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Section 5. L'encastrement institutionnel

5.2. Encastrement institutionnel formel

La vie économique suppose l’existence de règles qui interviennent afin de permettre la réalisation des échanges de biens et de services. Le cas du marché autorégulateur décrit dans la théorie néoclassique n’y fait pas exception. Il implique : « un ensemble de règles qui

permettent son effectuation : droit de propriété, contrats, justice, etc. » (Demeulenaere, 2004,

p. 540). Loin d’être désencastré de son contexte social, le marché autorégulateur réclame pour exister un certain nombre d’institutions formelles.

Dans la définition de D. North (1991), ces « règles178 formelles », composées des constitutions, des lois, et des droits de propriété, ont en commun d’être garanties par le pouvoir coercitif de la puissance publique179. Elles agissent directement sur le marché en participant à l’élaboration des modalités de fonctionnement des échanges. A ce titre, l’analyse des relations marchandes requiert l’étude préalable du cadre institutionnel à l’intérieur duquel se rencontrent les agents économiques.

Nous proposons d’expliquer les raisons de l’émergence d’institutions formelles sur le marché (5.2.1) avant de montrer les conséquences de ces règles sur les comportements économiques des individus (5.2.2).

5.2.1. L’apparition du besoin de contraintes formelles.

Tandis que les contraintes informelles assurent un contrôle social plutôt efficace entre les membres d’une communauté réduite, l’accroissement des relations impersonnelles dans les sociétés modernes a tendance à augmenter le risque de défection entre les individus. Il est en effet très coûteux pour un agent de trahir les membres d’une communauté restreinte car il prend le risque d’être sanctionné par ses pairs, sans avoir la possibilité de pouvoir échanger à l’extérieur du groupe. A l’inverse, à mesure qu’il est plus facile de quitter le groupe pour en intégrer un nouveau, le risque de sanction diminue car le coût de sortie devient plus faible. Les individus qui entrent en interaction au sein de cette société complexe sont alors soumis à la difficulté d’obtenir des autres individus un engagement crédible. Du fait que le risque de

178 Dans la définition qu’il donne des institutions en 1994, D. North ne parle plus de « règles formelles » mais de « contraintes formelles ». Les règles deviennent alors une modalité de ces contraintes comme peuvent l’être les constitutions (North, 1994, p. 360)

179 D. North apporte une réponse à G. Hodgson dans un courrier daté du 7 octobre 2002 sur la distinction entre les règles formelles et les règles informelles. Pour lui : « les règles formelles sont imposées par les tribunaux » (Hodgson, 2006, p. 20)

défection lors d’un échange dans un grand groupe est supérieur à celui présent au sein d’une communauté restreinte, se pose alors la question du pouvoir d’engagement de l’autre partie à coopérer à son tour dans cet échange.

On se retrouve dans une situation décrite dans la théorie des jeux par le modèle du : « jeu de

la confiance » (Kreps, 1990, p. 100). Dans ce type de jeu (Cf. Figure n°3.) caractérisé par une

interdépendance séquentielle, le joueur 1 a la possibilité de faire confiance à B ou de refuser la coopération (0,0). S’il choisit de faire confiance à B, sa situation devient dans le même temps précaire car le suiveur est en position de force. Il peut faire honneur à la confiance de A auquel cas, les deux reçoivent un gain de 10. Mais, B peut au contraire abuser de cette confiance pour accroître son gain (15) au détriment de A (-5).

Alors que dans la communauté restreinte le joueur 2 sera conduit à faire honneur à la confiance du joueur 1 pour éviter tout risque de sanction de la part des autres membres du groupe, il sera plus tenté d’abuser de la confiance du joueur 1 dans une société complexe, sachant que ses gains seront supérieurs et que le risque de sanction sera faible. Dans ce type de situation, seule l’intervention de l’Etat peut contraindre le joueur 2 à préférer la coopération à l’exploitation de la situation à son seul avantage. C’est donc bien l’émergence d’un besoin de protection de la part des individus qui va donner naissance à la nécessité d’avoir une autorité publique à même de contraindre les comportements opportunistes des tricheurs. En effet, seul l’Etat a une réelle capacité à monopoliser l’usage légitime de la force. Ainsi, l’apparition d’institutions formelles élaborées par l’Etat est justifiée par le besoin de fournir un ordre social à une société caractérisée par la prédominance des relations impersonnelles.

Figure n°3 : Le jeu de la confiance selon D. Kreps (1990, p. 100).

5.2.2. Institutions formelles : un cadre légal qui influence les relations marchandes.

Dans le cadre des marchés, les institutions formelles représentent pour D. North l’ensemble des règles édictées par la puissance publique pour déterminer les paramètres de l’action marchande. Parmi ces règles, les droits de propriété (Demsetz, 1967) forment le cœur des institutions formelles car ils procurent la garantie aux acteurs économiques qu’ils peuvent utiliser leurs biens (usus), en percevoir les fruits (fructus) ainsi qu’en disposer librement (abusus). Il appartient à l’Etat d’assurer la protection des droits de propriété des individus dans le but d’obtenir une organisation économique prospère. Au-delà de la protection des droits de propriété, l’autorité publique fixe tout un ensemble de : « règles du jeu » (North, 1990, p. 3) qui détermine la manière spécifique à chaque marché selon laquelle les joueurs sont admis à prendre part à l’échange.

On perçoit à travers la perspective northienne la critique de la théorie néoclassique portant sur l’absence de rôle confié aux règles dans le processus de marché. L’objectif de l’économie institutionnaliste n’a pas pour finalité la recherche des lois économiques qui étant situées hors contexte social expliqueraient comment une économie de marché gère : « le problème

omniprésent de la rareté » (Mantzavinos, 2009, p. 182). L’objectif est plutôt de décrire dans

A

B

Ne croit pas B Croit B 0, 0 10, 10 - 5, 15 Honore la confiance de A Abuse de la confiance de A Gains A , B

une économie des marchés, les règles, qui à la fois astreignent et autorisent la liberté d’action des individus dans leurs rapports marchands. De ce fait, le marché et l’Etat ne doivent être opposés mais au contraire liés car le premier n’a de réalité qu’à travers des règles formelles élaborées par le second. On retrouve dans ce propos une certaine similitude avec la pensée de K. Polanyi sur l’origine des marchés libres : « Le laissez-faire n’a rien de naturel ; les

marchés libres n’auraient jamais pu voir le jour si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes […] Le laissez-faire lui-même a été imposé par l’Etat » (Polanyi, 1983, p. 189).

L’Etat agit, au final, à travers son pouvoir de coercition pour assurer l’existence d’un marché autorégulateur.

Dans la pratique, les institutions formelles interviennent pour définir les modalités de vente (ex. enchère, gré à gré), les acteurs autorisés à prendre part à l’échange (ex. particuliers, professionnels) ou bien encore pour fixer les lieux de vente (ex. salle de vente, foire). Toutes ces interventions dans le fonctionnement des échanges induisent dès lors une grande diversité entre les marchés. Nous proposons de prendre l’exemple des enchères d’art afin d’illustrer l’effet des institutions formelles sur l’action économique.

Dans son étude, G. Colboc précise qu’au 20ème

siècle, la diminution de l’attrait des salles d’enchères parisiennes en matière d’objets d’art, au profit des salles new yorkaises ou londoniennes, s’explique pour partie par la réglementation de la profession des commissaires-priseurs180. Pour G. Colboc, cette situation trouve son origine dans la stabilité du monopole national accordé aux commissaires-priseurs par la loi de finance du 28 avril 1816 et l’ordonnance du 26 juin 1816181

. Ces règles formelles ont, à la fois, facilité la bonne

180 Dans un article de l’édition du 2 février 1996 de Libération écrit par Vincent Noce, on peut lire que Drouot a vu son chiffre d’affaires de 1995 baisser de 7% alors que le marché mondial était en forte reprise : « Incertitude

politique, grèves et morosité économique ne suffisent pas à expliquer un véritable décrochage. Car cette baisse s'accompagne d'une nette reprise du marché mondial des ventes aux enchères : le numéro un, Sotheby's, voit son chiffre d'affaires progresser de 25% (1,66 milliard de dollars, soit 8,3 milliards de francs) et sa rivale, Christie's, de 17% (1,47 milliard de dollars, soit 7,3 milliards de francs) » (Noce, 1996).

181

Rappelons que c’est sous le règne d’Henri II, qu’en France, les maîtres commissaires-priseurs sont nommés afin d’assurer la charge des ventes de meubles (édit de février 1556). Ils obtiennent alors le monopole pour cet exercice, même si en province la tenue de ventes aux enchères est encore réalisée par des sergents. Dès le 18ème siècle, l’hexagone devient, sous l’effet de transformations dans la société, la place centrale en matière de ventes aux enchères. En effet, la bourgeoisie souhaitant copier l’aristocratie devient une clientèle fidèle des salles des ventes. Dans le même temps en Angleterre, les enchères d’objets d’art ont lieu dans des tavernes ou des salons de thé. Deux maisons dont la notoriété n’est plus à faire apparaissent simultanément à Londres : Sotheby’s en 1744, fondée par Samuel Baker et dont les premières ventes portaient sur de vieux livres, et Christie’s le 5 décembre 1766, lors de la première vente organisée par James Christie. C’est à cette période que réapparaît la publicité pour les ventes à travers des catalogues illustrés (1776). Mais avec la révolution française, période assez trouble, de nouveaux bouleversements viennent modifier la réglementation propre aux enchères. En 1790, les offices de commissaires-priseurs sont supprimés, les ventes aux enchères sont de nouveau confiées aux notaires, huissiers, greffiers et sergents. Puis, sous Napoléon Bonaparte, les commissaires-priseurs retrouvent leur prérogative mais uniquement sur la région parisienne. Quelques années plus tard, l’extension à l’ensemble

intégration sur le marché national des commissaires-priseurs182 et dans le même temps contribué à diminuer leur rayonnement sur un marché devenu mondial. En effet, de par leur statut, les commissaires-priseurs n’ont pas eu la possibilité de transformer juridiquement leurs études en sociétés commerciales afin d’atteindre la taille critique requise sur ce type de marché. (Colboc, 2004, p. 13). Cette illustration démontre dans quelle mesure les institutions formelles encadrent d’une part les échanges marchands et orientent d’autre part la forme organisationnelle spécifique prise par les différents marchés183

.

Toutefois, si l’examen des règles formelles s’avère indispensable à la compréhension des marchés, il doit être complété par la prise en compte des institutions culturelles pour obtenir une appréciation plus exhaustive de la réalité marchande.