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Retour sur les modes d’évolution des industries

Dans le document Changement technique et espaces (Page 145-150)

A la lumière de la logique de division cognitive du travail, il est maintenant possible de ré-examiner la typologie proposée plus haut. L’hypothèse forte à la base de notre typo- logie des modes d’évolution des industries est que l’innovation introduite affecte l’ensemble du processus productif du bien. Des innovations incrémentales, introduites de manière privilégiée par les entreprises en place (logique d’approfondissement des ensembles de compétences) peuvent favoriser la spécialisation ou la diversification co- hérente. Des innovations radicales, introduites de manière privilégiée par de nouvelles entreprises, ou des entreprises d’autres industries, peuvent favoriser la rupture technolo- gique ou l’évolution indépendante.

La plupart du temps, en raison de la logique de division cognitive du travail, on peut considérer qu’une innovation n’affecte pas l’ensemble du processus. Si l’on reprend le schéma précédent, il est possible qu’une innovation n’affecte que l’entreprise F2, enga- gée dans la troisième étape du processus, et non pas les deux autres entreprises. En d’autres termes, il convient de croiser le degré de radicalité de l’innovation et son carac- tère systémique ou autonome, afin d’envisager différents cas.

Cas 1 : innovations incrémentales et autonomes

Dans ce premier cas, les organisations productives existant dans l’industrie sont avan- tagées. Elles détiennent les compétences spécifiques nécessaires à la fabrication du bien, et procèdent à des innovations incrémentales qui résultent de processus d’apprentissage ou d’activités quasi-routinières de R&D. Parce que les innovations sont supposées auto- nomes, le mode de coordination approprié des activités est le marché. L’innovation est

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localisée au sein d’une entreprise de l’organisation, son introduction n’affectant pas l’activité des autres entreprises.

Cas 2 : innovations incrémentales et systémiques

Comme dans le premier cas, les organisations productives sont avantagées, puis- qu’elles disposent des compétences spécifiques nécessaires aux innovations incrémen- tales. Cependant, le caractère systémique des innovations incite à une coordination par la coopération, qui va permettre d’assurer une compatibilité dynamique des différentes activités (P. Moati & E. Mouhoud [1995]). L’innovation, si elle est issue d’une entre- prise de l’organisation, nécessite l’adaptation des autres entreprises de cette organisa- tion.

Cas 3 : innovations radicales et autonomes

Dans ce troisième cas, l’innovation n’est pas introduite par une entreprise de l’organisation mais par un acteur extérieur. L’entrée de cet acteur ne condamne pas l’organisation existante, puisque l’innovation ne concerne pas l’ensemble du processus, mais seulement un sous-ensemble de celui-ci. L’innovation peut inciter l’organisation à se reconfigurer, l’acteur-innovateur développant son activité en se coordonnant avec l’organisation productive. Eventuellement, si l’activité de l’acteur-innovateur se substi- tue à une activité préalablement réalisée par une entreprise de l’organisation, cette der- nière va être évincée du marché. Dans d’autres cas, la nouvelle activité va venir complé- ter l’ensemble des autres activités, permettant soit le renforcement de la position de l’organisation dans l’industrie, soit une diversification cohérente de cette même organi- sation. Le caractère autonome des innovations incite, comme dans le premier cas, à une coordination par le marché.

Cas 4 : innovations radicales et systémiques

Dans ce dernier cas, et seulement dans ce dernier cas, les innovations peuvent conduire à l’éviction de l’organisation productive. Parce qu’elles sont systémiques, elles concer- nent l’ensemble des entreprises de l’organisation, parce qu’elles sont radicales, aucune entreprise n’est apte à s’adapter, compte tenu de la relative inertie de leurs routines. L’éviction des organisations existantes se fera soit au profit d’un nouvel acteur, soit au

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profit d’entreprises ou d’organisations productives appartenant à d’autres industries, disposant des compétences adéquates. Comme nous l’avions déjà signalé, l’innovation peut en effet être radicale pour une entreprise dans une industrie mais incrémentale pour une autre entreprise engagée dans une autre industrie.

Bien sûr, ces quatre cas peuvent se trouver mêlés dans la réalité, accentuant encore la diversité des évolutions possibles. Il n’en demeure pas moins que, même en se limitant à ces cas simples, les configurations de la typologie doivent nuancées : une stratégie de diversification cohérente, par exemple, nécessitera, dans la majeure partie des cas, une coordination avec d’autres acteurs disposant de compétences complémentaires. Surtout, la logique de rupture technologique ne conduira pas, le plus souvent, à l’éviction des leaders mais plus vraisemblablement à une adaptation des organisations existantes qui, en se coordonnant aux acteurs-innovateurs, vont au contraire pouvoir renforcer leur po- sition dominante.

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Tableau 15 : Innovations, modes de coordination et évolutions des industries Innovations incrémentales Innovations radicales Innovations autonomes - favorable aux organisations

en place

- coordination par le marché

- favorable aux organisations en place

- éventuellement défavorable à certaines entreprises de l’organisation

- coordination par le marché Innovations systémiques - favorable aux organisation en

place

- coordination par la coopéra- tion

- défavorable aux organisa- tions en place

- mode de coordination : ?

Le tableau 15 résume les implications des différents cas, d’une part sur les organisa- tions productives et d’autre part sur les modes de coordination probables de ces organi- sations (rappelons que nous ne considérons que les cas d’activités complémentaires non similaires).

Lorsque les innovations sont autonomes, qu’elles soient incrémentales ou radicales, la coordination appropriée est le marché. La différence est que, dans le premier cas, les acteurs impliqués restent les mêmes alors que, dans le deuxième cas, certains des ac- teurs de l’organisation peuvent être évincés au profit de nouveaux acteurs. Lorsque les innovations sont systémiques et incrémentales, la coopération semble être le mode ap- proprié de coordination. Nous verrons dans le cinquième chapitre que ces deux logiques de coordination ont des implications sensiblement différentes sur la localisation des activités.

Le dernier cas est celui d’innovations radicales et systémiques. Dans ce cas, le mode de coordination va dépendre de problèmes cognitifs et transactionnels qui peuvent par- fois, comme nous allons le voir, inciter à l’intégration. Supposons qu’un acteur veuille introduire une innovation radicale et systémique sur le marché, qui doit être combinée à d’autres activités complémentaires non similaires. R. Langlois & P. Robertson [1995] avancent deux explications essentielles de l’intégration d’activités non similaires, en s’appuyant d’une part sur les travaux de D. Teece [1986] et d’autre part sur les travaux de M. Silver [1984].

Selon D. Teece [1986], l’acteur-innovateur peut être confronté à un problème d’appropriabilité des connaissances nouvelles qu’il met en œuvre : si l’activité inno- vante suppose d’être coordonnée à des activités complémentaires non similaires, les

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parties potentielles engagées dans ces dernières activités peuvent tenter de capter la va- leur économique de l’innovation, notamment, pour reprendre l’argument de William- son, par opportunisme. Dans certains cas, l’acteur-innovateur peut protéger son innova- tion en recourant aux dispositions légales. Dans d’autres cas, de telles dispositions n’existent pas (ou ne sont que partiellement efficaces). Ce problème d’appropriabilité va également varier en fonction de la nature des connaissances impliquées : plus les con- naissances mobilisées sont tacites, moins le problème d’appropriabilité est important. Si l’on suppose que les connaissances sont codifiables et qu’elles ne peuvent être protégées efficacement par le système légal, alors l’acteur innovateur aura tendance à opter pour une intégration verticale des différentes étapes du processus, même si elles reposent sur des compétences dissemblables.

L’argument de M. Silver [1984], sensiblement différent, nous semble plus général car il se réfère au problème plus fondamental pour une économie en croissance de l’incertitude. Une innovation correspond à l’introduction de quelque chose de qualitati- vement nouveau. Les activités complémentaires non similaires devront être également, dans le cas d’une innovation systémique, qualitativement nouvelles. Si l’on suppose que la valeur économique attendue de l’innovation est fortement incertaine, l’asymétrie des anticipations des acteurs va être relativement importante, et l’acteur-innovateur a une probabilité relativement élevée de ne pas trouver d’acteurs engagés dans les activités complémentaires nécessaires partageant sa « vision du futur ». Plus précisément, les acteurs potentiels avec lesquels il doit coordonner son activité innovante demanderont probablement un prix élevé pour couvrir les risques afférents aux investissements dans les actifs spécifiques nécessaires à la modification de leurs activités. L’acteur- innovateur sera incité à s’engager dans les différentes étapes du processus, même si celles-ci sont non similaires, si les coûts liés à l’intégration sont inférieurs aux coûts liés à la coordination externe, cette configuration étant d’autant plus probable que l’innovation est radicale105.

Ces arguments transactionnels peuvent être combinés à un argument proche, relevant

105 « In my scenario, the entrepreneur does not « do it himself » in order to keep the profitability of good

X a secret (...). Just the opposite is the case ! The innovator would prefer to concentrate his managerial ressources narrowly on X. His problem is that he cannot, at reasonable cost, convey his implausible « se- cret » to those with the technical capabilities needed to produce the required operations at the lowest

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de problèmes cognitifs : l’acteur innovateur sera contraint d’intégrer les étapes non pas parce que les anticipations des autres acteurs sont divergentes, mais parce qu’aucun acteur ne dispose des compétences complémentaires qualitativement nouvelles néces- saires.

Ces différents éléments permettent d’avancer une proposition théorique intéressante (R. Langlois & P. Robertson [1995]) : au fur et à mesure de son évolution, l’acteur- innovateur va accumuler des compétences spécifiques non transmissibles, ce qui tend à réduire les problèmes d’opportunisme et d’appropriabilité. Dans le même temps, si les anticipations de l’acteur-innovateur sont validées par le marché, les asymétries vont diminuer et ce d’autant plus que les possibilités d’utilisation de l’innovation vont se développer. Le problème d’incertitude va donc également se réduire. Pour ces diffé- rentes raisons, l’acteur-innovateur va pouvoir se recentrer sur l’ensemble des compé- tences sur lequel est fondé son avantage compétitif, et externaliser les activités qui repo- sent sur des ensembles de compétences dissemblables, la forme de coordination dépen- dant ensuite de l’étroitesse des besoins de coordination106.

Ceci est bien sûr un cas extrême, qui suppose une ‘radicalité’ très forte de l’innovation, pour qu’aucune compétence complémentaire n’existe ou, si elles existent qu’aucun ac- teur ne veuille s’engager aux côtés de l’innovateur.

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