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2 La théorie du rattrapage

Dans le document Changement technique et espaces (Page 75-79)

Pour la théorie du rattrapage, le moteur essentiel de la convergence n’est plus la dé- croissance des rendements du capital, mais les transferts technologiques, les écarts entre les pays relevant essentiellement de différences technologiques. L’argument de base, exposé sans doute le plus clairement par M. Abramovitz [1986] est simple et séduisant : si l’on admet que l’apprentissage et l’imitation sont moins coûteux et plus rapides que la découverte et l’expérimentation initiale des technologies, alors les gains potentiels de productivité réalisés par un pays en retard seront d’autant plus important que l’écart entre le niveau de productivité du pays et le niveau de productivité du leader (supposé se trouver à la frontière technologique) est important, ceci en raison de plusieurs méca- nismes interdépendants : i) les gains potentiels de productivité d’un pays en retard lors- qu’il remplace ou étend son stock de capital, en bénéficiant des avancées technolo- giques du leader, seront plus importants que ceux réalisés par le leader, puisque l’écart entre la productivité de son ancien stock et la productivité de son nouveau stock est, par définition, plus important, et ce d’autant plus que le pays est en retard, ii) cette argu- mentation relative au progrès technique incorporé dans les équipements s’étend au pro- grès technique non incorporé (formes organisationnelles, pratiques managériales, règles de consommation, etc.), iii) les pays en retard ont une intensité capitalistique faible, le

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rendement du capital doit donc y être plus élevé et doit favoriser son accumulation, con- formément à l’argumentation néoclassique, iv) la croissance rapide consécutive à ces différents mécanismes permet une croissance rapide du produit global et, donc, de la taille du marché. Ceci permet d’accélérer le progrès technique qui dépend de la produc- tion à grande échelle.

Cette argumentation quasi-tautologique du rattrapage doit être nuancée par le fait que l’écart initial n’est certainement pas le fruit du hasard, et que les facteurs à l’origine de l’écart sont susceptibles d’entraver le mécanisme de convergence des économies. M. Abramovitz [1986] regroupe l’ensemble de ces facteurs sous le terme de ‘capacité so- ciale’ (social capability) et considère que le rattrapage rendu possible par l’écart techno- logique ne peut survenir que si les capacités sociales sont suffisamment proches. Dès lors, le potentiel de croissance d’un pays est fort « quand il est technologiquement en retard mais socialement avancé » (p. 388).

Outre la capacité sociale, M. Abramovitz considère que la congruence technologique, c’est-à-dire la pertinence, l’utilité pour les suiveurs des techniques et des formes organi- sationnelles développées par le leader, est un facteur déterminant du potentiel de rattra- page, voire même le facteur déterminant expliquant la divergence entre les Etats-Unis et les autres pays développés dans l’entre-deux guerre (M. Abramovitz [1994], M. Abra- movitz & P. David [1994]). Si l’on admet que les technologies dépendent de l’environnement dans lequel elles sont développées, si l’environnement des pays diffère assez fortement (en termes d’offre de ressources, de taille du marché, etc.) alors le po- tentiel de rattrapage sera limité, même si la capacité sociale est adaptée.

Une fois le potentiel de rattrapage défini par l’écart de productivité, la congruence technologique et la capacité sociale du pays, la réalisation effective du potentiel va dé- pendre des facteurs qui influent sur la diffusion des connaissances, le changement struc- turel, l’accumulation du capital et l’expansion de la demande (M. Abramovitz [1986], p. 390).

Cette grille d’analyse, qui a été appliquée par M. Abramovitz [1986, 1994] pour expli- quer le rattrapage des Etats-Unis par un ensemble (restreint) de pays développés, ou encore par A. Maddison [1995] pour proposer une périodisation de la croissance et de la

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convergence à l’échelle mondiale, présuppose bien sûr l’identification d’un leader tech- nologique. A. Maddison [1982] montre que depuis 1700, trois pays ont tenu ce rôle : les Pays-Bas de 1700 aux années 1780, le Royaume-Uni des années 1780 aux années 1890 et les Etats-Unis depuis lors. M. Abramovitz [1994] explique alors que des années 1890 aux années 1950, l’écart entre le leader et les suiveurs s’est considérablement creusé bien que dans le même temps le groupe des suiveurs se soit homogénéisé. De 1950 à 1973, on a assisté à un rattrapage du leader à un rythme élevé, et, depuis, convergence et rattrapage coexisteraient à un rythme très faible. L’argumentation proposée est d’autant plus séduisante qu’elle offre une explication du ralentissement des gains de productivi- té : les suiveurs, après avoir rattrapé le leader, se trouvent également à la frontière tech- nologique. Les possibilités de gains de productivité permis par l’imitation s’estompent. Les pays développés doivent repousser la frontière technologique en développant une stratégie basée sur l’innovation plus que sur l’imitation. L’innovation étant une activité plus aléatoire, plus coûteuse que l’imitation, les gains de productivité ne sont pas aussi spectaculaires que précédemment, et peuvent expliquer en partie le paradoxe de Solow.

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Section II. ‘L’école’ de la divergence

Les théories de la divergence reposent sur le même principe de causalité circulaire et cumulative –terme introduit par G. Myrdal : aux mouvements ré-équilibrants des biens et des facteurs, Myrdal substitue des mécanismes économiques selon lesquels « dans la normale, un changement attire, non point des changements compensateurs, mais des changements additionnels, qui entraînent le système dans la même direction, mais plus loin que le premier » (G. Myrdal [1959], p. 23). Si le terme a été introduit par Myrdal, le principe est antérieur et remonte sans conteste aux analyses de la division du travail de A. Smith [1776] et surtout de A. Young [1928].

Rappelons brièvement que pour A. Smith [1776] la division du travail, en augmentant l’habileté des travailleurs, en permettant des gains de temps et en favorisant l’invention des machines, conduit à une augmentation de la productivité du travail. Conséquence de l’échange –les individus se spécialisent parce qu’ils ont la certitude de pouvoir échanger l’excédent du produit de leur travail contre l’excédent du produit du travail des autres individus– la division du travail est, dès lors, limitée par la taille du marché.

A. Young [1928] reprend et étend l’analyse de Smith, passant d’une division sociale du travail fondée sur une séparation des métiers à une « division des industries » : l’extension des marchés permet une spécialisation progressive des industries et un re- cours croissant à des détours de production qui conduisent, parce qu’ils correspondent à la transformation d’un processus complexe en une suite de processus simples dont cer- tains sont automatisables, à des gains de productivité conséquents56.

Conformément à la logique smithienne, ce processus de différenciation industrielle, qui engendre la formation d’un réseau d’entreprises spécialisées interdépendantes, est limité par la taille du marché, qui permet ou non le recours à des détours supplémen- taires de production et à une division plus fine du travail. Young élargit cependant la

56 La croissance des marchés permet une diversification horizontale des industries de biens de consom-

mation (nouveaux produits, différenciation du même bien) et une spécialisation horizontale et verticale des industries des biens intermédiaires et d’équipements, favorisée notamment par la ‘convergence tech- nologique’ : la transformation du processus en une suite de processus simples conduit certaines industries à partager une même étape de production, qui, si la taille du marché est suffisante, peut inciter à une divi- sion plus fine du travail (Cf. C. Ricoy [1987]).

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notion de marché pour considérer ce dernier comme le débouché des biens en général. S’appuyant sur la loi des débouchés de Say, il définit ensuite la taille du marché par le pouvoir d’achat, qui dépend de la productivité et, donc, de la division du travail. Il met ainsi en évidence la circularité du processus, la division du travail dépendant de la taille du marché qui dépend elle-même de la division du travail.

Le caractère endogène et cumulatif du processus tient au fait que changement tech- nique et changement organisationnel sont en constante interaction57 : toute innovation modifie les conditions de production d’une industrie et, compte tenu des interdépen- dances entre les entreprises, appelle à des modifications en d’autres points du réseau qui provoquent à leur tour de nouvelles modifications.

Les modèles kaldoriens de croissance et les modèles de croissance endogène s’inspirent largement du schéma explicatif de Young. De manière schématique, on peut dire que les premiers reprennent la logique des rendements croissants liant production et productivité mais rejettent le bouclage néo-classique du processus au profit d’un bou- clage keynésien basée sur la demande effective, alors que les seconds s’inscrivent dans une approche orthodoxe, focalisent leur attention sur la diversité des sources de la crois- sance de long terme et tentent de relier « la macro-économie de long terme à la micro- économie du changement technique » (B. Amable, R. Barré & R. Boyer [1997], p. 44).

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