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Page 5 : Existence d'une période d'exclusion ;

2. Mais alors, qui sont ces patients atteints de TOC ? 1 Comment pense-t-on le TOC, ici ?

2.1.4. Pourquoi un TOC et pas un cloug ?

« Qu'y a t-il dans un nom? Ce que nous appelons une rose, sous quelqu'autre nom sentirait aussi bon. »

Shakespeare.53

Pour certains, le TOC fait partie des « nouvelles espèces morbides apparues au cours des

trente dernières années dans les sociétés libérales », comme la dépression ou le stress post-

traumatique (Ehrenberg 2005). D’autres pensent au contraire que c’est un « vieux » trouble , dont il serait possible de retrouver la trace dès 1606, à travers le célèbre personnage de Lady Macbeth imaginé par Shakespeare. Après avoir commis un meurtre, l’héroïne est soumise à des crises de somnambulisme et d’hallucinations. Pour certains lecteurs, Lady Macbeth développe alors des obsessions de souillure qui la conduisent à se laver obsessionnellement les mains qu’elle imagine pleines de sang.

Alors le TOC a-t-il toujours existé ? En tous cas, pas avec cette appellation : c’est un concept évolutif, qui a muté. Au même titre que l’ensemble des maladies, c’est à la fois une espèce naturelle et culturelle qu’on découvre dans un contexte culturel, scientifique, religieux et philosophique singulier. Il nous faut donc davantage nous intéresser à la dynamique plutôt qu’à la sémantique de la classification.

Si on est attentif à la grammaire du mot lui-même, on constate que sa dénomination elle même a évoluée. Le Trouble Obsessionnel Compulsif a eu de nombreuses appellations, des plus imagées, au cours de l’histoire. Jean Esquirol est le premier psychiatre français à décrire des obsessions de saleté qu’il nomme « monomanies raisonnantes » dans son Traité des

maladies mentales (1838). Puis, dans les années 1860 une terminologie française apparaît en

déclinant la notion de « maladie du doute » longtemps empreinte de folie : folie de la

conscience (Baillarger), folie lucide (Trélat), folie du doute (Falret), délire émotif (Morel). Les

auteurs du XIXème siècle s’appliquent ainsi à définir la symptomatologie du TOC : obsession

pathologique (Luys), vertige mental (Lasègue), paranoïa rudimentaire (Arndt & Morselli), idées incoercibles (Tamburini), stigmates psychiques des dégénérés (Magnan). Janet est l’un

des premiers auteurs à décrire le TOC et à le sortir du cadre de la folie et de la dégénérescence

53 « What's in a name ? that which we call a rose / By any other name would smell as sweet », Shakespeare Roméo et Juliette, II, 2, Juliette.

mentale qui prévalaient à l’époque. Il publie en 1903 le premier ouvrage consacré à une description détaillée du trouble « Les obsessions et la psychasthénie ». Il attribue un rôle central à un état psychologique, à un trait de la personnalité particulier ainsi qu’un état de tension psychologique qu’il nomme « psychasthénique ». Peu après, Freud introduit la notion de « névrose obsessionnelle » dans son ouvrage L’homme aux rats. Il présente le cas clinique d’un homme qu’il suit en psychanalyse souffrant de pensées obsédantes agressives et de malheur ainsi que de rituels mentaux et d’arithmomanie. Par la suite, ce cas clinique a fait l’objet de nombreuses controverses cliniques et thérapeutiques. Cependant, le terme de

« névrose obsessionnelle » est encore utilisé par les psychanalystes à l’heure actuelle.

Folie du doute, névrose obsessionnelle, TOC… est-ce la même chose, dont-on parle ? Ces appellations sont-elles vraiment des synonymes ? Les psychiatres, les patients, les familles, les institutions semblent avoir besoin de l’idée du TOC. Mais le concept de TOC peut-il aider les patients à aller mieux ou aider les soignants à aider les patients à aller mieux ? Ce n’est pas évident à en croire Hacking (Hacking 2008) « la sélection et l’organisation des genres

déterminent, selon Goodman, ce que nous appelons le « monde » - bien qu’il pense que nous nous porterions bien mieux sans aucun concept de monde ».

Classer est à la fois une action descriptive, une opération intellectuelle et une mise en ordre méthodique du monde qui nous permet ensuite d’agir dessus. Quelle est la structure invisible qui soutient les classifications ? Foucault, dans Les mots et les choses reprend l’encyclopédie chinoise citée par Borges :

« Les animaux se divisent en a) appartenant à l’Empereur, b) embaumés, c)

apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s’agitent comme des fous (…) ».

Cette taxinomie qui se poursuit jusqu’à la lettre « n » dans la plus grande incongruité, vient nous interroger sur le processus et les critères de la classification.

Les classifications des espèces vivantes, des étoiles, des documents d’une bibliothèque, des maladies sont-elles de même nature ? Hacking (Hacking 2008) définit la classification du quark comme étant indifférente dans la mesure ou « appeler un quark « un quark » ne fait aucune différence pour le quark ».

Qu’en est-il pour le TOC ? Et si on ne disait pas TOC, mais cloug ? On peut avoir le fantasme, que les gens ne seraient plus malades, que c’est le mot qui génère le trouble. Ce fantasme fait écho à un discours social constructionniste, selon lequel c’est la société qui construit le

désordre, qui n’existe pas tel qu’il est ou tel qu’il est décrit. Haking décrit cette forme de constructionnisme social universel comme résultant de ce qu’il nomme « l’idéalisme

linguistique ». Il décrit-décrie une doctrine extravagante selon laquelle rien n’a de réalité

avant que l’on ait dit quelque chose à son propos :

« Nous recherchons quelqu’un qui puisse défendre l’idée que tout objet quel qu’il soit- la terre, vos pieds, les quarks, l’arôme du café, le chagrin, les ours polaires de l’Arctique- est, en un sens non trivial, socialement construit. Pas seulement l’expérience que nous avons des objets, ni leur classification, ni nos intérêts pour eux, mais les choses elles-mêmes ».

Ian Haking (Hacking 2008).

Est-ce qu’on classe bien ? Y a-t-il un bon classement ? On peut penser que le graal du classificateur soit de trouver une classification qui corresponde à l’ordre naturel des choses. Une telle classification permettrait de découper la nature selon ses articulations naturelles. Il faut des outils et du savoir faire pour couper les mots et les choses, les concepts et la réalité, comme le boucher de Platon, qui repère les tendons et les nerfs pour une coupe nette et non arbitraire imposée par l’ordre la nature.

Oui, mais il semble bien qu’il y ait différentes façons de classer. À l’occasion d’un colloque sur « Les bases conceptuelles des classifications en psychiatrie » 54, le philosophe Kirsch prend pour exemple le « cahier des charges de la classification des poissons ». Si la catégorie « poisson » déclinée en -rouget, bar, cabillaud, sole et autre thon- est pertinente sur la carte d’un restaurant, elle ne l’est pas pour le biologiste qui va penser en « vertébrés cartilagineux », « poissons osseux » et autres « cyclostomes ». Il y a donc différentes façons de classer les

mêmes choses qui semblent dépendre ce que l’on veut classer et de l’usage que l’on fait de la

classification. Peut-on penser le TOC avec le même paradigme que le boucher de Platon ? Peut-il se décliner comme sur la carte d’un restaurant ?

Il semblerait qu’apparaisse ici une distinction entre les classifications des sciences naturelles « indifférentes » à l’image du quartz, et des sciences humaines dont Haking (Hacking 2008) propose un modèle interactif. Dans le contexte de patients atteints de TOC, cela suppose que la façon de cataloguer des personnes comme « souffrant de TOC » interagit avec ces

54 Intervention lors d’un colloque de l’Association Française de Psychiatrie : « Les bases conceptuelles des classifications en psychiatrie », 30 mars 2012, Paris.

personnes. Soit les patients se pensent alors eux-mêmes comme étant d’un certain genre « TOC », soit ils peuvent rejeter cette classification. Dans la mesure où le genre « TOC » peut interagir avec le patient ainsi classifié, la classification elle-même peut être à son tour modifiée ou remplacée. Hacking appelle ce phénomène « l’effet en boucle des genres

humains ». Suivant ce raisonnement, les connaissances que l’on a à un moment t sur les

personnes du genre « TOC » peuvent devenir fausses car les patients ont changé en fonction de la manière dont ils ont été classifiés, des représentations qu’ils ont adoptées et de la façon dont ils ont été traités suite à leur classification dans le genre « TOC ».

Ce qui nous amène à un point important : l’implication pratique des classifications car :

« Les classifications n’existent pas seulement dans l’espace vide du langage, mais aussi dans les institutions, les pratiques, les interactions matérielles avec les choses et les autres gens. ».

Ian Hacking (Hacking 2008).

L’interaction ne se joue pas seulement à un niveau individuel d’un patient isolé et de son TOC, elle intervient dans la matrice plus large des institutions et des pratiques qui sont issues de cette classification « TOC ». Ainsi, la classification « TOC » n’a rien d’anodin et détermine un ensemble de pratiques à l’égard des patients ainsi classifiés.

François, le Président de l’Aftoc, évoque immédiatement l’impact du glissement sémantique dans les pratiques thérapeutiques. Voici sa réponse à la question « Que penser de l’évolution

de la conception de ce qu’on appelle aujourd’hui TOC, et qui était anciennement appelé névrose obsessionnelle ? » :

« Finalement la conception du TOC du XIXème siècle, par rapport à tous ceux qui l’ont étudié cliniquement, n’est pas très différente. Le seul petit écart, si j’ose dire, par rapport à toute cette clinique, c’est évidemment la notion de « névrose des obsessions » de Freud. Le terme original, n’est pas névrose obsessionnelle. C’est « névrose des obsessions », ça a été mal traduit en fait. Cet écart a eu énormément d’importance d’un point de vue thérapeutique. Il est rentré directement en conflit avec les thérapies comportementales qui avait un champ empirique au XIXème siècle, il ne faut pas l’oublier. C’est-à-dire que les médecins faisaient de la TCC, sans le savoir. Et même l’un de ces médecins l’a mis en page, il l’a écrite, Paul Hartenberg. Il l’a appelée la « Psychothérapie active », en 1913. La thérapie comportementale n’est pas issue d’un bloc de la recherche de Pavlov. Toutes les

formes thérapeutiques d’aujourd’hui trouvent leur genèse empirique au XIXème siècle-début XXème siècle ».

Castel analyse ainsi les conséquences de la dynamique classificatoire qui a transformé la névrose obsessionnelle en TOC :

« le DSM-III, en renvoyant ce nom au passé (névrose), ou bien plus astucieusement, à la préhistoire de la psychiatrie future, donnait un coup mortel à l’évidence régnante que les troubles mentaux devaient à la fois se décrire et s’expliquer d’un point de vue « psychodynamique », autrement dit, consister en phénomènes inscrits dans des relations à autrui, et dans une histoire profonde dépassant l’objectivité brute des symptômes et leur conscience actuelles chez le malade. Et sans névrose entendue en ce sens minimal, bien sûr, plus de psychanalyse ».

Pierre-Henri Castel (Castel 2006).

Le DSM a l’avantage de nous permettre de parler la même langue, mais il est l’objet de nombreuses contestations par l’hégémonie qu’il exerce. Il est devenu une référence normative dans le domaine de la santé, des assurances, de l’industrie pharmacologique. Ce système de classification a donc une portée sociale, politique et anthropologique évidente.

« Les réticences permanentes qu’il y a à « enfermer » de façon systématique les sujets dans des diagnostics étriqués faisant fi de la spécificité de chacun, voire même de l’incompatibilité qu’il y aurait entre le nombre, la chose numérique et le caractère impalpable de la pensée humaine. Un ministre de la santé, professeur de santé publique ne disait-il pas que « la souffrance psychique n’est ni évaluable, ni mesurable55. ».

Bruno Falissard (Falissard 2011).

Aujourd’hui, on utilise donc le DSM, l’étalon-or de la classification nosographique pour définir le TOC. Ce chapitre « Pourquoi un TOC, et pas un cloug ? » a été l’occasion de prendre une certaine distance par rapport à cette classification, de venir interroger son statut de vérité universelle. J’ai donc tenté de me départir de ma casquette de psychologue

hautement imprégnée des valeurs et des croyances de mon milieu d’accueil afin de regarder autrement le genre TOC. Sa définition et sa classification s’inscrivent dans une histoire dont on commence à percevoir les implications pratiques au niveau de sa prise en charge.