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2 Les nouveaux modèles de croissance

Dans le document Changement technique et espaces (Page 87-93)

Les modèles de croissance endogène occupent une place centrale dans la théorie de la croissance économique depuis l’article fondateur de P. Romer [1986]. Leur objectif est d’endogénéiser le progrès technique, considéré comme la source essentielle de la crois- sance, afin d’expliquer la croissance de long terme des économies.

On remarque d’abord que ces modèles s’imposent une double contrainte : i) introduire la possibilité de rendements croissants, ii) s’inscrire dans une approche en terme d’équilibre général65.

S’agissant de cette dernière contrainte, le problème auquel sont confrontés les théori- ciens de la croissance est qu’en présence de rendements croissants, une structure de marché concurrentielle n’est a priori pas tenable, l’industrie étant plutôt conduite vers une structure monopolistique ou oligopolistique. L’analyse des situations oligopolis- tiques pose problème, car elle nécessite de prendre en compte explicitement les interdé- pendances stratégiques, ce qui se prête difficilement à une analyse simple de la crois- sance. Les difficultés de l’interdépendance peuvent cependant être contournées en sup- posant soit que les rendements croissants sont externes aux firmes, selon la logique marshallienne, soit en recourant aux modèles de concurrence monopolistique qui suppo- sent d’une part que chaque firme de l’industrie considérée peut différencier ses produits et d’autre part que chacune considère le prix des concurrents comme donné. Ces deux solutions ont été retenues dans les nouveaux modèles de croissance.

Ce faisant, si l’on considère que la croissance résulte essentiellement de l’accroissement des connaissances, une théorie pertinente de la croissance doit proposer avant tout une théorie de l’accroissement des connaissances. P. Romer [1990] considère ainsi la connaissance comme un bien non rival et partiellement exclusif. Un bien non rival est un bien dont l’utilisation par un individu ne limite pas son utilisation par un autre individu. Un bien exclusif est un bien dont le propriétaire peut empêcher

65 P. Romer [1989] affirme ainsi que « la croissance est un processus d’équilibre général. (...) Un théori-

cien de la croissance doit donc construire un modèle d’équilibre général dynamique, en commençant par la spécification des préférences et de la technologie et en spécifiant un concept d’équilibre » (p. 70)

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l’utilisation par un autre individu. Si la rivalité est un attribut technologique du bien, l’exclusivité dépend à la fois du système technique et du système légal (brevets, droits d’auteur, ...). La combinaison de ces deux attributs font du progrès technique le cœur de la croissance : parce qu’elle est non rivale, la connaissance conduit à des effets d’échelle essentiels pour la croissance de long terme des économies ; parce qu’elle est partielle- ment exclusive, des incitations à la production de ce bien particulier existent.

Dans les premiers modèles avec externalités (P. Romer [1986], R. Lucas [1988], R. Barro [1990]), le problème de l’exclusivité (et donc des incitations) est évacué, car l’on considère que l’accroissement des connaissances est un produit dérivé fortuit de l’investissement en capital (physique, humain, public). Cette hypothèse, déjà présente dans le modèle de K. Arrow [1962], est notamment reprise dans le modèle fondateur de P. Romer [1986], dont l’apport essentiel est d’expliquer simultanément la croissance de long terme des économies. La logique du modèle est la suivante : les entreprises de l’économie considérée, en accumulant du capital physique, accumulent fortuitement des connaissances qui vont se diffuser gratuitement et instantanément à l’ensemble des autres entreprises. Si, au niveau de chaque entreprise, les rendements sont constants –ce qui permet de préserver l’existence d’un équilibre concurrentiel– ils deviennent crois- sants au niveau agrégé, ce qui conduit à une croissance de long terme positive en dépit de l’absence de progrès technique exogène et de croissance démographique. De plus, le taux de croissance d’équilibre n’est pas optimal car les entreprises n’intègrent pas dans leur calcul l’effet de leur investissement sur la productivité des autres entreprises (leur investissement est donc trop faible), alors que le ‘planificateur omniscient’ d’une éco- nomie centralisée prendrait en compte la diffusion des connaissances.

Dans le cas le plus simple d’une fonction d’utilité logarithmique et d’une fonction de production Cobb-Douglas avec progrès technique augmentant l’efficacité du travail de la forme :

Yi =AK KLiα[ i]1−α⇒yi =Ak Kαi 1−α [II.32] avec K Ki

i

=

et L constant et donné, et sachant qu’à l’équilibre le capital par tête et le produit par tête de chaque entreprise est le même, le taux de croissance du produit par

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tête d’une économie décentralisée s’écrit : $y A L= − −

α 1 α ρ [II.33]

avec ρ le taux de préférence pour le présent. On remarque que des pays de taille diffé- rente, si la taille des économies est mesurée par L, connaissent dans ce modèle des taux de croissance différents. Si l’on suppose cependant que les différents paramètres sont identiques (notamment L), le modèle de Romer, à l’instar du modèle de Dixon et Thir- wall, s’il explique la croissance de long terme, n’explique pas à proprement parler la divergence des économies66.

La deuxième catégorie de modèles introduit explicitement un secteur de R&D qui con- court à la mise au point de nouveaux biens. Parce qu’ils spécifient les fondements mi- cro-économiques de l’engagement dans l’activité d’innovation, ils semblent plus satis- faisants, mais c’est au prix d’une abstraction plus grande, la réflexion s’engageant « sur l’étude de ce que l’on appelle parfois un « pseudo-monde » pour signifier que certaines de ses hypothèses constitutives n’ont pas de contenu empirique » (E. Malinvaud [1993], p. 182).

Le « pseudo-monde » de P. Romer [1990] est ainsi constitué des trois secteurs de R&D, des biens intermédiaires et du bien final. Le secteur de R&D produit des connais- sances nouvelles à partir de capital humain et des connaissances existantes. Chaque uni- té supplémentaire de connaissance correspond à un nouveau projet de bien intermé- diaire, projet qu’une entreprise de ce secteur peut s’approprier totalement contre l’achat d’un brevet au secteur de la recherche. Le secteur du bien final utilise du travail, du ca- pital humain et du capital physique, ce dernier étant constitué du continuum des biens intermédiaires, l’accroissement de leur nombre sous l’effet du progrès technique con- duisant à un accroissement du stock de capital.

Le point essentiel du modèle est la double influence des connaissances sur la produc- tion : elles permettent d’une part la création de nouveaux biens intermédiaires qui seront

66 Dans le modèle de R. Lucas [1988], par contre –dans lequel l’accroissement des connaissances résulte

de l’accumulation du capital humain et où c’est le niveau moyen de capital humain et non l’ensemble des connaissances qui agit comme une externalité– la trajectoire du produit par tête dépend des conditions initiales, ce qui explique la persistance des disparités.

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utilisés dans la production du bien final et elles accroissent d’autre part le stock existant des connaissances, ce qui stimule en retour le développement de nouveaux projets. Si l’entreprise achetant le brevet a l’exclusivité du bien intermédiaire, elle ne peut s’approprier les connaissances sous-jacentes dont vont bénéficier, en vertu de leur ca- ractère non rival et non exclusif, les autres chercheurs du secteur de R&D.

Conformément au modèle de 1986, un des résultats essentiels du modèle est la non op- timalité du taux de croissance d’équilibre, qui s’explique là encore par la non prise en compte des externalités. De plus, le taux de croissance d’équilibre dépendant positive- ment de l’efficacité de la recherche et de la dotation en capital humain, des différences dans les dotations initiales impliquent une divergence des économies. Corrélativement, P. Romer indique que l’intégration économique de deux pays identiques, qui conduit au doublement du stock de capital humain, entraîne un accroissement de l’efficacité du secteur de R&D et un accroissement du taux de croissance mondial.

Le modèle de P. Aghion et P. Howitt [1989] est assez proche du modèle de Romer. La différence essentielle est que les nouveaux biens intermédiaires ne s’ajoutent pas mais se substituent aux biens existants, annulant la rente de monopole du producteur de l’ancien bien. Une externalité intertemporelle est préservée, puisqu’une innovation est supposée conduire à une hausse de la productivité de l’ensemble de l’économie, à la- quelle s’ajoute une externalité négative puisque le nouvel innovateur ne prend pas en compte dans ses calculs la perte que va subir l’ancien innovateur.

A la suite de ces modèles précurseurs se sont développés un ensemble de modèles complémentaires en économie ouverte, s’inscrivant soit dans la logique de l’économie internationale, soit dans celle de l’économie géographique, et s’intéressant aux liens entre croissance et spécialisation.

Un premier ensemble de modèles (P. Krugman [1981, 1987], R. Lucas [1988], B. Elm- sie & W. Milberg [1996]) décrit le fonctionnement d’économies produisant un en- semble de biens dont certains exhibent des rendements croissants dynamiques (formali- sés par des externalités67 résumant les effets d’apprentissage) supérieurs à d’autres. Le point essentiel de ces modèles est que la logique de spécialisation des pays consécutive

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à l’ouverture des économies est indépendante des rythmes d’apprentissage des secteurs, ce qui peut conduire à une détérioration de la situation de certaines économies après l’ouverture, et induire un processus de divergence.

D’autres modèles s’inscrivent plutôt à la croisée de l’économie géographique et de la croissance endogène. L’économie géographique s’intéresse à la formation de l’espace régional en s’appuyant sur des modèles d’équilibre inter-régionaux, les modèles les plus intéressants étant ceux qui permettent l’analyse de la confrontation entre des forces cen- tripètes et des forces centrifuges. Dans son modèle canonique (P. Krugman [1991]), les externalités pécuniaires jouent le rôle des forces de concentration, les coûts de transport celui des forces de dispersion, la faiblesse de ces derniers et la force des premières in- duisant la concentration de l’industrie dans une région. Plus généralement, les forces centrifuges peuvent être la congestion, l’hétérogénéité des préférences de localisation ou les coûts de transport, les forces centripètes relevant généralement des économies d’agglomération ou de localisation. La rencontre de l’économie géographique et de la croissance endogène procède de la volonté de montrer en quoi les dynamiques de crois- sance modifient les dynamiques de localisation (C. Baumont & J.-M. Huriot [1997]).

A titre d’exemple, Y. Kubo [1995] reprend et étend le modèle de P. Krugman [1981] en considérant que coexistent des rendements croissants infra-régionaux (l’accumulation du capital dans une région réduit le besoin unitaire en travail et en capi- tal pour la production du bien manufacturier de cette région) et des rendements crois- sants inter-régionaux (l’accumulation du capital dans une région réduit les besoins uni- taires de l’autre région). Lorsque les effets internes dominent les effets externes, Kubo retrouve le résultat du modèle de Krugman d’un développement inégal des régions. Si, au contraire, les effets externes dominent, le développement régional n’est plus inégal, les deux régions concentrant une part stable de l’industrie. Si, dans un cas intermédiaire, les effets internes dominent dans une région mais sont dominés dans l’autre région, le développement peut être égal ou inégal, en fonction essentiellement de la taille initiale du secteur manufacturier des régions. D’autres modèles tentent de synthétiser les ap- ports de P. Krugman [1991] et P. Romer [1990] (F. Englmann & U. Walz [1995], P.

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Martin & G. Ottaviano [1996])68.

Dans tous les cas, il s’agit de variations autour du thème de l’accroissement des con- naissances, et c’est d’ailleurs sur cette conceptualisation commune de l’accroissement des connaissances que portera l’essentiel de notre critique. Les résultats précis des mo- dèles dépendent ensuite des hypothèses sur la mobilité des biens, sur la mobilité des facteurs, sur l’existence ou non de différences dans les technologies, sur le mode de production des connaissances nouvelles, sur la portée géographique et/ou sectorielle des externalités, etc. Si la diversité des modèles traduit sans doute la diversité des possibles, il est clair que les hypothèses constitutives sont autant de paris, tant on en ignore encore la validité, et, à la suite de E. Malinvaud [1993], on ne prend guère de risque « en disant que tous les paris ne seront pas gagnés et que certaines des hypothèses (...) seront infir- mées » (p. 186).

68 Pour une présentation synthétique de ces modèles, nous renvoyons à C. Baumont & J.-M. Huriot

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Section III. La non pertinence de l’alternative

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