiques à part entière se renforcent notamment lors de la période agitée des indépendances. Bien qu’ils aient des caractéristiques générales similaires propres au système politique oligarchique, ces deux phénomènes ont eu un impact diffèrent à l’avènement des nouvelles républiques.

Le phénomène « caudilliste » est associé aux conflits au sein de la « Confédération Argentine »71 entre « fédéralistes » et « unitaires » qui ont eu lieu lors de la première partie du XIX siècle72. Ce moment a été caractérisé par la fragmentation

      

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Max Weber aborde dans la troisième partie de l’ouvrage « Économie et Société » la légitimité de la domination patrimoniale. À l’inverse de la légitimité de la domination bureaucratique qui se fonde sur l’obligation de servir une « finalité » objective, impersonnelle par le biais de l’obéissance à des normes abstraites, « la légitimité de la domination patrimoniale est basée sur des relations de piété strictement personnelles ». Ainsi, l’administration dans ce type de domination, à la différence du fonctionnariat bureaucratique, ne présuppose pas une séparation du privé et du public. L’administration politique est l’affaire personnelle du souverain, qui délimite arbitrairement les tâches ainsi que le droit personnel des fonctionnaires, qui dès lors ne servent pas les intérêts objectifs de l’État, mais les intérêts subjectifs du « prince ». Voir : WEBER, Max. Économie et Société. Paris : Plon, 1971, p.122.

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Le mot « caudillo » vient du latin « capitellum », dérivé de « caput » ou de tête. Le « caudillo » est alors la « tête » du système de pouvoir appelé « caudillismo ». Ainsi, le concept se rapporte à la période avant l'émergence des États nationaux en Amérique latine, après l'indépendance de l'Espagne. En fait, la crise économique et les dislocations sociales qui ont eu lieu dans les colonies ont été suivies pendant des années durant lesquelles la seule façon de maintenir les structures nationales faibles était la formation de leaders qui dirigeaient les pays avec un puissant pouvoir d’appel personnel et militarisé avant la formation de l'État moderne. Le caudillo le réalise à travers ses qualités charismatiques et sa capacité à créer des alliances basées sur un système de protections réciproques qui lui permettent d'établir une large clientèle. Voir : ASSAD, Carlos Martínez , OLAMENDI, Laura Baca. Caudillismo. In

Lexico de la Politica. Mexico : Fondo de Cultura Economica, 2000, pp. 29-31.

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Les « colonels » étaient des grands propriétaires terriens fidèles au gouvernement brésilien lors de l'époque impériale. Le système « coloneliste » s’est établi officiellement avec la mise en place d’une Garde Nationale dans la période régente (1831) au Brésil. La création de cette Garde Nationale initie un processus de transfert légalisé du pouvoir central aux « colonels » qui, outre d’être l’élite économique de l’époque, devient donc aussi l'élite politique. La garde nationale avait trois objectifs principaux: créer le sentiment national dans les régions les plus éloignées du pouvoir central, éviter la fragmentation du pays et maintenir les privilèges de l’élite. Voir LEAL, Victor Nunes.

Coronelismo, Enxada e Voto. São Paulo : Alfa-Omega, 1975, p. 253.

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Pour une analyse comparée plus précise entre les concepts de « Mandonismo », « Colonelisme » et « Clientelisme », voir : CARVALHO, José Murilo de. Mandonismo, Coronelismo, Clientelismo: Uma Discussão Conceitual. Dados, vol. 40, no. 2, Rio de Janeiro, 1997.

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La « Confédération argentine » était une confédération de provinces qui se sont auto-proclamées autonomes vis-à- vis de l’État central entre 1835 et 1852, lors de l'organisation de la République argentine actuelle. Les provinces ont formé une confédération d'États souverains qui alternaient entre eux la représentation étrangère ainsi que d'autres pouvoirs de représentation. La Confédération argentine était composée des provinces de Santa Fe, Buenos Aires (séparées de l'État de Buenos Aires entre 1853 et 1860), Entre Ríos, Corrientes, Tucumán, Salta, Jujuy, Santiago del Estero, Catamarca, Córdoba, La Rioja, San Juan, San Luis et Mendoza. Certaines d’entre elles sont restées aux mains des peuples indigènes, à savoir, quasiment toute la Patagonie, la région du Chaco et la province de La Pampa.

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Le conflit entre les « unitaires » et les « fédérés » a commencé au milieu des années 1810, avec la confrontation entre les « porteños » (issus de la capitale Buenos Aires) et la Ligue fédérale dirigée par José Artigas. Ce conflit s'est généralisé à partir de 1819, lorsque le Congrès constitutionnel a approuvé la Constitution argentine de 1819,

régionale complexe, les crises politiques régulières et les guerres violentes entre les « caudillos » qui soutenaient la cause « fédéraliste » et l’autonomie des treize provinces et ceux qui se battaient pour l’« unité nationale » assurée par un État central basé à Buenos Aires. Le « caudillismo » est le résultat d’un processus graduel de renforcement et de militarisation de ces « caudillos » qui sont devenus des leaders militaires charismatiques – même si la majorité était de grands estancieros auparavant - qui défendaient les « intérêts » de ces provinces rurales73 face au gouvernement central représenté par l’ « unitarisme »74. Ils possédaient leur propre armée qui servait à la fois comme moyen de contrôle de la population locale et comme force régulière dans les disputes contre les autres « caudillos ». Le pouvoir militaire et le charisme de ces leaders sont les piliers sur lesquels se fonde le « caudillismo » avec celui du « parrainage »75. Le « caudillismo » est donc un système politique essentiellement « anarchique » au niveau de l’État en construction mais également très codifié en interne, qui se renforce dans une période d’extrême instabilité sociale et politique.

Même si les « colonels » étaient des figures politiques locales importantes depuis l’établissement de la garde nationale en 1831 par l’Empire portugais76, le « colonelisme » en tant que système politique a dominé la période de la première république brésilienne entre 1889 et 1930. Ce phénomène politico-social est cependant plus institutionnalisé que le « caudillisme » argentin. Cette période est connue sous le nom de « république des gouverneurs » et a été basée sur une politique nationale d’ « échange de faveurs » entre le président de la République, les gouverneurs des États de la fédération et les leaders locaux, les « colonels ». Le « colonelisme » impliquait alors dans ce contexte un « compromis » entre le pouvoir public central (national et régional) à chaque fois plus consolidé et le pouvoir privé arbitraire des propriétaires terriens – les « colonels » de la période coloniale – qui acceptaient de se

        une constitution unitaire qui a été rejetée par les provinces, qui à son tour renversèrent le Conseil en 1820 et se déclarèrent autonomes, laissant le pays sans gouvernement national dans une série d'événements connu sous le nom de « l'Anarchie de l’année XX » (« Anarquía del año XX »), processus politique et militaire qui a eu lieu entre 1819 et 1823, allant de la décomposition du Conseil, en passant par la disparition du gouvernement central jusqu’à la stabilisation des gouvernements des Provinces argentines.

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Pour une analyse plus approfondie du phénomène caudilliste en Argentine, voir : DONGUI, Tulio Halperín.

Historias de caudillos argentinos. Buenos Aires : Jorge Lafforgue, 1999 ; GANDÍA, Enrique de, El caudillismo, Historia política argentina, Buenos Aires : Claridad, 1988 ; MELLID, Atilio García. Montoneras y caudillos en la historia argentina. Buenos Aires : EUDEBA, 1985.

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L’unitarisme, dérivé du centralisme de l’époque de l'indépendance et du modèle d’État centralisé mis en œuvre par la France napoléonienne, considérait que la nation préexistait aux provinces, et que celles-ci n’étaient autres que de simples subdivisions internes dotées d’une autonomie limitée.

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Le parrainage est un lien de parenté artificiellement créé pour renforcer la loyauté des paysans et, par conséquent, leur dépendance à l’égard des propriétaires terriens, les « parrains ».

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Lorsque la Garde nationale fut créée en 1831 par le gouvernement impérial, les milices et les ordonnances furent donc remplacées par cette nouvelle configuration. Comme les « colonels » étaient nommés par le gouvernement central, un long processus de trafic d'influence et de corruption politique a commencé et ce jusqu’aujourd’hui avec, bien évidemment, des reconfigurations. Le système politique brésilien était structurellement basé sur des oligarchies qui commencèrent à financer les campagnes politiques de leurs « parrainés », tout en gardant le pouvoir de commander la garde nationale.

plier graduellement au pouvoir central républicain à condition de voir garantie la « continuité » de leur privilèges économiques et politiques au niveau local. Les piliers sur lesquels se fond le « colonelisme » sont, d’un côté, la propriété terrienne – et l’autorité qui en découle construite par ces « colonels » tout au long de la société agraire et esclavocrate brésilienne – et de l’autre côté, le contrôle politique sur les « votes » de leurs « protégés »77. Le « colonelisme » à la différence du « caudillismo » était donc un système politique essentiellement 'gouverniste' qui s’est renforcé dans un moment de stabilité politique.

Ces deux systèmes, au de-là de leurs différences, ainsi que le type de domination oligarchique-traditionnelle ont marqué profondément les institutions des nouvelles républiques. Il est donc assez difficile de concevoir un changement de fond vers lequel devrait aboutir la transition de la monarchie vers la république, d’une société coloniale vers une société républicaine. Cette transition a été notamment forgée par la consolidation au sein des nouvelles reconfigurations institutionnelles et sociales républicaines de certaines zones d'ombre entre d’une part, le pouvoir oligarchique arbitraire et de l’autre part, le pouvoir public légitime ; d’un côté, la domination patrimoniale traditionnelle et de l’autre côté, la domination rationnelle légale. Tandis que dans les régions rurales de ces deux pays, les oligarchies locales ont conservé quasiment intacts leur pouvoir après la proclamation de la République, à Buenos Aires et à Rio de Janeiro – capitales respectives de l’Argentine et du Brésil à l’époque - ces chevauchements se sont enracinés dans un mouvement circulaire entre « héritages coloniaux » et « avancées républicaines ». Les forces répressives de ces deux épicentres ont été les garants de ce nouvel « ordre républicain » qui s’est traduit notamment par la maintenance du pouvoir oligarchique au sein des structures publiques, en réprimant violemment les opposants des gouvernements en place et les tentatives de soulèvement populaire.

      

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Les anciens esclaves et paysans sont devenus des nouveaux électeurs, ceci résultant l’abolition de l’esclavage et l’extension de ce droit au milieu rural lors de la proclamation de la République brésilienne.

1.2. Les nouvelles républiques, les