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La référence à l’encastrement : contre une vision sous-socialisée de l’économie

Section 2. L'encastrement relationnel et structural de M. Granovetter

2.1. Définition de l’encastrement relationnel et structural

2.1.1. La référence à l’encastrement : contre une vision sous-socialisée de l’économie

Une des idées principales développées par M. Granovetter repose sur la nécessité de percevoir l’action économique comme encastrée au sein d’un réseau de relations individuelles. Ainsi, M. Granovetter reprend la thèse de l’encastrement proposée par K. Polanyi pour l’appliquer

aux sociétés contemporaines. Il s’appuie sur la notion d’encastrement pour dénoncer l’analyse des économistes orthodoxes qui réduit l’action économique à la poursuite d’une utilité maximale par des êtres égoïstes. L’erreur des économistes, selon M. Granovetter, reprenant le point de vue de K. Polanyi (1983, p.73), trouverait son origine dans les écrits d’A. Smith qui prêtait à l’homme primitif une prédilection pour les activités lucratives (Granovetter, 1985, p. 482). Une erreur qui va conduire à légitimer l’autonomisation de la discipline économique de toute référence sociale. En effet, pour la théorie économique orthodoxe, suite au détachement de l’économie de marché du contexte social, les termes de l’échange économique ne seraient plus influencés par la présence de liens sociaux mais uniquement par la concurrence (Granovetter, 1985, p. 484). On en arrive alors à la conclusion que le marché, en tant que lieu de régulation, est constitué par une foule d’anonymes dont la confrontation furtive ne peut donner lieu à l’apparition de relations sociales durables, solutionnant ainsi la problématique de la confiance dans les échanges.

Or, selon M. Granovetter, il est totalement inexact de considérer l’action économique comme étant désencastrée des relations sociales et ce quelque soit la société étudiée. D’ailleurs, il relève que chez A. Smith lui-même, la prise en compte des relations sociales dans les échanges ne disparaît pas de son analyse (Smith, 1991). En ce sens, M. Granovetter confirme en partie une des thèses de K. Polanyi (Polanyi, 1983, p. 75) selon laquelle le marché n’est pas l’institution centrale de la vie économique. Cette filiation va se traduire par une opposition vis-à-vis des thèses économiques préconisant d’appliquer le raisonnement utilitariste aux sociétés précapitalistes. Toutefois, M. Granovetter se démarque de K. Polanyi à un double niveau.

D’une part, il admet que l’encastrement de l’économie dans les sociétés précapitalistes est moins important que l’analyse substantiviste le laisse penser. Il illustre son propos avec l’exemple des individus appartenant aux tribus de Mélanésie, au Nord de l’Australie, qui sont motivés par l’appât du gain financier (Swedberg & Granovetter, 1994, p. 123). Pour M. Granovetter, les substantivistes ont tout simplement surestimé l’encastrement de l’action économique.

D’autres part, M. Granovetter n’adhère pas à la thèse du désencastrement dans les sociétés industrielles, considérant que l’action économique n’y est pas : « désinsérée » (Swedberg & Granovetter, 1994, p. 123). Ce dernier point constitue d’ailleurs la différence majeure entre les deux auteurs. Pour M. Granovetter, dont l’étude se limite aux sociétés capitalistes, la thèse

du désencastrement qui aurait conduit à la mise en place d’un marché autorégulateur n’est pas soutenable92. Il revient sur cette opposition à K. Polanyi dans son : « Introduction pour le

lecteur français » (Granovetter, 2000) pour distinguer deux Polanyi : « le Polanyi polémique qui surestime l’autonomie du marché et le Polanyi analytique qui, le premier, indique comment on peut étudier la façon dont l’échange, la redistribution et la réciprocité interagissent entre eux, se complètent comme modes d’allocation des ressources dans toutes les sociétés, il est clair que je me sens beaucoup plus proche du second » (Granovetter, 2000,

p. 39).

M. Granovetter se considère comme redevable de l’idée d’encastrement utilisée par le Polanyi « analytique » pour caractériser le fait que l’action économique est à la fois contrainte et permise par les relations sociales des agents économiques. Cependant, il montre clairement son opposition à la thèse d’un marché autorégulateur sur laquelle K. Polanyi s’est appuyée pour critiquer le modèle économique libéral. Pour mieux comprendre l’ambiguïté du discours de K. Polanyi qui a donné lieu à la critique de M. Granovetter, il faut alors remettre l’auteur de la « Grande Transformation » dans son contexte historique. En effet, dans les années 1920, K. Polanyi, proche des « austro-marxistes », était en opposition forte avec l’orientation libérale de l’École autrichienne représentée par L. Von Mises (Cangiani, 2008, p. 6). Ceci explique pourquoi le Polanyi « polémique » effectue, dès les premières pages de « La Grande

Transformation », un plaidoyer à charge contre une économie de marché autorégulée, jugée

totalement utopique (Polanyi, 1983, p. 22). F. Block précise que K. Polanyi fait volontairement référence à la notion d’utopie pour signifier l’impossibilité du projet libéral (Block, 2001, p. 7). La thèse du désencastrement entre les sphères institutionnelles de l’économie et du politique doit être alors interprétée comme un argument politique pour K. Polanyi dans son affrontement avec les partisans du libéralisme. Elle lui permet d’affirmer que la montée du fascisme, danger pour nos démocraties, a trouvé un terreau fertile dans la crise de la société libérale. Cet argument politique va d’ailleurs précipiter la publication en 1944 de « La Grande Transformation » afin de pouvoir peser sur les débats relatifs à la nature des accords de l’après seconde guerre mondiale (Block, 2001, p. 9).

92 Dès le début de l’article, M. Granovetter précise que selon la thèse développée par K. Polanyi : « la sphère de

l’économie se serait petit à petit séparée et différenciée, si bien que les transactions économiques ne seraient plus définies par les obligations sociales ou de parentés des individus qui les effectuent mais par les calculs rationnels de gains individuels. Certains auteurs considèrent même que, entre le premier et le second type de société, la situation s’est totalement inversée : ce ne serait plus la vie économique qui se trouverait immergée dans les relations sociales, mais ce serait ces relations qui représenteraient un épiphénomène du marché »

Cette précipitation peut alors expliquer les contradictions dans le livre de K. Polanyi à propos de la réalité du désencastrement des sociétés industrielles. En effet, K. Polanyi rappelle que le marché autorégulateur ne pouvait exister sans anéantir l’Homme (Polanyi, 1983, p. 22) mais poursuit le propos en précisant que le 19ème siècle a été déterminé par la logique du système de marché (Polanyi, 1983, p. 121). Selon F. Block, cette contradiction provient des circonstances immédiates de l’époque qui ont : « limité sa capacité à réconcilier les conflits

créés par son propre développement intellectuel » (Block, 2001, p. 8).

Au final, M. Granovetter retient pour son étude des sociétés capitalistes l’idée que l’économie de marché est encastrée dans des structures de relations sociales et ne constitue en aucune façon une sphère économique autonome vis-à-vis de son contexte social (Granovetter, 2000, p. 203). Il propose donc de dépasser grâce à la référence à l’encastrement structural l’analyse sous-socialisée de l’économie orthodoxe et de la Nouvelle Economie Institutionnelle, basées sur des acteurs atomisés qui effectuent des choix indépendamment de tout contexte social (Granovetter, 1985, p. 487).