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Des théories de la réception à une modélisation didactique de la lecture littéraire Comme le précise Bertrand Daunay, « ce sont […] essentiellement les nombreu

Chapitre  I.   De la lecture à la lecture littéraire : concepts, outils et approches

MATERIEL ECRIT

2. Qu’est-ce que la lecture littéraire ?

2.1. Des théories de la réception à une modélisation didactique de la lecture littéraire Comme le précise Bertrand Daunay, « ce sont […] essentiellement les nombreu

travaux littéraires sur la lecture, pour divers qu’ils soient […], qui ont permis de construire la lecture littéraire comme un véritable outil didactique théorique permettant de concilier les avancées théoriques des années 1950-1960, centrées sur le texte, et la conception du texte comme objet de lecture, dont le sens n’est pas conçu comme indépendant de l’interaction qu’il entretient avec ses lecteurs – non dans un « tête à texte » (Kuenz, 1974), mais dans le cadre d’un contexte historique et social » (Daunay, 2007 : 108). Ont ainsi émergé peu à peu5 dans la sphère didactique des approches qui, loin de l’application de savoirs textuels, se sont donné pour projet de prendre en compte le lecteur (modélisé ou réel) (Quet, 2006).

2.1.1. En amont des théories de la réception, un questionnement sur l’effet littéraire et sur le

lecteur

Si les théories de la réception auxquelles se réfèrent aujourd’hui les didacticiens sont advenues avec la rupture épistémologique des années 1970, des auteurs se sont depuis toujours interrogés sur l’effet de l’œuvre littéraire et sur le rôle du lecteur. Dans son article « Le pluriel des réceptions effectives », Jean-Louis Dufays s’attache ainsi à citer quelques-uns des pionniers de ce questionnement, au nombre desquels il fait par exemple figurer Aristote (avec ses réflexions sur l’effet de l’œuvre d’art dans la

4 Mon lecteur pourrait se demander pourquoi les travaux théoriques dont il va être question ne font pas l’objet d’une

présentation et d’un commentaire personnels. A cet égard, il m’a semblé pertinent de prendre pour point de départ, non les sources théoriques elles-mêmes – bien que sur le plan scientifique, cela eût été sans conteste plus rigoureux – mais les discours que la communauté des didacticiens tient sur ces travaux. Ce sont en effet ces discours-là, en ce qu’ils sélectionnent, traduisent et modulent les théories en référence à la classe qu’ils ont en ligne de mire, qui me paraissent influencer les discours, les conceptions et les pratiques didactiques sur le terrain.

5 Bertrand Daunay situe dès le début des années 1990, les premiers évènements qui traduisent cette « alliance entre

théoriciens de la lecture littéraire et didacticiens » : la publication d’ouvrages théoriques non spécialement didactiques, mais rédigés par des auteurs qui s’intéressent à l’apprentissage de la lecture (par exemple ceux de Dufays, 1994 ; Gervais, 1993 ; Jouve, 1992, 1993) ; la tenue du colloque « Pour une lecture littéraire » (Dufays, Gemenne, Ledur, 1996) et le lancement de la revue Lecture littéraire qui font se côtoyer des didacticiens et des théoriciens de la lecture littéraire (Daunay, 2007 : 108-109).

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Poétique) ; l’abbé du Bos et Diderot qui, au XVIIIe siècle, amorcent une théorisation du

public et du lecteur ; Edgard Allan Poe, Baudelaire, Mallarmé ou Valéry qui, au XIXe siècle, incitent les auteurs à prendre en compte les effets de leur œuvre ; Péguy, Proust et des critiques comme Albert Thibaudet qui, au XXe siècle, confirment une

préoccupation pour la lecture. Nietzsche est mis en évidence par Jean-Louis Dufays comme celui qui fait de l’activité interprétative une création et qui montre qu’il n’y a pas qu’une seule interprétation possible ; les phénoménologues et les existentialistes le sont aussi, en particulier Sartre, qui, dans Qu’est-ce que la littérature ? (1948), parle du lecteur comme du co-créateur de l’œuvre mais également Gadamer, qui considère que l’œuvre littéraire constitue à la fois une réponse aux attentes du public présent et une question posée aux publics futurs (Vérité et méthode, 1960). Dufays évoque également l’influence de Peirce dans le champ de la sémiotique ; les travaux de Vodicka et Mukarovsky (théoriciens du Cercle de Prague), qui définissent la lecture comme une « concrétisation » conditionnée par les contraintes structurales et contextuelles ; ceux de Jakobson qui attribuent à l’interprète une grande liberté de manœuvre : sous l’influence de ces travaux se développe, dit-il, la notion d’œuvre « ouverte » ou « plurielle » bien connue aujourd’hui.

2.1.2. L’avènement des théories de la lecture : effet et réception

La révolution scientifique des années 1960-1970 suscite, dans le champ des sciences humaines, un déplacement de la notion d’ « œuvre » vers celle de « texte » et impose « l’idée qu’il existe autant de "lectures" (savantes, certes) que de systèmes de signes mobilisés » dans les grilles de lecture qui servent à décrire le texte, issues des nouvelles sciences contributoires (sémiologie, psychocritique, sociocritique, anthropologie…) (Dufays, 2007 : 75-76). Les théories de la réception peuvent ainsi advenir sur ce terreau propice dès les années 70 en Allemagne avec l’école de Constance, qui fonde l’Esthétique de la réception (Hans Robert Jauss, Wolfgang Iser), mais aussi aux Etats-Unis, en France et en Italie.

Jean-Louis Dufays distingue deux courants au sein de ces travaux : l’un centré sur l’effet, l’autre sur la réception. Du côté de l’effet (Riffaterre, 1979 ; Iser, 1985 ; Eco 1985), la perspective est « textualiste » et privilégie l’objet lu par rapport à l’acte de lire, l’effet de lecture par rapport à la réception empirique : lire revient à pratiquer une « interprétation coopérative » du texte (Eco). Du côté de la réception (Marghescou, 1974 ; Jauss, 1978 ; Picard, 1986), la perspective est « lecturale » et consacre les pouvoirs du lecteur à construire le sens et affecter une valeur littéraire au texte : elle

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privilégie la lecture à l’objet lu. Pédagogiquement, chacune des deux approches possède ses atouts et ses limites, précise Jean-Louis Dufays : la première permet l’identification d’un sens commun potentiellement partagé par tous, mais occulte la diversité des lectures effectives ; la seconde promeut les réceptions effectives, la réalité des expériences de lecture des différents élèves dont le regard particulier sur le texte est pris en compte, mais risque de faire tomber dans le subjectivisme (toute lecture est pertinente) (Dufays, 2007 : 76-77). Il propose ainsi de renoncer à choisir entre ces deux approches pour les articuler : « il suffit de reconnaitre que, tout en disposant d’une large liberté, toute lecture est culturellement inscrite, parce qu’à chaque contexte historico-culturel correspond un nombre limité de codes et de stéréotypes permettant de faire signifier les textes d’une manière partiellement convergente » (Dufays, 2007 : 77).

2.1.3. L’héritage des théories de la lecture dans la sphère didactique

Dans son article « Qu’entend-on par lecture littéraire ? », Annie Rouxel entreprend d’évoquer les apports de quatre figures emblématiques de ces théories de la réception, sans doute parmi celles qui sont aujourd’hui les plus fréquemment citées par les didacticiens (Rouxel, 2004 : 12-17).

Elle montre ainsi que l’on doit à Hans-Robert Jauss le mérite d’avoir délaissé, avec son ouvrage Pour une esthétique de la réception (1975), les instances de l’auteur et du texte pour s’intéresser au lecteur et donner un nouveau statut à l’objet de la connaissance littéraire. L’œuvre n’est plus définie en elle-même, mais comme un objet réactivé à chaque lecture. Et le lecteur est une instance plurielle, mobile dans la synchronie (la diversité socioculturelle des lecteurs est programmée dans une certaine mesure par les textes) et dans la diachronie (l’historicité du lecteur entraine un changement permanent des effets de lecture, ce dernier inscrivant le texte dans un champ référentiel défini par ses propres références culturelles). Le lecteur se caractérise aussi par un « horizon d’attente », ensemble d’attentes et de règles du jeu (genre, connaissances, lectures antérieures…) grâce auxquelles il construit sa lecture. Un « écart esthétique » se produit quand l’œuvre lue ne « satisfait » pas l’horizon d’attente du lecteur.

Annie Rouxel synthétise ensuite les apports de Wolfgang Iser (L’Acte de lecture, 1976) : ceux-ci ont trait à la tentative d’approcher l’acte de lecture par lequel le lecteur se fait aussi auteur du texte et qui se trouve inscrit implicitement dans le texte, à travers des sollicitations auxquelles le lecteur va réagir. « Toute œuvre met en place

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une représentation de son lecteur et préoriente sa réception » (Rouxel, 2004 : 14). La chercheuse pointe encore, parmi les apports d’Umberto Eco et son approche sémiotique (Lector in fabula, 1979), l’idée de l’incomplétude du texte et du lecteur modèle institué par l’œuvre pour l’actualiser. Elle reprend enfin les travaux plus récents de Michel Picard dans le champ, non plus des théories de la réception, mais de la théorie de la lecture littéraire, plus précisément de la perspective psychanalytique. Dans La lecture comme jeu (1986), Picard s’intéresse en effet au lecteur réel, empirique, dont il entreprend de décrire l’activité de réception des textes en se référant au modèle du jeu. Entre « playing » et « game », le jeu de la lecture littéraire mobilise ainsi trois instances lectrices : le liseur (instance sensorielle), le lectant (instance intellectuelle, interprétative) et le lu (instance fantasmatique). Le plaisir du lecteur provient de l’oscillation entre participation et distanciation, même si le plaisir esthétique provient plutôt de la posture distanciée.

En conclusion, Annie Rouxel résume l’héritage des théories de la réception dans la sphère de la didactique autour de quatre notions : le fait littéraire, le texte, le lecteur et le statut du sens. Le fait littéraire apparait comme « un ensemble dynamique à trois pôles identifiables : l’auteur, le texte et le lecteur » (Rouxel, 2004 : 16). Le texte se définit par l’ensemble de ses lectures (il cesse d’être un ensemble fini). Le lecteur, programmé en partie dans le texte, est actif : sa lecture produit le texte. Et le sens « se construit dans l’interaction entre texte et lecteur » ; « il est pluriel dans la synchronie comme dans la diachronie » (Rouxel, 2004 : 16).

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