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Le tirage au sort ou l’art de confier au hasard son espoir de gains

Section 1. Analyse sociologique des mécanismes d’enchères de bois publics

1.2. L’encastrement institutionnel des ventes aux enchères de bois publics

1.2.4. Le tirage au sort ou l’art de confier au hasard son espoir de gains

Durant les ventes aux enchères de bois publics, la procédure du tirage au sort intervient à deux reprises : premièrement, en début de séance afin de déterminer le premier lot commercialisé et, deuxièmement, au cours de la vente pour départager des acheteurs proposant la même offre, remettant en cause à cette occasion le principe de vente au plus offrant propre aux enchères (Matras-Guin, 1987, p. 227). Ce recours à la sélection par le hasard intervient alors qu’il serait possible de recommencer une nouvelle enchère, ce qui nous amène à nous interroger sur les raisons de ce choix.

D’une manière générale, la procédure du tirage au sort est mobilisée dans le but de maintenir la cohésion sociale d’un groupe face au risque potentiel de conflits dans des situations considérées comme défavorables par l’une des parties en présence. Or, si l’on regarde le résultat du tirage au sort, on constate que les participants se satisfont « d’une procédure qui

sous des aspects égalitaires, consacre […] une inégalité » (Bonnain & de la Pradelle, 1987, p.

237) étant donné qu’au final une seule partie ressort gagnante et qu’en cas de tirage répétitif, le perdant peut toujours tirer le mauvais numéro300 (Bromberger & Ravis-Giordani, 1987, p. 132). Mais, dans ces cas-là, il ne s’agit que d’un manque de chance, accepté de tous les participants : « C’est la faute à la chance. C’est comme l’équipe de France au foot. Dans le

foot, il faut de la chance, si vous n’avez pas de la chance, ce n’est pas la peine. Il faut avoir de la chance » (Responsable communal n°11). L’acceptation du sort s’explique alors par la

représentation qu’ont les individus d’une procédure où le hasard garantit l’égalité de traitement à l’ensemble des participants. Cette allégeance à : « l’élection du sort » (Catani, 1987, p. 278) revêt un caractère ancien car on la retrouve par exemple dans plusieurs versets bibliques : « On tira au sort pour choisir le bouc émissaire (Lévitique 16 :8) et lors du

partage du pays de Canaan parmi les tribus juives (Nombres 25 :5). La désignation de Saül comme premier roi d’Israël se fit également par tirage au sort (1 Samuel 10 :20-21). Dans le

300 Cet aspect est très souvent minoré par les parties prenantes au tirage au sort car ces dernières ont plutôt tendance à penser que la répétition du tirage au sort dans le temps devrait tôt ou tard leur assurer la victoire. Dans le cas du tirage au sort pour l’ordre de passage des bois, nous avons pu relever ce type de représentation : « Il y a un tirage au sort sur l’ensemble. Donc, X. doit être tiré à un moment. Si on n’est pas tiré, je ne

comprends plus, mais s’il y a un tirage au sort sur l’ensemble des communes, je ne vois pas pourquoi… »

Nouveau Testament on lit à propos de la désignation de Matthias à la place de Judas que les disciples tirèrent au sort, et que le sort tomba sur Matthias, qui fut associé aux onze apôtres (Actes des Apôtres 1 :24-26) » (Niederer, 1987, p. 336).

Il s’agit donc, grâce au tirage au sort, de pouvoir donner un rang à chacun dans le respect du principe d’égalité des chances. Ce sentiment se retrouve chez les participants aux enchères de bois publics : « Bon, les gens, ils aiment bien être tirés au sort, ils n’aiment pas quelque chose

de carré, ils ont toujours l’impression d’être dupés. Bon, là, c’est un hasard, le jeu du hasard, le Français aime bien » (responsable communal n°16). Le tirage au sort y prend la forme d’un

véritable cérémonial réalisé en public afin d’éviter toute pratique frauduleuse et conférer au résultat toute sa légalité. Cependant, nous allons voir à présent que si le recours au tirage au sort en début de séance, afin de déterminer le premier lot mis en vente, ne fait pas l’unanimité chez les participants (a), il est par contre légitimé au moment de départager des offres identiques (b).

a) La détermination de l’ordre de passage des lots dans le cas d’enchères séquentielles.

Lors de la présentation des spécificités des enchères de bois301, nous avons rappelé que dans la littérature économique, de nombreuses études empiriques effectuées sur les enchères séquentielles ont signalé qu’à la différence des attentes de la théorie des enchères selon laquelle aucune tendance ne devrait être observée, les prix ont plutôt tendance à baisser à mesure que les lots mis en vente s’enchaînent les uns après les autres (Marty & Préget, 2010, p. 35). Toutefois, il a été observé que dans le cas des enchères séquentielles de bois, les prix ont tendance à augmenter durant la vente (Del Degan & Massé, 2008, p. 162 ; Préget & Waelbroeck, 2012, p. 1343).

Parmi les explications que nous avons relevées pour justifier ce phénomène de hausse des prix, les acheteurs mentionnent, d’une part, la stratégie attentiste qu’ils adoptent en début de séance afin d’estimer la tendance sur le marché : « En début de cahier, le scieur, il attend de

voir, que le cours se fixe au cours de la vente. Donc le premier qui va vendre son lot, il va le vendre certainement moins cher, que si ça se trouve en milieu ou en fin de cahier. Alors les communes qui commencent par un A ou un B, ils vendaient toujours leurs bois moins chers que ceux qui commençaient par un S ou un T » (Acheteur de bois n°7) et d’autre part, leur

volonté de ne pas fixer des prix à des niveaux élevés dès les premiers lots pour se préserver du danger de la surenchère.

Enfin, les acheteurs évoquent le fait qu’en fin de vente, ils se retrouvent parfois acculés car ils n’ont pas réussi à obtenir le volume de bois suffisant pour leur activité, ce qui les pousse à relever leurs offres sur les derniers lots mis en vente : « les premiers servis sont toujours

meilleur marché et les derniers servis sont toujours les plus chers. Ces derniers temps c’est comme ça, vous commencez une vente par appel d’offres, les premiers lots sont à 50 €, on termine la vente à 62 €, 63 €, les communes ont intérêt à se trouver à la fin » (Acheteur de

bois n°17).

Or, si l’on prend le catalogue des ventes aux enchères, on observe que les lots sont classés et numérotés en fonction de l’agence à laquelle ils sont rattachés, puis de leur origine (bois domanial ou communal) et enfin par ordre alphabétique. Par conséquent, si l’on démarre les enchères en début de cahier, on retrouvera les bois situés sur des communes commençant par les premières lettres de l’alphabet. Cette pratique est donc à l’origine d’un traitement déséquilibré des lots entre les communes de la part de l’ONF. D’où la demande des communes de mettre en place un tirage au sort en début de séance pour déterminer le premier lot mis en vente : « Il vaut mieux faire un tirage au sort même à chaque vente » (Responsable communal n°12). Une demande qui est aussi relayée par les acheteurs intéressés par les lots situés en fin de catalogue : « Moi, je ne suis pas d’accord. On va commencer par l’agence X,

les gens vont acheter, bien sûr, la vente se déroule, et bien sûr tout le monde n’est pas servi. Alors, vous savez, quand la vente commence, qu’il y a une tendance à la hausse, eh bien, plus la vente avance, plus les cours montent, de 5, de 10, de 15% sur certains lots et comme notre secteur, c’est l’agence Y ou Z, eh bien, ce que l’on aurait pu acheter, je ne sais pas, 100 francs au départ, vous le payez 110, 120 francs en fin de vente, parce que les gens, ils se rebattent sur les lots. Ils veulent acheter, ils vont forcer, et là badaboum, on va se faire avoir. Donc, là je ne suis pas d’accord, je suis plutôt pour le tirage au sort » (Acheteur de bois

n°27).

Mais, si l’argument de la hausse des prix en fin de séance peut justifier la demande de tirage au sort des communes situées en début d’alphabet, il est intéressant de noter que cette procédure est aussi revendiquée par les communes situées en fin d’alphabet, alors même que les deux arguments avancés ne sont pas corroborés par les données empiriques.

Le premier de ces arguments trouve son fondement dans la position jugée ambigüe de l’ONF, à la fois responsable de la tenue des enchères, offreur de bois domaniaux et mandataire légal des communes pour vendre leur bois. Ainsi, certains élus insistent sur le fait que depuis la réforme de 2002, l’ONF poursuit une : « logique de rentabilité » (Responsable communal n°15) et qu’à ce titre : « les domaniaux sont plus choyés » (Responsable communal n°1) au détriment des bois communaux : « Moi j’en ai le sentiment, on n’est pas tous logés à la même

enseigne. Nous, ils nous prennent pour des clients, eux ils sont chez eux dans la domaniale, nous on est des clients, on est plus considéré comme des propriétaires » (Responsable

communal n°15). Ce traitement de faveur se traduirait par la vente en priorité des bois domaniaux, d’où le souhait des communes, grâce au tirage au sort, de voir leurs lots proposés en premier : « Parfois, ça me défrise un peu, je pense -qu’un jour je vais mettre les pieds dans

le plat, ça me tracasse un petit peu, j’ai connu le tirage au sort et quelque part c’est quelque chose à remettre à l’ordre du jour » (Responsable communal n°13).

L’autre raison soulevée par les communes situées en fin de catalogue consiste à penser qu’en fin de séance le niveau de concurrence est plus faible car les acheteurs sont pour la plupart déjà approvisionnés en bois : « Ben, le problème c’est qu’à mon avis, on risque de se

bagarrer pour les communes en début d’ordre alphabétique parce que les gens vont vouloir du bois, et si tout le monde est pourvu lorsqu’une commune qui est Z par exemple, elle sera toujours pénalisée parce qu’elle arrivera en fin de série, et à ce moment-là elle sera contente de vendre son bois mais peut-être bradé. Si c’est le dernier, ce sera les soldes » (Responsable

communal n°12). Le risque serait d’avoir des offres de prix inférieures au début de la séance et dans le même temps un taux d’invendus plus élevé compte tenu que les acheteurs ne sont plus soumis à la même contrainte d’approvisionnement : « On peut toujours se dire que si on

faisait par ordre alphabétique, une fois que les premiers lots sont partis, peut-être qu’il y aurait moins d’intérêt pour les derniers. Donc là, c’est peut-être beaucoup plus équitable, ce tirage au sort » (Responsable communal n°5). Pour ces communes, le tirage au sort est donc

stratégique car il accorde à tous les vendeurs la « chance », si le sort le décide, de passer en début de vente : « Je pense que le tirage évite qu’on soit par exemple toujours dans les

premiers, Aingeray, Bruley tout ça » (Responsable communal n°15). Toutefois, là aussi,

l’argument avancé ne se vérifie pas dans les données empiriques car non seulement les prix sont plus élevés en fin de séance mais de plus il n’y a pas de : « lien évident entre l’ordre de

La forte mobilisation des communes sur cette problématique a finalement conduit l’ONF à accepter la mise en place d’un tirage au sort en début de séance pour déterminer le premier lot mis en vente. Pourtant, cette décision n’a pas fait l’objet d’une modification des règlements des ventes de l’ONF qui se serait concrétisée par la création d’une institution formelle unifiée et applicable à l’ensemble du territoire. On assiste plutôt à une pratique plus ou moins marquée selon les régions : « Si certains ici ne le font pas, ailleurs c’est presque obligatoire,

c’est plutôt un usage, mais si on ne le faisait pas ailleurs, ça râlerait pour les communes […] Moi, je vois en région Z, c’était systématique, d’abord les communes étaient toutes mélangées, pas divisées par unité territoriale comme ici, et on tirait au sort un numéro d’article, ça tombait sur une commune et on partait après. Alors que là, le peu de fois où on fait un tirage, on a tiré une unité, donc on recommence dans l’ordre » (Personnel de l’ONF

n°3).

Pour ce qui est de la Lorraine, la pratique du tirage au sort est loin d’être systématique car les responsables des ventes pensent pour la plupart que cela n’a pas d’incidence sur les prix : « Moi je ne le fais pas. Il y a effectivement certains qui prétendent que selon le placement du

lot dans le catalogue et puis dans la vente, ça peut avoir une influence sur le prix. Ça me laisse sceptique parce que, bon, si le lot est beau, quelle que soit sa position dans le catalogue, il intéressera, s’il n’est pas beau, vous pouvez le mettre où vous voulez, il n’intéressera pas. D’ailleurs, les acheteurs vont voir certains lots ou ne vont pas les voir, donc, je ne suis pas certain que ça ait un impact. Certains pensent que oui, mais moi, je n’en ai jamais eu la preuve de ça » (responsable ONF n°6). Pour ces responsables, l’ordre de

passage n’a pas de réel impact sur le niveau des prix302, compte tenu de la forte hétérogénéité des bois. Pour eux, la demande de tirage au sort303 des communes est sans fondement : « Après, c’est des petits caprices des maires qui s’imaginent... Et puis, en plus de ça, il n’y a

pas de logique à tout ça » (Personnel de l’ONF n°4).

Cependant, face à l’insistance des communes d’avoir un tirage au sort, ces directeurs des ventes ont accepté que soit tirée au hasard l’unité territoriale par laquelle on commence la séance : « C’est vrai que dans mon catalogue j’ai des lots domaniaux et des lots communaux.

302 Cette représentation erronée est préjudiciable aux vendeurs. Selon S. Costa & R. Préget, les responsables de commercialisation à l’ONF auraient même tout intérêt à travailler la constitution du catalogue de vente : « On

pourrait penser a priori, qu’il est préférable de mettre en vente en premier les lots les plus beaux et les plus convoités pour que s’exerce une réelle concurrence » (Costa & Préget, 2004, p. 42).

303

Cette représentation est très marquée en Lorraine. On peut citer le cas d’un directeur de vente à l’ONF qui, souhaitant prouver sa bonne foi sur l’absence d’incidence sur les prix du tirage au sort, a proposé à ceux qui lui opposaient l’argument de prix plus forts en début de séance de mettre ses lots de bois domaniaux en dernier : « Je disais, écoutez, vous voyez, je suis de bonne foi, moi aussi je veux gagner des sous, je vous dis que le

Donc, conclusion, la seule chose que j’ai faite, c’est de commencer avec des lots domaniaux puis des lots communaux et la fois d’après, j’inverse communaux et domaniaux » (Personnel

de l’ONF n°4). Une fois l’unité territoriale choisie de façon aléatoire par un des acheteurs présents dans la salle, la vente commence dans l’ordre alphabétique des communes. Il n’y a donc pas de réelles égalités des chances au moment du tirage car le rang n’est pas déterminé dans sa totalité par le jeu du hasard.

Ce manque de volonté d’appliquer le tirage au sort est par ailleurs renforcé par la critique de certains acheteurs, qui exercent de leur côté des pressions sur l’ONF pour que l’ordre du catalogue soit inchangé : « ça emmerde tout le monde. Quand vous enlevez de la logique, vous

l’enlevez jusqu’au bout. Donc, maintenant le gars il arrive, il a son cahier. Il commence son cahier. Il ne va pas prendre son cahier au milieu, allez là, et puis revenir, on prend le cahier et puis terminé » (Acheteur de bois n°23). En effet, ces acheteurs sont réfractaires à

l’intervention du hasard pour déterminer l’ordre de passage des lots pour une question de temps, mais aussi parce que cela peut modifier leur stratégie d’achat.

Sur l’aspect temporel, la fixation de l’ordre de passage à l’avance, pour des catalogues qui peuvent parfois regrouper plusieurs centaines de lots, réduit le temps de présence des acheteurs dans la salle : « Nous, on est beaucoup pris. Si on sait, une vente qui dure de 10

heures à midi, s’il y a deux cahiers, si on sait à l’avance qu’elle attaque à 8 heures, l’autre à 10 heures, nous on gagne du temps, pas la peine d’être là à 8 heures pour attendre 2 heures pour rien. C’est aussi respecter les acheteurs » (Acheteur de bois n°10). Sans modification de

l’ordre de passage, les acheteurs évitent ainsi de passer toute la journée à la vente304

.

Au-delà de cet aspect pratique, la principale critique des acheteurs porte sur la gêne occasionnée dans leur stratégie. Ainsi, lorsqu’il s’avère que les lots souhaités sont sélectionnés en premier, les acheteurs abordent toute la difficulté qu’ils ont à donner un prix alors qu’ils n’ont pas eu le temps de voir la tendance se dessiner sur la séance : « C’est comme

à X, il avait deux cahiers : X et sur Y, ils ont commencé par celui de X, tant mieux. On a vu que c’était cher, ça donne la tendance. On préfère que ça commence chez le voisin pour prendre la température. Et puis, on voit déjà si l’ONF retire ou ne retire pas et on voit déjà à quel prix elle retire et puis ce sera le même topo pour nous. Si on veut une coupe pas trop chère et que le prix de retrait, c’est 30 € et que nous on l’avait estimé à 25 €, on va remettre 5

304 L’aspect temporel a aussi un avantage en termes de niveau de concurrence. Si les acheteurs ne viennent qu’à des heures très précises, cela peut diminuer le nombre d’enchérisseurs présents dans la salle et donner plus de chances aux présents de ne pas subir une concurrence inattendue de la part d’un enchérisseur parfois tenté de faire au final une soumission.

€, on va mettre 30 €, comme ça on pense qu’on va l’avoir, ils ne vont pas la retirer. Alors que s’ils commencent par les nôtres… » (Acheteur de bois n°3). D’un autre côté, lorsque le tirage

positionne les lots visés en fin de séance, les acheteurs ont peur de devoir les payer plus chers s’ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas obtenu le volume de bois suffisant pour leur activité : « Moi, je n’aime pas […] Si c’est en dernier qu’il y a les belles coupes, elles seront chères.

Celui qui n’a pas acheté au début, il va remettre la sauce en dernier. Moi, je préfère commencer par le début du cahier. S’ils commencent au début du cahier, bon, on fait notre vente, on le sait tandis que si on commence à la fin puis, que toutes nos coupes, elles sont au début, alors on attend déjà et après on est plus tendu parce qu’on a rien acheté déjà à la moitié du cahier et puis après tout le début c’est où ce que l’on est nous, c’est un peu plus délicat » (Acheteur de bois n°3).

Ainsi, malgré l’influence avérée de l’ordre de passage sur le niveau de prix des lots, le tirage au sort est plus ou moins mis en place lors des enchères séquentielles. L’absence de contraintes formelles et le manque d’intérêt des responsables des ventes pour le tirage au sort