• Aucun résultat trouvé

La performation du modèle de Black, Scholes et Merton

Section 5. L'encastrement institutionnel

6.2. La performation du modèle de Black, Scholes et Merton

Une fois l’analyse sur la construction sociale du CBOE réalisée, D. MacKenzie et Y. Millo ont démontré comment ce marché a été performé par l’application d’une théorie économique : le modèle de Black, Scholes et Merton204 (BSM).

Ce modèle d’évaluation des options, développé en 1973, a pris une ampleur considérable sur le CBOE car il a permis de faire évoluer la perception des options. Considérées initialement comme un jeu spéculatif, les options ont été perçues, suite à l’application du modèle BSM, comme un : « mécanisme utile des marchés de titre » (MacKenzie & Millo, 2003, p. 121) qui assure une évaluation efficiente des prix.

Ainsi, une fois légitimé, le modèle BSM a commencé à être appliqué sur le CBOE, même si certaines réticences étaient encore visibles205

. Son recours fut généralisé sous l’effet de pertes enregistrées en 1978 par ceux qui ne l’utilisaient pas et en raison d’une évolution culturelle chez les teneurs de marché pour qui la couverture systématique était devenue essentielle.

203

La réciprocité était intergénérationnelle. Les prêts qui étaient accordés aux nouveaux membres par les plus anciens n’impliquaient pas un remboursement financier mais obligeaient ceux qui en avaient bénéficié d’en faire autant pour les futurs arrivants : « tu as une dette, mais cette dette est envers les jeunots qui viendront après toi.

Tu peux me rembourser en aidant d’autres enfants » (MacKenzie & Millo, 2003, p. 118)

204

Ce modèle repose sur les travaux de F. Black et M. Scholes (1973) et ceux de R. Merton (1973).

205 Plusieurs critiques étaient formulées à l’encontre du modèle BSM. Pour certains, le modèle entraînait une sous-estimation des options par rapport à d’autres modèles de pricing. D’autre part, la nécessité d’utiliser une formule mathématique pour intégrer les paramètres rendait l’opération coûteuse en termes de temps et peu appropriée à la négociation. Il était à ce propos mal vu de recourir à des fiches de valeurs théoriques. Celui qui les utilisait prenait le risque d’être réprimandé par les autres négociateurs : « Sois un homme. Négocie comme un

homme » (MacKenzie & Millo, 2003, p. 124). Ce type de situation rappelle les observations effectuées par J-P.

Hassoun sur le MATIF où celui qui ne sait pas « vanner » n’est pas respecté des autres négociateurs. (Hassoun, 2000, p. 16). Dans les deux cas, la proximité relationnelle favorise des codes de conduite à suivre sous peine d’être sanctionné par les membres de la communauté.

D’une simple ressource mobilisée par quelques négociateurs, le modèle BSM, à travers son application informatisée, est devenu une sorte de cognition partagée par les négociateurs qui a performé206 la réalité même des prix du marché jusqu’au krach de 1987207. Ce constat nous amène à conclure que le modèle BSM a permis dans une certaine manière de désencastrer : « les produits dérivés du cadre éminemment moral dans lequel ils étaient réputés

dangereusement proches des parieurs ». (MacKenzie & Millo, 2003, p. 138)

Au final, on peut retenir que les composantes théoriques et matérielles de la science économique qui ont eu un rôle prépondérant dans la formation des marchés d’options ne sont que le résultat d’un processus socialement encastré. En effet, la science économique qui a agi lors de la construction du marché des options en tant que caution morale ne s’est pas imposée seule. Elle a bénéficié du soutien politique de l’administration Nixon, ainsi que l’action de membres influant au sein de la communauté des négociateurs, démontrant la réalité de l’imbrication entre les formes d’encastrement.

Conclusion.

La notion d’encastrement constitue pour la sociologie économique un instrument d’interprétation particulièrement utile pour rendre compte de la pluralité des phénomènes économiques. Elle permet de remettre en cause le postulat de l’économie standard qui consiste à mettre en scène, dans un espace socialement vide, des acteurs rationnels cherchant à maximiser leur profit personnel. Face à l’illusion d’une : « universalité anhistorique » (Bourdieu, 2000, p. 16) des comportements économiques, la sociologie économique démontre au contraire, à travers l’analyse des formes d’encastrement de l’action économique, que cette dernière prend place dans un contexte socio-historique. On comprend dès lors que la Nouvelle

Sociologie Economique ait fait de l’encastrement une notion clé dans sa tentative de proposer

une alternative théorique crédible à celle de l’économie standard pour analyser les phénomènes économiques.

206

Cette évolution des prix s’explique par la performation « théorique » du modèle de BSM ainsi que par la performation « matérielle » des systèmes techniques de cotation automatisée qui permettent de générer de façon continue des prix.

207

L’effondrement boursier d’octobre 1987 a eu pour conséquence de remettre en cause : « l’hypothèse nulle de

Cependant, à mesure que le recours à l’idée d’encastrement a pris de l’ampleur, le sens donné à cette notion s’est rapidement élargi par rapport à la définition initiale de M. Granovetter (1985), réduisant alors sa portée analytique (Portes & Sensenbrenner, 1993 ; Swedberg, 1997 ; Magatti, 2004 ; Eme, 2008 ; Caillé, 2009). D’où la nécessité de proposer une définition des formes de l’encastrement précise et applicable à la diversité de la vie économique. A ce titre, nous sommes partis de typologies existantes (Zukin & Di Maggio, 1990 ; Le Velly, 2002), pour retenir au final quatre formes d’encastrement qui doivent être perçues comme étant imbriquées entre elles : structural, politique, cognitif, institutionnel formel et informel. Ce travail d’éclairage sur la notion d’encastrement va nous servir à présent de base théorique à l’analyse sociologique du fonctionnement des ventes de bois publics en Lorraine. Dès lors, la description des formes d’encastrement des enchères va nous conduire à révéler une réalité marchande véritablement mise en scène dans laquelle s’entremêlent l’économique et le non économique. Nous allons ainsi démontrer que les ventes aux enchères de bois publics prennent place au sein d’un cadre institutionnel formel et informel dont l’action contraignante oriente les comportements économiques des acteurs de la filière bois.

Chapitre 2 : L’encastrement des ventes aux enchères de bois

publics.

Pour les économistes néoclassiques, le postulat d’un marché atomisé, orienté par le système des prix, conduit à interpréter le processus économique comme étant : « non-social et

désencastré » (Velthuis, 2003, p. 189). On retrouve ce postulat dans le domaine des enchères,

où, bien que les modèles théoriques prennent en compte certaines caractéristiques propres aux agents, comme leur aversion au risque, leur niveau d’information ou bien encore leurs stratégies208, les mécanismes restent tout de même : « socialement non contaminés » (Smith, 1990, p. 162).

Dans le cas des ventes de bois en France, il semble que l’on puisse rencontrer cette même limite dans la mesure où les travaux209 de modélisation d’enchères étudient les stratégies des acheteurs et les espérances d’utilité du vendeur sans intégrer l’influence des facteurs non économiques sur la réalité des échanges marchands. Le présent chapitre, s’inscrivant dans une perspective sociologique, vise à corriger cet écueil en appréhendant les enchères de bois publics comme des pratiques sociales où se mêlent : « l’économique au symbolique, le

rationnel à l’émotionnel, l’individuel au collectif » (Bonnain-Dulon, 2001, p. 511). Nous y

développerons l’idée que les ventes aux enchères de bois publics prennent place dans un contexte socio-historique et qu’à ce titre, leur compréhension impose d’identifier leurs conditions d’encastrement. Pour ce faire, nous prendrons appui sur les formes d’encastrement identifiées dans notre premier chapitre, en gardant à l’esprit qu’elles sont imbriquées entre elles au moment d’orienter les comportements des individus.

Nous verrons ainsi, dans une première section consacrée à l’analyse des mécanismes d’enchères, que les règles de vente de bois publics (procédures d’enchères, prix de retrait, vente des lots invendus, tirage au sort) imposées aux acteurs doivent être appréhendées comme des institutions formelles dont l’évolution est contrainte par des facteurs économiques et non économiques. La prise en compte de l’encastrement des règles de vente de bois publics

208 Dans son introduction aux mécanismes d’enchères, F. Naegelen fait état de ces différents modèles d’enchères, qui sont des variantes d’un modèle de base pour lesquels : « le nombre de participants peut être connu ou

aléatoire, les fonctions d’utilité linéaires ou non linéaires, les croyances des agents sur les caractéristiques peuvent être symétriques, complémentaires…, la forme des stratégies quelconque, linéaire,… » (Naegelen, 1988,

p. 4).

209

Voir à ce titre (Elyakime & al., 1994, Elyakime & Loisel, 1998, Li & Perrigne, 2003, Elyakime & Loisel, 2005).

nous conduira à souligner que le choix des procédures d’enchères ne s’effectue pas en fonction du seul critère économique d’optimalité210

mais qu’il intègre d’autres critères tels que la réciprocité et la moralité. L’analyse des phénomènes d’entente sera l’occasion de montrer que, quelque soit le cadre d’enchères établi, il est difficile d’évacuer les relations sociales lors de la réalisation des ventes de bois publics (Section 1).

La seconde section portera, quant à elle, sur le déroulement des ventes aux enchères de bois publics. Nous y démontrerons que l’échange marchand fait l’objet d’une véritable : « représentation théâtrale » (Goffman, 1973, p. 9) durant laquelle les équipes en présence, influencées par la mise en scène de dispositifs cognitifs et sociotechniques, s’activent à trouver de façon collective un consensus sur la valeur et l’allocation des lots de bois. L’examen du dénouement de l’enchère sera alors l’occasion d’évoquer l’enjeu que représente pour les acheteurs, en termes de réputation et de position sociale, le fait d’arriver à faire des offres de prix proches de la valeur établie par la communauté (Section 2).