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Le pouvoir du littéraire sur les adolescents

Chapitre   III.   Les interventions auprès des lecteurs en difficulté de compréhension : éléments pour une

2. Quelles interventions auprès des adolescents présentant un déficit dans l’activité de compréhension ?

2.2. Des entrainements ciblés

2.2.2. Des entrainements ciblés : les composantes culturelles et sociales

2.2.2.1. Le pouvoir du littéraire sur les adolescents

Dans le champ de la psychologie et de l’anthropologie de la lecture, certains chercheurs défendent avec force les enjeux fondamentaux, psychiques entre autres, de la lecture à l’adolescence. Autorisons-nous un bref détour par une réflexion sur le pouvoir du littéraire auprès des adolescents, notamment dans les espaces en crise. Jean-Marc Talpin rappelle tout d’abord que, dans nos sociétés, une fois entré dans l’adolescence, le sujet possède déjà une histoire ancienne avec le livre, avec la lecture, une histoire chargée d’enjeux multiples, individuels, familiaux et sociaux : « entrent dans cette histoire la relation de la famille au livre, celle de l’adolescent à sa famille,

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l’apprentissage scolaire de la lecture puis de la littérature, le rapport à l’institution scolaire, aux institutions culturelles, la construction des systèmes internes de représentations, la capacité à sublimer, c’est-à-dire à investir des représentations et des objets socialement valorisés… » (Talpin, 2003 : 2). Bien entendu, il est particulièrement difficile d’accéder aux pratiques lectorales des adolescents : le rapport à la lecture relève de « la mise en scène de soi » (pour reprendre les termes de Goffman). Les observations conduites par Talpin l’amènent toutefois à préciser quelques plans sur lesquels il semble bien que la lecture participe à la croissance psychique du sujet : ceux de la symbolisation, des figures de référence, de l’identification, de la défense, voire de la perte de contact avec le monde.

Sur le premier plan d’abord, la lecture de textes littéraires fournit au sujet, généralement en crise de repères pendant la période adolescente, un mode de représentation, de symbolisation : « ce que chacun recherche dans la lecture, c’est un discours qui lui parle de lui-même », l’avantage du livre étant, d’une part, l’absence de l’énonciateur, dont on n’a dès lors pas à craindre le regard ; d’autre part, la possibilité de « se lire (ou de lire quelque chose qui ressemble à ses propres expériences psychiques), sans avoir à se le dire explicitement » (Talpin, 2003 : 2). La littérature rend ainsi légitimes au conscient du sujet certains fantasmes qui jusqu’alors étaient frappés d’interdit : le lecteur découvre qu’il n’est pas seul à penser ainsi. La lecture implique donc bien une sociabilité, non seulement effective (échanges de livres ou échanges sur les livres), mais aussi « virtuelle, en puissance, avec des figures absentes, voire imaginaires » (Talpin, 2003 : 2). En somme, si certains textes littéraires marquent à ce point certaines adolescences, c’est peut-être parce qu’ils rendent possible la découverte de quelque chose de soi, et la mise en représentation, deux aspects qui concourent à l’intégration psychique, et, au-delà, à la croissance psychique du sujet.

Sur le deuxième plan ensuite, la lecture littéraire permet la confrontation de l’adolescent à des figures de référence. On connait bien l’ambivalence de l’adolescent « tout à la fois en quête de modèles et dans le refus de l’identification, car il ne veut ressembler qu’à lui-même » (Talpin, 2003 : 3). La quête identitaire vers la différenciation, la particularisation, s’appuie en réalité sur la ressemblance au sein de groupes, repérable par exemple à un style vestimentaire, à des activités ou à des musiques de référence. Même le mouvement de contre-identification à l’égard des parents manifeste à quel point ceux-ci constituent des figures de référence pour l’adolescent. Les livres proposent justement des figures de référence moins aliénantes que les images du cinéma ou des jeux vidéo (plus souvent stéréotypées,

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enfermantes) : « ils sollicitent le travail psychique du lecteur qui se voit proposer non des représentations de choses, des images, mais des représentations de mots qu’il lui faut mettre en lien avec des images qu’il crée, avec les affects qui émergent en lui » (Talpin, 2003 : 3). Rappelons à cet égard, comme l’ont montré Winnicott ou Picard à sa suite (1986), que la lecture s’effectue dans l’espace transitionnel d’entre-deux qui permet au sujet de n’avoir pas à décider si celui-ci lui appartient ou relève du dehors :

L’adolescent qui s’identifie à des personnages au cours de sa lecture est dans ce suspens du jugement d’attribution entre moi et non-moi : c’est lui et ce n’est pas lui, de même que c’est vrai et que ce n’est pas vrai. (Talpin, 2003 : 3)

Sur le troisième plan, la lecture sert de support à une identification au narrateur ou à l’auteur qui peut se vivre sur le mode héroïque (du type « quand je serai grand, je serai écrivain ») et déclencher chez l’adolescent sa propre écriture, ou qui peut instituer un espace hors de celui des adultes, espace tiers, utile pour discuter avec des adultes et « parler projectivement de soi ». Cette recherche inassouvie, qui pousse le lecteur de livre en livre, fait du texte un intermédiaire entre le sujet et le monde. Lecture ou écriture aident ainsi l’adolescent à mettre en forme son monde intérieur.

Sur le quatrième plan, outre un usage à des fins de sublimation, de symbolisation, de mise en représentation, de transitionnalité et d’identification, la littérature peut aussi être utilisée à des fins défensives – symbolisation et défense étant parfois présentes chez un même sujet de façon très intriquée (Talpin, 2003). La fonction défensive de la littérature permet à l’adolescent « d’opposer le monde du livre au monde réel et [de] préférer le premier au second » (Talpin, 2003 : 4). La lecture est alors un refuge vis-à- vis d’un monde (extérieur mais aussi intérieur) vécu par l’adolescent comme dangereux, insécurisant, voire menaçant pour son appareil psychique fragilisé. Dans ce cas, la lecture cesse d’être transitionnelle et bascule du côté du monde externe : le lecteur peut aller jusqu’à confondre le monde du livre avec la réalité.

Les enjeux particulièrement forts de la lecture, ainsi énoncés, ne doivent pas masquer la non-lecture qui caractérise, elle aussi, l’adolescence. Cette période est en effet celle où l’on change de pratiques lectorales, poussé vers d’autres horizons de lecture, mais aussi celle où l’on redéfinit son horizon culturel : l’abandon de la lecture peut se faire au profit d’autres activités ou « d’un retrait global, d’un désinvestissement propre à certaines crises d’adolescence avec, souvent, investissement de la bande de copains dans un être ensemble éminemment peu productif, mais fortement sécurisant car régressif » (Talpin, 2003 : 4). La non-lecture est donc au moins aussi signifiante que la lecture pour l’adolescent ; elle caractérise en propre la période adolescente, au moins autant que les modes d’appropriation des textes décrits ci-avant. On peut, pour

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l’expliquer, se rappeler que la lecture suppose la capacité à sublimer, c’est-à-dire à investir des objets socialement valorisés, là où les adolescents sont souvent dépassés par la poussée libidinaire pubertaire et finissent par ne plus voir dans la lecture que des contraintes qui redoublent celles des parents et du monde scolaire. Rapport fragile, instable, fluctuant qu’est celui des adolescents à la lecture, qui fait toute la difficulté de l’entre-deux dans lequel les « passeurs de lecture » (pour reprendre l’expression de Catherine Frier) ont sans doute à se tenir (ouvrir sans imposer ni revendiquer d’autorité) (Talpin, 2003).

De son côté, l’anthropologue Michèle Petit évoque semblablement les enjeux de construction de soi propres à la lecture adolescente. Dans son ouvrage Eloge de la

lecture, elle se démarque des approches de la lecture centrées, au cours des trente

dernières années, soit sur la réussite scolaire et les performances dans l’acquisition de la langue ou le développement de compétences, soit sur les bienfaits socialisants en termes de partage d’un patrimoine commun, soit encore sur le seul « plaisir de lire » (Petit, 2002). A ses yeux, l’essentiel de la lecture serait plutôt « d’élaborer du sens, de construire un autre espace, un autre temps, une autre langue et, ce faisant, de se redécouvrir ; et parfois de réparer quelque chose qui a été rompu, dans le rapport à sa propre histoire ou dans la relation à autrui. Toutes choses qui peuvent procurer du plaisir, mais qui se situent aussi au-delà du plaisir » (Petit, 2003 : 1).

Ses travaux se situent dans le prolongement d’études qu’elle a menées dans les espaces ruraux ou dans des quartiers urbains relégués (Petit et al., 1993, 1997 et 2002). Ils visent à analyser les expériences de lecture de jeunes qui évoluent dans « des espaces en crise » (Petit, 2005). Celles-ci révèlent l’importance de la lecture dans la construction de soi, et cela même si la lecture reste épisodique. Trois hypothèses sont formulées relativement à la contribution de la lecture dans les espaces en crise :

 le pouvoir de la lecture commence par « des situations d’intersubjectivité gratifiantes » (rendues possibles par l’école, la bibliothèque ou un centre culturel, social, une association) ;

 les lectures « ouvrent sur un ailleurs et des temps de rêverie qui permettent de construire un espace psychique » et de soutenir un processus d’autonomisation, la « constitution d’une position de sujet » (notamment parce que les textes littéraires offrent un écho de ce qui se passe dans des régions de soi qui ne peuvent se dire, ce qui suscite du mouvement psychique) ;

 la lecture rend possible un récit intérieur, déclenche une activité de narration qui, parce qu’elle permet de mettre en forme son expérience, joue un rôle

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essentiel dans la construction ou la reconstruction de soi et qui tisse des liens « entre les maillons d’une histoire, entre des univers culturels, entre ceux qui composent un groupe », ce phénomène ayant d’autant plus de chances d’advenir que les textes lus proposent, non un décalque de l’expérience de chacun, mais une métaphore (Petit, 2005 : 5).

Les souvenirs de lecture que Michèle Petit a analysés montrent que la lecture ouvre un espace où les relations sont plus apaisées, en ce qu’elles sont médiatisées par la présence d’objets culturels. Selon la chercheuse, la lecture prolonge les moments d’intersubjectivité dans lesquels les humains se constituent depuis les tout premiers temps de la vie. En particulier, le besoin de récit, qui fait notre spécificité humaine, fonde le pouvoir de la fiction littéraire : les évènements contingents y prennent sens, dans une histoire mise en scène de façon esthétique ; la réalité y est articulée et ordonnée grâce au travail de « création de sens » des écrivains. De ce point de vue, « les textes qui travaillent le plus les lecteurs sont souvent ceux qui leur fournissent une métaphore », qui restituent « la vérité » en la transposant (Petit, 2003 : 4). La métaphore permet en effet aux lecteurs de prendre de la distance, de construire un autre point de vue. Les textes les plus « puissants » se révèlent ainsi être plus souvent des récits métaphoriques que des textes miroirs. La chercheuse conclut de l’analyse des entretiens qu’elle a menés que, dans certains itinéraires de jeunes en difficulté, la lecture d’œuvres littéraires peut véritablement jouer un rôle « dans la transformation de pulsions destructrices, dans la construction d’une identité singulière, dans l’ouverture sur d’autres cercles d’appartenance que ceux définis par la parenté, l’ethnie, la religion ou la localité » (Petit, 2003 : 2) et que « la littérature, sous toutes ses formes (poésies, contes, romans, théâtre, bandes dessinées, journaux intimes, essais – dès lors qu’ils sont écrits –) fournit un support remarquable pour relancer une activité de symbolisation, de construction de sens, d’autoréparation » (Petit, 2003 : 4). L’activité de lecture va en outre dans le sens des « processus de liaison » auxquels les psychanalystes contemporains accordent de plus en plus d’importance : elle est propice aux mises en relation, aux « passages entre inconscient et conscient, passé et présent, corps et psychisme, raison et émotion, soi et l’autre »… ; bref à la création de liens (notamment du lien social) qui, en particulier à l’adolescence, sont un gage de développement harmonieux (Petit, 2003 : 4).

Et Michèle Petit de mettre en garde, sitôt les pouvoirs de la littérature posés : « il ne s’agit sûrement pas de partir en croisade pour répandre la lecture – ce qui a toujours le résultat inverse de celui recherché » (Petit, 2003 : 5). Les discours à la gloire de la lecture ou de la littérature sont bien souvent « ressentis comme autant de pressions,

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d’intrusions » : « tu dois aimer lire, tu dois avoir pris plaisir à lire : autrement dit, tu dois désirer ce qui est obligatoire » (Petit, 2003 : 5). Si la lecture devient corvée ou acte de conformité, alors c’est la non-lecture qui permet la prise d’autonomie. De la même manière, dans les milieux populaires, la lecture est souvent rejetée (particulièrement par les garçons) en ce qu’elle recouvre des peurs inconscientes : elle évoque une intériorité qui peut être perçue comme féminine, elle s’oppose à l’omniprésence du visuel dans nos sociétés (et de la violence qui s’y trouve distillée), à la quête obsédante de la visibilité, de la toute-puissance, du temps instantané, à l’exhibition narcissique. La littérature pourrait ainsi apparaitre comme une œuvre de résistance, en particulier dans ces milieux, visant à faire accéder « à d’autres figures identificatoires que telle star du hard ou tel rappeur violent pour les garçons, telle victime de viol ou d’enlèvement pour les filles ; à d’autres biens culturels qu’aux images saturées de violence et de toute-puissance que leur renvoient nombre de médias ou de jeux » (Petit, 2003 : 6).

2.2.2.2. Les rôles des textes littéraires dans les dispositifs didactiques à destination des mauvais

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